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<< Enfin, voici mes Songes philosophiques arrivés. Lisezles, vous qui vous intéressez à mes travaux et dont un regard suffit pour m'encourager. Le dernier Songe est une galerie de portraits. Je me suis plu à dessiner les philosophes modernes que j'aime et que j'estime. J'ai cru que tandis que l'imbécile satire élevait une voix féroce contre nos grands hommes, il serait permis à une âme reconnaissante de répéter une partie des éloges que la Nation leur distribue. Je n'attendrai pas leur mort pour leur offrir mon grain d'encens. Est-ce être flatteur que d'être juste de leur vivant? Je ne le crois pas. J'aurais plus dit sur celui d'entre eux qui m'est le plus cher et qui m'honore de son amitié, mais j'ai voulu laisser à mon cœur le plaisir de penser secrètement plus que ma plume n'a exprimé ».

Si Thomas semblait un instant cesser d'écrire, Mercier l'interrogeait, le pressait de flatteuses remontrances. « Je ne vous cacherai pas que l'on commence à murmurer de votre silence. Vous êtes un de ces écrivains dont on compte les ouvrages et dont on sollicite les travaux ». Annonçait-on un nouveau panégyrique, quel transport à l'idée d'être présent le 25 août 1770 à la séance solennelle de l'Académie et d'entendre louer Marc-Aurèle par la seule voix digne d'évoquer cette grande mémoire! Et quand enfin il eut sous les yeux les œuvres complètes de Thomas, pour le coup, Mercier jeta la plume, tout au bonheur de lire. J'imagine aussi qu'il ne fut pas médiocrement fier certain jour où, par cette même bouche honorée, retentirent en pleine Académie encore ses propres, ses chères idées sur l'homme de lettres citoyen. Cela se passait le 6 septembre 1770 et pour la ré

1. Et qu'eût-il pu dire de plus? « Six couronnes brillantes ornaient son front, toutes faites pour l'immortalité. La flamme généreuse de la vertu brillait dans ses écrits et leur donnait cette force et cette chaleur qui ne sont que le partage de ceux qui la chérissent pour ellemême. La noblesse et l'élévation de son âme s'imprimaient à chaque ligne que sa main traçait; il jouissait de l'estime publique, il la méritait, et il avait pour amis ses rivaux, ses admirateurs et son siècle. » Songes phil., 400-401.

2. Lettre inédite à Thomas, 22 juin 1768.

3. Lettre inédite du 10 juillet 1770. Voir à l'Appendice.

4. Voir la lettre du 16 août 1770. Ibid.

5. Voir celle du 21 mai 1773. Ibid.

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ception de Brienne, archevêque de Toulouse. Il y eut quelque scandale, un des quarante, l'avocat-général Séguier, venait justement de sévir contre le Système de la Nature, de d'Holbach', et Thomas reçut défense d'imprimer l'imprudent discours. Mais ce modeste simulacre de persécution dut le hausser encore dans l'estime de l'enthousiaste Mercier.

Dans la fièvre de la production, nous voyons celui-ci enfin réclamer, provoquer, accueillir avidement les avis de ce. conseiller d'élection. Tout adonné au premier en date des écrits qui firent sa renommée, il termine par ces lignes la lettre précitée du 22 juin 1768 : « Je travaille au long rêve de l'An deux mille quatre cent quarante. J'ai déjà mis à profit plusieurs de vos idées, et je ne manquerai pas de vous remettre l'ouvrage pour en recevoir d'autres qui m'enflamment d'un feu nouveau. Aimez toujours celui qui aime la philosophie ». D'autres fois, il parle théâtre, expose ses doctrines, soumet le plan de ses drames, fait son profit des objections qu'ils soulèvent. Nous aurons à y revenir. Ces lettres m'ont paru mériter d'être recueillies. On les trouvera in extenso à la fin de ce volume.

C'est également en ces années de jeunesse que Mercier et Letourneur commencèrent de contracter une étroite et fidèle amitié qui dura vingt-cinq ans et ne fut rompué que par la mort du dernier. Le nom de celui-ci revient souvent dans les lettres à Thomas. Cette longue liaison avec le traducteur d'Young et de Shakespeare fut loin de rester étrangère à la curiosité ardente dont notre auteur, comme nous ne tarderons pas à le voir, se prit de plus en plus pour la littérature anglaise.

En 1770 seulement, dans les derniers jours de juin, JeanJacques Rousseau revint se fixer à Paris. A quelle date Mercier le vit-il pour la première fois, c'est ce que l'on ne saurait établir exactement. Mais selon toute vraisemblance, il ne différa guère, et leurs relations devaient déjà durer depuis quelque temps à l'époque où parut, en 1773, le Nouvel Essai sur l'art dramatique, composé, de l'aveu de

1. Corr. litt., Ix, 125.

2. Lettres des 10 juillet et 16 août 1770.

Mercier, sous l'inspiration du philosophe'. Le cœur battant, il gravit l'escalier de la rue Plâtrière. «De quelle douleur profonde, s'écrie-t-il, ne fus-je pas pénétré, lorsque, me trouvant en face de l'auteur d'Émile, je vis que ce fameux écrivain était malade du cerveau! Je soupirai lorsque je l'entendis me parler de ses chimériques ennemis, de la conspiration universelle formée contre sa personne, et je me disais tout bas, les larmes de compassion me roulant dans les yeux : « Quoi! cet homme que j'ai tant admiré est un maniaque! »... Oui, J.-J. Rousseau, mû par une imagination trop ardente et plein d'un orgueil inconnu à luimême, s'imaginait voir autour de lui une ligue d'ingénieux ennemis qui avaient déterminé les décrotteurs à lui refuser leurs services, les mendiants à rejeter son aumône et les soldats invalides à ne pas le saluer. Il croyait fermement qu'on suivait tous ses pas, qu'on épiait tous ses discours et qu'une foule d'émissaires, sentinelles assidues, étaient répandues dans toute l'Europe pour le dénigrer, tantôt dans l'esprit du roi de Prusse, tantôt dans l'esprit de la fruitière, sa voisine, qui ne se relâchait du prix ordinaire de la salade et des poires que pour l'humilier. Tel je l'ai vu, et je dois cet hommage à la vérité, car son caractère est devenu un problème il ne l'est pas pour moi. J.-J. Rousseau, dans sa vie privée, était attaqué d'une manie folle et d'autant plus incurable que son extérieur demeurait toujours calme et tranquille' ».

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Mercier, toutefois, eut l'art ou le bonheur de désarmer cette défiance proverbiale. Maintes anecdotes, maints souvenirs qu'il rappelle témoignent d'une liaison suivie et assez familière. Par exemple, le récit d'une promenade où tous deux, cheminant au long des quais, rencontrèrent un charbonnier nègre, et Jean-Jacques aussitôt de se récrier d'aise à cette heureuse convenance de l'homme et de l'emploi. Ou encore certain incident comique survenu au Palais-Royal, un jeune étourdi de la connaissance de Mercier, prenant le citoyen de Genève pour un tailleur, puis, une fois revenu de son erreur, le dévisageant avec insistance,

1. De J.-J. R., II, 150-151.

2. T. de P., vii, 131-132. 3. Ibid., 1x, 171.

au grand déplaisir de celui-ci. L'ombrageux philosophe prenait plaisir à la présence, à l'animation, à l'abondance de langage de son jeune visiteur. Il aimait à se faire arconter par lui les miracles des convulsionnaires dont Mercier, dans sa curiosité universelle, était amplement instruit. Il le mettait sur le chapitre de l'abbé Prévost et, d'une oreille attentive, écoutait la description enthousiaste de certain voyage à Chantilly, voyage inoubliable '. L'épanchement ne manquait pas à ces entretiens. Mercier, sortant un jour, en 1775, d'assister à une séance de l'Académie, venait raconter à Rousseau qu'on y avait fort disserté sur le Projet de Paix perpétuelle renouvelé par lui de l'abbé de Saint-Pierre; Jean-Jacques alors répliquait, livrait le fond de sa pensée. Les guerres des nations devaient succéder à celles des rois et elles seraient plus rares, mais les guerres de plume, ajoutait-il en forme de boutade, ne cesseraient jamais. Il soutenait aussi cette opinion que Mercier a faite sienne et défendue avec chaleur, à savoir que les guerres civiles ont du bon, car elles trempent les âmes. Rien de semblable, assurait-il toutefois, n'était à redouter pour la France'.

Le disciple se réjouissait encore à entendre le maître de son choix parler dédaigneusement des académies. Rousseau « trouvait que l'homme de lettres était plus fort lorsqu'il était isolé, que ses compositions en devenaient plus grandes et plus originales, parce qu'il n'avait plus rien à sacrifier à une opinion toujours dominante dans une étroite enceinte et qui tue insensiblement l'audace et la fierté du génie. Il répétait quelquefois cette pensée de Young que je lui avais apprise : « Comment se fait-il qu'étant tous nés originaux, nous mourions presque tous copistes ? » Toutes /idées qui suscitaient ou confirmaient celles de Mercier, et dont son esprit s'emparait avidement. Lui-même alors donnait un libre cours à ses hardiesses qu'un sourire bienveillant encourageait. Rousseau, dit-il, « souriait de mes hérésies littéraires et il y trouvait quelquefois du bon sens.

1. De J.-J. R., 1, 257.

2. Ibid., 11, 170.

3. lbid., 11, 152.

4. Ibid., 11, 210-211.

5. lbid., 11, 173.

Grand admirateur des vers de Voltaire, il aurait voulu en faire comme lui, je l'en plaisantais',..... mais pour poète, il l'était un peu plus, je crois, que Saint-Lambert ou l'abbé Délille *. >>

Le hasard d'un entretien amena un jour Jean-Jacques à développer devant son fervent auditeur le sujet d'un roman à faire, sujet bizarre, mais neuf et pathétique, et il lui proposait de se mettre à l'œuvre. « On devine bien, proteste Mercier, que cette offre fut reçue comme un compliment et qu'on laissa à Rousseau à exécuter, s'il le voulait, ce que Rousseau avait conçu 3. » Ce jour-là, le philosophe sentait plus vivement que de coutume le poids de la vieillesse qui lui était odieuse parce qu'« elle nous environne d'erreurs, de misères et de terreurs, qu'elle éteint nos affections et les concentre en nous-mêmes, qu'elle commande enfin à l'avenir de nous saisir. » Et après un silence, il ajoutait « Je n'aime point un vieillard la plume à la

main ».

De son regard vigilant et tendre, Mercier suivait sur ce beau visage altéré le passage des émotions brusques qui s'y peignaient si douloureusement. Ce n'est pas seulement lors de la première entrevue qu'il distingua l'égarement fatal. « La crainte perpétuelle de l'humiliation le tyrannisait tel était le faible de son orgueil délicat et profond qu'une moquerie suffisait pour troubler sa tête. Son regard soupçonneux épiait sans cesse dans les yeux ce qu'on pensait de lui, et le moindre geste ou le moindre sourire qui ne s'accordait point avec sa pensée actuelle le perçait jusqu'au fond de l'âme il éprouvait des douleurs morales inconnues aux autres hommes. Nous l'avons vu passer tout à coup d'un mouvement de joie à la plus sombre tristesse, être heureux et malheureux dans l'espace de trois minutes, sans que rien eût paru changer autour de lui: son imagination effarouchée

1. « Il est de fait, écrit encore Mercier, que J.-J. Rousseau a rempli presque une armoire de vers adressés au Mercure de France, je connais son écriture comme la mienne. Eh bien! cette plume si vivante dans la prose s'éteignait totalement dans la mesure des vers. »> Fragment inédit. Papiers de M. Duca.

2. De J.-J. R., 1, 248.

3. Ibid., 1, 247.

4. Ibid, n, 166.

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