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propagande. Qu'importent aux prosélytes les hardiesses dogmatiques? C'est l'esprit qui les entraine. Mercier s'attache avec passion au philosophe des Idées singulières, car le même souffle d'avenir qu'elles respirent, à ce qu'il croit, est celui qui soulève sa propre philanthropie. Il n'est pas certain, au surplus, que, vers la fin de sa vie, les extravagances de doctrine où nous le verrons tomber n'aient rien dû à l'exemple de Restif; mais, en tout cas, et dans les jours qui décidèrent de leur liaison, les Idées singulières ne lui furent point une pierre d'achoppement. Sans le tenir à sa merci, le cœur eût pourtant étouffé les murmures du jugement.

Mercier ne savait pas se donner à demi. Nous le voyons entrer de plein zèle dans les intérêts de Restif, se faire une affaire personnelle des affaires de son ami. Celui-ci était au plus mal avec son gendre, Augé, un odieux personnage. Sur quoi Mercier lui écrit : « Je ne saurais vous dire combien je suis affecté de ce que vous me dites, concernant l'ennemi de votre famille, mais n'y a-t-il pas des lois? Rendez plainte; poursuivez cet indigne. Les lâches sont timides; ne ménagez pas un homme de cette espèce; je vous trouverai un avocat qui entend ces matières et qui le mènera comme il le mérite. Le secret d'intimider les méchants, c'est de les menacer. J'irai vous voir sous trois jours et causer avec vous de vos affaires. Tous mes amis sont les vôtres et nous ferons une cause commune1. »

Tous ses amis, en effet, Mercier entend bien les donner à Restif. Il y en a un qui a un vif désir de le connaître, l'acteur Granger, « l'exprimeur du sentiment », et on prend rendez-vous à plusieurs reprises pour une entrevue. Justement Restif destine un drame à la Comédie-Italienne; car il fait des drames, lui aussi, des drames selon la formule de Mercier, avec des titres pleins de promesses pathétiques : Les fautes sont personnelles ou Sa mère l'allaita; et c'est un nouvel orgueil, une nouvelle ivresse pour Mercier, qui lui écrit, dépouillant toute rivalité d'auteur: « Soyez sûr, monsieur, que j'aurai de la joie à voir sur mon théâtre une pièce de votre façon. Si vous vous fussiez livré à ce genre, vous nous auriez écrasés tous. Je jouis des productions d'autrui,

1. Contemporaines (2′ édition), xx11, lettre 160, 8 juin 1786.

vous le savez. Montrez-vous dans cette carrière, effacez, car il faut être bref, ou bien l'on effacera pour vous. Quand me lirez-vous votre pièce1?» Le conseil ne fut pas assez suivi, apparemment. Malgré les éloges donnés au style, qu'on trouva énergique et naturel (!), la bonne volonté du comité de la Comédie-Italienne ne put faire mieux que de recevoir à correction Sa mère l'allaita', et la fortune dramatique de Restif s'en tint là. Il ne demeurait point, d'ailleurs, en reste de bons procédés s'il lui fallait choisir un exemple de pièce attachante et morale, digne de faire fondre en larmes les honnêtes gens, c'est une représentation de l'Habitant de la Guadeloupe qu'il décrivait, et quand la Maison de Molière succomba devant le public du Théâtre-Français, il ne manqua pas d'en accuser la cabale'.

Les deux noms de Restif et de Mercier deviennent inséparables: le public s'accoutume à les associer dans ses jugements, et l'on ne voit guère de société où l'un fréquente sans l'autre. Ils se réunissent de compagnie chez le docteur Guillebert de Préval, un praticien sans préjugés que la Faculté de Paris avait rayé de son tableau, à la suite de la scandaleuse expérience faite par lui-même, en public, d'un spécifique de son invention: fâcheuse connaissance, à tout prendre, où l'on ne peut s'empêcher de trouver que Mercier pratiquait l'éclectisme à l'excès. Ce Préval, certain jour, les invita tous les deux à diner chez lui avec Rivarol', et la rencontre ne dut pas laisser d'être piquante si le célèbre railleur, d'une part, et Mercier, de l'autre, avaient encore sur le cœur le souvenir de certaines aménités réciproques. Quand Restif, fort ombrageux, nous le savons, à l'endroit des curiosités importunes, se laissa entraîner chez les faux académiciens de Picardie, Mercier était de la partie, et c'est à lui qu'il eut recours, lorsque, sollicité par l'éclat d'une réputation précoce, il tenta de pénétrer chez la jeune baronne de Staël, où Mercier, à la vérité, et bien qu'il fût fort glorieux de son ami, se faisait prier pour l'introduire. Restif en revint, nous assure-t-on, transporté d'admiration, d'a

1. Ibid., xxi, lettre 152.

2. Le 26 avril 1787. Arch. de la Com. It. (Bibl. de l'Opéra).

3. Nuits de Paris, Iv, 898; xi, 2980.

4. Contemporaines, xxi, lettre 168, 30 juin 1786.

mour et d'enthousiasme1, sans que nous sachions rien de plus de leur passage à tous deux dans ce salon célèbre'.

VI

De trop bonne heure, en revanche, une maison leur manqua, où ils avaient, l'un et l'autre, reçu grand accueil. Brusquement le silence se fit, un jour de printemps, dans l'hôtel de la rue des Champs-Élysées, et la nouvelle se répandit que le 10 avril' de la présente année 1786 un carrosse avait enlevé le fantasque et facétieux Grimod de la Reynière, pour le conduire en vertu d'une lettre de cachet, au fond de la Lorraine, à l'abbaye de Domèvre, dont les portes se refermèrent sur lui le 16 du même mois. Une nouvelle incartade, à la suite de tant d'autres, provoquait la catastrophe qui mit fin à l'ère des Déjeuners philosophiques. Grimod, qui s'était habitué à voir dans tous les caprices de

1. Notice de Cubières sur Restif publiée en tête de la Bibliographie des œuvres de ce dernier par P. Lacroix, p. 27.

2. C'est, je le rappelle, la future Mme de Staël, qui s'était chargée, à Lausanne, en 1784, de lire au prince Henri de Prusse les vers composés à son intention par Mercier. Les relations de celui-ci avec Mme Necker remontaient, d'ailleurs, plus loin. Parmi les papiers de M. Duca se trouve une lettre par laquelle elle le remercie de lui avoir envoyé sa traduction de la Boucle de cheveux enlevée. Or, nous savons qu'il en donna une nouvelle édition en 1778. Des termes de ce gracieux billet, il est permis d'inférer que Thomas, leur ami commun, avait dû les mettre en rapport. Comme cet échange de politesses est, d'ailleurs, la seule trace qui nous soit restée de leur commerce, il n'y a pas d'apparence qu'il ait été poussé jusqu'à l'amitié.

3. La veille, Grimod, par un billet que j'ai sous les yeux, priait instamment Mercier de venir diner chez Beaumarchais ou il était chargé de le convier. Nous savons que notre philosophe n'était pas des mieux disposés pour l'auteur du Mariage de Figaro, et il allait le faire voir dans un des derniers volumes du Tableau. Sagissait-il de regagner ses bonnes grâces en feignant de ne les avoir jamais perdues? Le ton de Grimod semble bien être, en effet, celui d'un médiateur officieux : Comptant sur votre amitié, j'ai donné ma parole. C'est à vous, mon cher confrère, de m'apprendre si j'ai trop présumé de mes propres forces. Si vous avez, comme je le crois, beaucoup d'attachement pour M. de B. et un peu pour moi, voici l'instant de le prouver en quittant tout, montant dans la voiture que je vous envoie et vous laissant conduire. » Qu'advint-il de la démarche ? Au langage de Mercier, on a pu juger plus haut qu'en tout cas il ne se laissa point radoucir.

sa fantaisie autant d'exercices d'un droit légitime, venait de publier, sous un nom d'emprunt, un factum où il tournait en ridicule le poète Saint-Ange. Celui-ci ayant porté plainte, l'ordre des avocats s'émut et menaça d'exclure le coupable du barreau. Gros scandale que la famille alarmée se hâta de prévenir, au moyen d'un ordre du roi sur les suites duquel l'infortuné Grimod put méditer à loisir pendant plus de deux ans. Ainsi il poussait jusqu'à la captivité cette ressemblance grotesque avec Mirabeau que nous avons remarquée en lui comme un des caractères les plus singuliers de son esprit de révolte.

La détention de Domèvre nous a valu, de sa part, une série de lettres fort curieuses adressées à Restif' et qui témoignent une fois de plus de l'ascendant rare que ce dernier avait su prendre sur ses amis, du respect, de la soumission qui se marquait dans leur attachement. En lui, le prisonnier a placé tout son recours : il tend les bras vers cet ami réveré et l'invoque dans sa détresse. Il le prend à témoin de la violence qu'on lui fait, de la dureté persistante de ses parents, du refus d'indulgence qu'ils opposent à ses gages réitérés d'amendement. Souvenirs et confidences abondent dans ces pages où Grimod déclare avoir si bien dépouillé le vieil homme qu'il ressemble désormais à tout le monde, «< lui qui se piquait de ne ressembler à personne ». Il est à bout de ressort, d'énergie et d'ambition; il forme pour le temps de la délivrance des plans d'existence champêtre où Restif est naturellement compris; il le met de moitié dans tout ce qu'il éprouve et désire, lui donne des louanges enthousiastes, et, en même temps, il ressent les peines de celui-ci, l'encourage et le console. Il y a entre eux une étroite intelligence de cœur, des secrets partagés et des manies communes. Restif, dans ses longues promenades nocturnes, ne manque jamais de graver sur les parapets de l'île Saint-Louis les dates mémorables de sa vie. Grimod, qui le sait bien, lui délègue le soin d'y ajouter ses propres inscriptions; par là, lui aussi, en dépit de l'éloignement, il continuera de faire acte de présence. Toutes de chaleur et de sincérité, ces lettres, en somme, sont honorables pour qui les écrivit et pour qui les reçut.

1. Elles sont publiées à la fin des t. XXVII ȧ XXX des Contemporaines (2• édition) et du t. V du Drame de la Vie.

Mercier, non plus, n'est pas absent de la correspondance où il figure surtout par les excès d'un zèle inconsidéré. Il se mêle de faire sa petite enquête sur les malheurs de Grimod, il imagine que celui-ci pourrait bien avoir été desservi, trahi par son secrétaire Barth; et Grimod, qui n'en croit rien, laisse percer un peu d'humeur à l'endroit de cette sollicitude exagérée. De même encore, Mercier a ses idées sur les meilleurs moyens curatifs à employer envers l'exilé de Domèvre; il entend voyager avec lui, se constituer son mentor et il a fait goûter le projet aux parents. Mais l'objet de cette vigilance regimbe désespérément, il est à court de patience, les longs mois de sa captivité lui pèsent plus de régime, c'est la liberté qu'il lui faut.

Si Mercier a l'amitié un peu bien importune, il fait mieux, toutefois, que de la dépenser en paroles et en écrits. Que vient-on d'apprendre à Domèvre vers la fin du printemps de 1787? Qu'il se mettra dans quelques semaines en route pour l'Allemagne et s'arrêtera chemin faisant afin de visiter le reclus. Voilà, en fait de souvenir et de dévouement, qui n'est ni mince ni banal. Du coup, il règne une grosse émotion dans l'abbaye où Grimod a fait la conquête des bons pères et d'où l'on rend de si bons comptes de sa conduite. M. le Général sera tout réjoui de voir de près le Parisien célèbre. « Il prise beaucoup ses ouvrages et a le plus grand désir de connaître sa personne. » Mercier peut compter qu'on fera l'impossible pour le retenir, et Grimod, de son côté, tout remué à l'idée de se retrouver avec un compagnon du passé, éprouve un orgueil délicat à faire les honneurs du voyageur. On jugera de lui par ses amis et il gagnera encore dans l'opinion de son entourage. « Il me semble qu'au milieu de mes folies, j'ai eu l'instinct de les bien choisir, et si je vaux quelque chose, c'est par eux seuls. » Les mois s'écoulent pourtant, on a beau interroger l'horizon pas de Mercier. Que fait-il donc, lui qu'on s'apprête à recevoir «< comme un ange descendu du ciel? » Grimod dépité murmure déjà qu'on se moque de lui et qu'on l'oublie. Enfin l'automne amène le retardataire. Il passe dix jours pleins en septembre 1787 à l'abbaye où on lui fait fête et ne se dégage qu'en promettant de s'y arrêter encore deux mois plus tard, à son retour. On le suit en esprit durant sa course. Tel jour il était à Francfort, tel autre il sera

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