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près, qui est l'âme de l'un et qui est absente de l'autre ; encore la différence profonde qui existe entre eux de ce fait s'anéantissait-elle alors, nous l'avons vu, dans la similitude de jargon et de dehors qui permettait de confondre la sensualité avec la sensibilité. Pour le reste, c'est la même jalousie d'indépendance et la même originalité d'intention faussées et paralysées par la même conception restrictive de l'art et de la morale.

Ces deux hommes si bien faits pour s'entendre ne se connaissaient pourtant pas encore lorsque le Journal de Neuchâtel publia au mois d'octobre 1781 un long et enthousiaste article sur les Contemporaines, où Restif crut reconnaître la main de Mercier. L'esprit de l'apologie, le choix des éloges et la nature des arguments prouvaient qu'on l'avait compris et qu'on sentait comme lui. On s'y échauffail fort sur l'excellente inspiration de ces nouvelles qui redressent les idées erronées des femmes du temps, les rappellent au sentiment des vrais devoirs et des vraies fonctions de leur sexe et leur montrent le secret du bonheur dans le mariage. A l'appui de quoi, on prenait parti contre les dégoûtés qui affectent de mépriser le roman comme un genre frivole, on leur représentait que les leçons gagnent à être mises en action; on justifiait l'invraisemblance prétendue de récits qui ne pouvaient réussir à frapper les lecteurs qu'en sortant du commun, on expliquait, au reste, que les événements rares ne cessent pas pour cela d'être vraisemblables, quand personnages et circonstances ne se comportent point au rebours du naturel; on se répandait en éloges sur le style, qui ne brillait point par les qualités chères aux académies, mais qui avait le mérite de s'ajuster aux idées de l'auteur, qui les rendait avec énergie et précision; par dessus tout, on faisait profession publique de la plus haute estime pour un homme de lettres qui savait donner à penser: inégalité, bizarrerie, infractions au goût, qu'était-ce au prix du génie? et Restif avait du génie. On ne l'absolvait pas moins fièrement du reproche d'indécence; c'est de fausse délicatesse seulement qu'il manquait, il était vrai et sain comme doit l'être un livre de médecine; ayant affaire à des plaies morales, il les mettait à nu pour les panser1.

1. Article reproduit dans le t. XVII des Contemporaines (2e édition).

Mercier était-il en réalité l'auteur de l'article? Il semble que non. D'abord ces pages sont signées d'un C. comme toutes celles que Chaillet donnait au journal. Certaines habitudes de style, en outre, et notamment l'usage des citations latines trahissent la plume de ce dernier. De plus, on y parle à la troisième personne de Mercier dont on se fait une autorité'. Celui-ci pourtant se trouvait alors à Neuchâtel. Disposé comme nous savons qu'il l'était à l'égard de Restif, il y a lieu de présumer qu'il ne demeura point étranger à l'inspiration d'un panégyrique conçu selon son cœur. En se le laissant attribuer, en acceptant les remerciements de Restif, il avouait tout au moins une participation indirecte, assumait la responsabilité et le bénéfice des opinions émises. L'auteur des Contemporaines fut d'autant plus touché que ce reconfort lui vint à point, nous apprend-il, pour adoucir les << maladies du corps », les « peines d'esprit » et les << tourments du cœur » dont il était accablé. Il en prit occasion pour adresser à Mercier le 23 mars 1782 la curieuse lettre que voici et qui le peint tout entier :

Monsieur, ce n'est que d'aujourd'hui à trois heures que je me doute que je vous suis redevable et de l'extrait avantageux à l'excès du Journal de Neuchâtel et de l'envoi géminé de cet ouvrage. Je vous prie de vouloir bien accepter mes très humbles remerciements et l'assurance de ma gratitude. Ce n'est pas ma seule dette à votre égard : un article du Tableau de Paris où vous parlez du Paysan me pénètre de reconnaissance. » Suivent des confidences pleines d'expansion et de complaisance naïve sur les travaux qui l'occupent et le bien qu'il en pense. « Je fais actuellement une Paysanne. Je n'ai jamais rien lu à personne, vous le savez, mais si vous étiez à Paris, je vous prierais de l'entendre. Il y a dès le premier volume une soixantetreizième lettre qui m'a encore tiré des larmes à une cinquième lecture, j'étais suffoqué à la première. Cet ouvrage est plus fort dans un genre que le Paysan, et ce genre est la

1. « Je pense, comme M. Mercier, que nos littérateurs ont pris le parti commode de mépriser les romans parce qu'il n'en savent pas faire. » A la rigueur, ceci pourrait passer pour un artifice. Mais l'auteur dit plus loin que les Contemporaines ne manquent pas à la vraisemblance, ajoutant : « le Paysan Perverti, c'est autre chose. » Or, Mercier avait une admiration déclarée pour le Paysan.

bonhomie villageoise, la piété patriarcale, la tendresse maternelle, la dignité de chef de famille. Tout cela est exprimé dans les lettres d'une Paysanne dans un style simple, mais nombreux, et si naïf qu'il fait quelquefois sourire. Il s'y trouve moins de raisonnements que dans le Paysan; les traits y sont plus rapides, les passions plus approfondies. La dernière lettre est digne d'Young ou de Shakespeare..... J'ai écrit la moitié de cette production, l'œil voilé de larmes. >>

Après quoi, il s'étendait, sans plus de fausse modestie, sur les autres ouvrages où s'appliquait en même temps son activité vraiment incroyable, sur la suite des Contemporaines, sur Monsieur Nicolas, son favori, déjà commencé, sur la série de ses Idées singulières et sur le Hibou philosophe, qui ne devait jamais paraître, mais dont la substance composa les Nuits de Paris. Ce Hibou philosophe, il se plaisait à en faire part à son correspondant, procédait d'une inspiration assez semblable à celle de Mercier. « Les titres ressemblent beaucoup à ceux de votre excellent l'ableau de Paris, mais la manière est différente, et quelquefois la matière. C'est un homme exalté qui se promène la nuit et qui décrit le jour les abus dont il a été témoin. Je me promets de ne toucher à cet ouvrage qu'après vous l'avoir montré. Il est susceptible de bien des corrections; c'est le plus brusque de mes ouvrages, le plus emporté, le plus moral et le plus sérieux; ni les choses, ni les expressions n'y sont ménagées. Les vices y sont attaqués à la Juvénal'. » Ayant prouvé de la sorte qu'il n'entendait rien rabattre de la bonne opinion que Mercier avait conçue de lui, l'auteur de cette surprenante épître s'avisa toutefois qu'il s'était réservé tous les compliments et il ajouta un post-scriptum, cité plus haut, où il en accorde une petite part aux drames de son admirateur.

La lettre fut longue à parvenir. Quand Mercier la reçut, il était, pour un temps, de retour en France. Il y fit aussitôt la réponse la plus empressée. « Ce 31 août 1782. Monsieur, je n'ai reçu votre lettre qu'il y deux jours. Dans cette grande ville, les jours passent sans qu'on s'en aperçoive. J'ai à vous narrer l'historique de vos grands succès dans toute la

1. Lettre insérée sous le n° 64 à la fin du t. XIX des Contemporaines (2o édition).

Suisse. Votre nom y est devenu l'égal des plus grands noms, et moi, je ne m'en étonne point. Il y a longtemps que j'ai pensé que, du côté de l'invention, du génie et de la fécondité, personne ne vous égalait. Je suis malade, je sors peu, je demeure au Grand Montrouge, près le château. Faitesmoi l'amitié, ou de venir m'y voir, ou de m'indiquer le jour et le lieu où je pourrais vous voir et vous renouveler les sentiments d'estime et d'attachement que je conserverai toujours1. >>

Tel fut le début de relations étroites et constantes où Mercier, pour sa part, ne devait rien perdre de la ferveur de ses premiers sentiments. Il y demeura fidèle toute sa vie en dépit de mainte ingratitude signalée. Si récentes qu'elles fussent à l'époque dont nous parlons ici, l'éloignement où il demeura encore pendant quelques années ne les altéra point, et, s'il ne nous est pas resté de lettres de cette période, nous avons, dès le retour définitif de Neufchâtel, des preuves abondantes du commerce affectueux qu'il entretint aussitôt avec Restif. Malade, empêché de le voir, il lui écrit « J'ai reçu deux lettres de Mesdemoiselles vos filles que je conserverai toute ma vie, non parce qu'elles me louent, mais parce qu'elles me viennent d'elles et qu'elles ont hérité de l'âme de leur père'. » Celui-ci, que l'excès de modestie n'incommodait pas, venait-il pourtant à montrer quelque confusion d'un zèle si ingénu, Mercier repartait de plus belle : « Vous me demandez, monsieur, pourquoi je suis juste. Parce que j'ai une conscience. Je vous ai lu et je sais lire. Mes confrères ne savent pas tous lire : ils lisent en auteurs; je lis en qualité d'être sensible et qui demande d'être remué. Je l'ai été cent fois en vous lisant, et, de plus, vous m'avez donné des idées que je n'aurais pas eues sans vous: voilà le fondement de mon estime, et de là à l'aveu public, il n'y a qu'un pas'. » Ce peu de lignes nous livre tout le principe et tout le sens de cette amitié exaltée. Des idées que je n'aurais pas eues sans vous ceci va au delà de ce qu'on doit à un confrère et dépasse l'expression d'un simple accord de vues. C'est l'hommage qu'on adresse à un directeur de conscience, à un père spirituel, et il y a bien 1. Ibid., t. XIX, lettre 65.

2. Ibid., xx, lettre 149, 11 mai 1786. 3. Ibid., lettre 152.

quelque chose de semblable dans le dévouement que Restif inspire à Mercier.

Restif appartient comme lui à la tribu des entreprenants et il remplit l'orgueilleuse conception que Mercier s'est faite de l'homme de lettres. Il étend à toutes les idées et à toutes les institutions l'exercice de sa libre critique. Par droit de littérateur, il donne des lois à toutes les provinces de l'opinion. On ne l'intimide ni ne lui impose, il ne se laisse prescrire aucune borne par le préjugé ou la coutume, ni par rien de ce qu'il confond dédaigneusement sous ces noms, soit, par exemple, la compétence acquise et l'expérience pratique. Il a l'intrépidité des législateurs de cabinet ses plans sont prêts, sur quelque objet que ce soit, et ils concourent à faire régner la vertu sur la terre par des moyens infaillibles. Il a dressé les statuts de la félicité universelle par la suppression de la propriété individuelle et le principe d'une judicieuse sélection appliquée d'autorité aux mariages (l'Andrographe). Ayant conçu, tout comme Mercier, l'idée grandiose d'un Théâtre instigateur et conservateur des bonnes mœurs, il a poussé l'effort du génie jusqu'à régler les prescriptions minutieuses moyennant lesquelles les comédiennes garderont la pureté de vestales requise par leur sacerdoce (la Mimographe). Sa vigilance tutélaire s'est ingéniée jusqu'à protéger les faiblesses des hommes en conjurant certaines de leurs plus funestes suites (le Pornographe). A quoi, en vérité, cette sollicitude infatigable ne s'est-elle pas étendue? A la réforme de l'orthographe (le Glossographe) et aussi à celle de la métaphysique. Il ne faudrait qu'un peu de bonne volonté pour démêler dans la Découverte Australe1 des germes de darwinisme. Cet esprit de système, à la vérité, imperturbable et hautain que Restif porte en toutes choses, semble mal s'accorder avec la circonspection impartiale et les réserves prudentes que nous avons maintes fois relevées chez Mercier, sur le chapitre de la politique et de la religion. Mais si fort que les raisonnements different, l'élan est le même. Mercier, en somme, trouve dans Restif un homme de sa race et de sa foi, un remueur d'idées, un agent d'excitation et de

1. En rendant compte de cet ouvrage, Métra le trouve peu propre à justifier la place distinguée » que « l'exagéreur M. Mercier » assigne de son chef à Restif « parmi nos gens de lettres ». Corr. secr., x11, 322.

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