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parlé dans le premier chapitre, et c'est précisément en 1788 qu'elle commença de paraître. A cette date, nous le verrons plus loin et on n'a aucune peine à l'imaginer, la politique s'emparait de toutes ses pensées. « Qu'importe, conclut mélancoliquement Fleury, de stimuler un parterre à celui qui va régénérer une nation »? C'est ainsi que la Maison de Molière, qui avait consommé la réconciliation du dramaturge et de la Comédie-Française, en demeura l'unique témoignage.

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La paix faite, Mercier néanmoins ne se départit pas de toute froideur. On le voyait peu au foyer. « Je n'aime point, disait-il en riant, à me trouver aux prises avec la clémence de Messieurs de la Comédie. » Et Fleury, qui rapporte ce propos, ajoute qu'il se dérobait moins à l'indulgence des comédiennes. « Cet auteur était bel homme, bien disant, et j'ai eu de bonnes raisons pour lui soupçonner de grandes occupations en dehors de la littérature. » Il faut qu'à ses autres qualités il ait joint une bien stricte discrétion, car on a beau fouiller ses papiers, rien ne s'y rencontre qui tire au clair cette galante réticence.

Les « grandes occupations » qu'on insinue là, il n'y aurait certes pas d'invraisemblance à le soupçonner de s'en être acquitté auprès d'une de ses plus originales contemporaines, la fameuse Olympe de Gouges. Ardente, et dans tous les sens du mot, la dame, à bon droit, passait pour l'être. Mais il faut, sur ce point, nous en tenir aux plus vagues conjectures. En revanche, on a de meilleures raisons de penser que, la trouvant engagée avec la Comédie dans une querelle toute semblable à celle qui l'avait tant échauffé naguère, Mercier ne refusa point sa plume à l'expression de rancunes où le demeurant des siennes trouvait encore de quoi se soulager.

Les débuts de cette femme avaient été ceux de la plus banale aventurière. Née à Montauban dans la maison d'un honnête boucher, mais en réalité fille adultérine de Lefranc de Pompignan, mariée à un modeste cuisinier de sa ville natale, Marie Gouze, femme Aubry, avait senti de bonne heure la démangeaison de destinées moins obscures. Elle s'évada, vint à Paris et, sous le nom plus reluisant d'Olympe

1. Ibid., 1, 466.

2. Ibid., 1, 434.

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de Gouges, fit à sa beauté une réputation aussi certaine que profitable. Puis ce fut le tour de l'esprit. On vit alors une belle métamorphose. La trentaine dépassée, cette jolie tête, bouillante, elle aussi, comme il convenait à un aussi riche naturel, parut soudain en mal d'invention. Des phrases en jaillirent qui prirent d'elle-mêmes la forme d'un, puis de plusieurs drames, Zamore et Mirza, l'Heureux Naufrage, l'Homme généneux, le Philosophe corrigé, etc. Le premier de ceux-ci, lu et reçu à la Comédie en 1784, se vit oublié dans les cartons d'où l'on eut, d'ailleurs, bien tort de le tirer, comme l'événement le prouva quand il fut représenté en décembre 1789, sous le titre de l'Esclavage des Nègres. L'auteur se démenait, sollicitait les gens de lettres, les attirait auprès de sa personne. « Elle avait des vapeurs lorsque, dans le monde, elle ne se voyait pas environnée d'auteurs et d'académiciens, non pas pour se laisser instruire par eux, mais pour en être entourée, pour jeter sur eux son éclat. Elle voulait les avoir à peu près comme un monarque a des gardes du corps'. » Plusieurs lui furent serviables. Elle connut Suard, Cubières, Palissot, Lemierre. On a une lettre flatteuse que lui écrivit plus tard Bernardin de SaintPierre. A la tête de sa cohorte, elle eût voulu surtout placer Beaumarchais qui se déroba. La flatterie y fut superflue. Une pièce qu'on lui soumit, le Mariage inattendu de Chérubin, était comme une manière de lui payer tribut. Mais il ne se gêna pas pour la trouver détestable, donnant ainsi, au jugement d'Olympe, une preuve de sa basse jalousie.

En Mercier, au contraire, elle trouva tout de suite son homme. Combien elle avait de quoi lui plaire! D'abord, elle n'était point du tout grammairienne, cette enfant de la nature, ce sauvageon que nulle culture littéraire n'avait déformé, et c'est de quoi elle persistait à se vouloir préserver. Rappelons le trait cité plus haut: s'il lui fallait un cortège de gens de lettres, ne pensez pas qu'elie « se laissât instruire. » Ne prétendait-elle pas, en 1790 encore, « savoir à peine épeler le français ?» Donc, une autodidacte qui prétendait n'écrire qu'à sa guise, une rebelle selon le cœur de Mercier. Puis elle faisait des drames et, comme lui, les remplissait de sentiments généreux, compatissants, humains.

1. Ibid., II, 86.

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Comme lui également, elle avait « des idées de l'autre monde>> et l'ambition de les inculquer aux gens de ce monde-ci. De ces idées, à la vérité, les principales, bien plus dignes d'examen qu'on ne pensait alors, sont celles qui ont fait d'Olympe de Gouges la première aïeule du féminisme français : elle se désola, parla de se jeter à la rivière, parce que la publication prématurée de la constitution de 1791 l'avait privée de ce complément nécessaire, par elle soumis trop tard au public la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne. On ne voit en aucun endroit que Mercier, pour sa part, ait été grand féministe. Au nombre des meilleurs progrès qu'il nous prédit pour la bienheureuse année 2440, figure la restauration de l'autorité maritale à la romaine. Car l'obéissance, prononce-t-il, est due à l'époux sans aucune restriction, et il est juste que celui-ci demeure maître absolu de répudier sa compagne1. Mais la hardiesse de l'un faisait sans doute un large crédit à la hardiesse de l'autre, car ils s'entendirent à merveille. Olympe de Gouges paraissait être « le frère cadet de Mercier ayant pris cornette et jupons »; et leur mutuelle ressemblance fut si notoire que celui-ci passait pour être le teinturier de celle-là.

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Cet emploi officieux, dans une circonstance au moins, et quoi qu'il en soit des autres, il dut réellement le tenir. En 1788, Mme de Gouges donna lecture au comité d'une pièce en cinq actes, Molière chez Ninon. Il y est question d'une fille de condition honnête qui abandonne la maison paternelle pour s'engager dans la troupe de Molière, mais le grand comique l'en dissuade et s'entremet obligeamment pour la marier. Nous reconnaissons là précisément certain épisode qui figurait dans la première édition du Molière de Mercier et qui fut retranché, on l'a vu plus haut, de la pièce telle qu'on venait de la représenter. Est-il bien téméraire de penser leurs relations étant connues qu'Olympe dut

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à Mercier, avec ce relief d'un de ses ouvrages, l'art de l'accommoder sur nouveaux frais? Molière chez Ninon l'emporte,

1. An 2440, m, 23. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il souhaitait aux femmes une culture intellectuelle qui les mit de niveau avec les hommes. Voir au chapitre premier un passage significatif du Bonheur des gens de Lettres. Je rappelle aussi qu'il ne pardonnait pas à Molière les Femmes savantes.

2. Mém. de Fleury, u, 103.

en effet, de si haut sur les autres ouvrages qu'elle a signés que la présomption semble bien près de tourner à la certitude.

On en peut dire autant du rôle secret qu'il tint probablement, dissimulé derrière Mme de Gouges, dans la polémique à laquelle il a été fait allusion plus haut et dont cette même pièce fut précisément l'origine. Les comédiens l'ayant repoussée en ajoutant à leurs votes force railleries, l'auteur s'en vengea par une préface et par une brochure, les Comédiens démasqués (1790). Jamais la digne femme n'a écrit de cette encre. Il y a là des scènes de comédie croquées au vif. Tant de prévenances dépensées en pure perte pour Molé! C'était lui pourtant, ce lecteur irrésistible, qui avait fait recevoir Zamore. Depuis, on s'était ravisé, on déclarait la pièce injouable, les acteurs répugnaient à se barbouiller de noir, en vain la conciliante Olympe offrait de s'en tenir au cuivré. Molé, pour peu qu'il s'y prêtât, ne viendrait-il pas à bout de ce mauvais vouloir? La dame de ses pensées souhaitait un bel oranger: elle l'eut. Lui-même ne dédaignait pas les fins morceaux, et Mme de Gouges se souvint à propos des belles dindes qu'on engraissait à Montauban, sa patrie. Cependant la dinde n'est qu'un bienfait éphémère, tandis qu'un Parnasse, en biscuit de porcelaine, installé en belle place dans le salon du roi des jeunes premiers!... Molé en agréa l'hommage et n'en demeura pas moins ingrat. Mais le plus piquant encore, c'est le tableau de la séance funeste qui vit immoler l'infortunée Ninon. Mit-on jamais patience d'auteur à pire épreuve? Cette maudite porte, obstinée à s'ouvrir avec un éternel grincement et que chacun, à son tour, allait fermer! Encore ne suffit-elle pas à tirer le gros Desessarts de son tenace, de son impertinent sommeil. Puis le dépouillement des bulletins, la défaite enveloppée de flatterie et de dérision. Ce récit était, d'après Fleury, un prodige de mémoire. Quelques traits y trahissent un ressentiment plus que féminin. Que d'oreilles il aurait voulu couper, cet écrivain bafoué qui oublie un moment son sexe! C'est Mercier qu'on croit deviner, donnant allègrement de sa personne encore dans un des derniers assauts, si près alors de faire brèche. Avec bien d'autres barrières, celles du tripot comique sont à la veille de succomber. Après tant de pamphlets, peut-être espéra-t-il qu'il serait le dé

cisif, cet épilogue apparent des Comédiens ou du Foyer1.

III

C'est dans le temps où la Fortune, cette capricieuse Fortune des gens de lettres, qui naguère avait été cruelle à Mercier, commençait de lui multiplier les gages d'une clémence déclarée, que celui-ci revint prendre domicile à Paris. Il était bien loin de ses premières tribulations et l'ironie n'avait plus si beau jeu avec lui. L'autorité lui venait avec le succès. Un beau jour, n'avait-il pas passé, lui aussi, à l'état d'initiateur, de chef d'école? En 1784 avait paru le premier tome d'un ouvrage anonyme intitulé Théâtre moral qui se réclamait hautement des doctrines de Mercier. On y montrait, dans un essai nouveau sur la comédie, qu'il faut de la morale partout et on enseignait l'art de s'en servir. On manquait de respect aux genres et on renouvelait contre les vieux comiques le reproche d'avoir trahi les mœurs; à l'appui de quoi on y proposait pour le Légataire Universel un dénouement nouveau qui se fût passé en place de Grève. Tous préceptes destinés à étayer deux pièces parfaitement illisibles, le Concours académique et l'Ecole des Riches. Le Journal de Paris ne cacha point combien il était scandalisé et remit sur le tapis la poétique de Mercier'.

Celui-ci répondit vertement de Neuchâtel : « Je ne sais pourquoi et comment mon nom se trouve cité malignement dans votre feuille du 21 mai, à l'occasion d'un ouvrage qui m'est étranger. Il me semblait que vous aviez sagement renoncé aux sarcasmes contre les gens de lettres, et voici que vous réimprimez une vieille et mauvaise plaisanterie. Si un honnête écrivain a reconnu dans mon Essai sur l'art dramatique des idées qui lui ont plu, il a pu avoir sa manière de lire, et cette manière pourrait être fort bonne, quoique opposée à la vôtre. On m'a toujours fait dire ce que je n'ai pas dit. Mon Essai est imprimé depuis onze ans : de grâce,

1. Voir, sur tout ce qui a trait à Olympe de Gouges, L. Lacour, Trois Femmes de la Révolution. Paris, Plon, 1900, et aussi Ch. Monselet, Les Oubliés et les Dédaignés. Charpentier, 1876, pp. 124 et suivantes. 2. Journal de Puris, 21 mai 1784.

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