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leurs, fut jouée excellemment. Dans le rôle du jeune libertin, Granger conquit tous les suffrages et, comme précédemment, il fut secondé en perfection par ses camarades Raymond (l'indigent), Courcelle (le notaire), Mlle Jullien (Charlotte). Mme Verteuil n'en était pas. La troupe nouvelle avait dès longtemps cause gagnée.

La Brouette du Vinaigrier était, parmi les ouvrages dramatiques de Mercier, le plus fréquemment représenté peutêtre, le plus familier à tout le monde, le plus assuré d'un bonheur constant et le plus fait, à ce qu'il semblait, pour réduire l'opposition au silence. Et, tout au contraire, elle trouva, lors de sa première représentation à la ComédieItalienne, la critique bien autrement acerbe que pour les drames qui l'avaient précédée. Le Mercure reprit la vieille querelle sur la poétique de Mercier et lui demanda permission de préférer aux siens les préceptes d'Aristote, d'Horace et de Boileau dont on n'attendait point, en cette affaire, le retour offensif. Il lui reprocha de louer publiquement et de donner en exemple une mésalliance, chose fort répréhensible en principe'. Le Journal de Neuchâtel, où ce n'était plus Grimod qui tenait la plume, fit le dégoûté, comme jadis Fréron, à propos de ce titre burlesque et bas, la Brouette du Vinaigrier, et se récria sur l'invraisemblance de l'aventure3. Cela, sans préjudice des reproches habituels de bizarrerie, des remarques sur la maladresse des ressorts, sur la confiance extraordinaire de ce vinaigrier qui ne met point un instant en doute le succès de sa démarche3. Meister renchérit encore. Il ne se tient pas d'indignation en songeant qu'un théâtre régulier emprunte les dépouilles des forains. « Les Comédiens Italiens n'ont pas craint de s'emparer de cette pièce, et leur parterre, presque aussi bien composé que celui des théâtres du boulevard, l'a reçu avec transport. Il l'a reçue, pour ainsi dire, comme un hommage que des comédiens pensionnaires du roi rendent à la noble école où s'est formé son goût. Molière en rit là-bas et Racine en soupire*. »>

à un homme de cette condition lui reprochèrent de se donner trop d'importance et de sortir de sa classe « pour trancher du premier magistrat ou du petit ministre », xx1, 204.

1. Mercure, 23 octobre 1784, 180-182.

2. Journal helv., 30 sept. 1784, 230.
3. Ibid. Journal de Paris, 13 oct. 1784.

4. Corr. litt., XIV, 61.

La mauvaise grâce ne donne que plus d'éclat à l'aveu. La Brouette réussit bruyamment à Paris, comme elle avait réussi en province, el les Mémoires secrets ne furent, pour leur part, que les interprètes du sentiment général en reconnaissant qu'elle avait paru gaie, que le comique de la situation n'y manquait pas et qu'elle servait fort bien les acteurs. Dès lors, bizarreries, trivialités et abus de morale hors de propos se trouvaient absous. Au baisser du rideau, on réclama l'auteur avec force applaudissements, et l'acteur chargé du rôle du vinaigrier, le s' Périgny, vint répondre que M. Mercier, absent de Paris depuis quelques années, résidait alors à Lausanne. Une bonne part du succès revint à cet acteur dont on loua beaucoup le naturel et le jeu plein d'onction'. Granger faisait le rôle sacrifié de Jullefort. La Brouette du Vinaigrier, représentée dix fois de suite, du 13 octobre au 10 novembre 1784, et constamment reprise dans la suite, demeura parmi les pièces préférées du public. Elle n'avait été reçue, il faut le noter, que moyennant certains changements préalables' qui donnent aussi la mesure des susceptibilités de l'opinion, en ce temps. Dans le texte primitif, Delomer, le négociant ruiné, hésite un instant entre les conséquences de la catastrophe et certains expédients déloyaux. Mais il importait de prévenir toute ombre de confusion entre le bien et le mal et il ne fallait pas qu'un homme chargé d'un rôle vertueux pût, à aucun moment, alarmer la sécurité des sympathies qu'il se devait attirer par fonction. Aussi, dans une édition corrigée, Mercier avait-il pris soin d'introduire un personnage nouveau pour remplir l'office de tentateur, et, le vertueux Delomer n'ayant plus dans l'aventure que le mérite de le repousser, l'estime des spectateurs cessa d'être en péril'.

1. Mém. secr., xxvi, 289. Périgny était un simple pensionnaire du théâtre où il ne poursuivit pas longtemps sa carrière. Une délibération du 4 juillet 1789 nous apprend qu'il dut entrer dans la maison de charité des religieux de Charenton et que la Comédie Italienne prit à sa charge les frais de pension, à raison de 1.800 livres par an. Il y mourut le 7 sept. 1790. Arch. de la Com. It. (Bibl. de l'Opéra).

2. « 31 août 1784. Lecture faite de la Brouette du Vinaigrier, drame en trois actes et en prose. Le comité a jugé les changements faits par l'auteur propres à mériter à cet ouvrage un succès et l'a agréé. » Arch ̧ de la Com. It. (Bibl. de l'Opéra).

3. Journ. helv., 30 sept. 1784, 238. Surtout les commerçants avaient,

Non moins heureux que la Brouette devant le public, l'Habitant de la Guadeloupe fut traité par la presse avec une tout autre faveur. L'histoire du mauvais riche, de la parente pauvre et du bon riche qui revient de la Guadeloupe pour les traiter l'un et l'autre selon leurs mérites désarma jusqu'à l'Année Littéraire, strictement muette, jusque là sur les représentations dont il vient d'être parlé. C'est, déclara-t-elle, un tel plaisir de voir la vertu récompensée et le vice humilié que l'on passe tout à celui qui nous le donne. Et dans son dépit de ne pouvoir s'en prendre à une si précieuse leçon de morale, le journaliste s'avise d'un biais fort plaisant pour chercher querelle tout de même à Mercier. Il a presque l'air de dire que ce n'est pas loyal de choisir un sujet si beau qu'il dispense d'avoir du talent. Ainsi procèdent les écrivains médiocres. Les grands maîtres s'exercent sur des matières ingrates et c'est leur génie qui les sauve. Ah! sans doute le dramaturge méritait peu cette heureuse rencontre. « M. Mercier semble avoir pris à tâche d'affaiblir par des longueurs et une conduite vicieuse une fable aussi touchante. Si son drame n'est pas tombé, ce n'est pas sa faute, c'est qu'il est impossible de gâter une situation si belle. » Suit la complaisante énumération des bévues commises. Le journaliste, qui souvent tombe juste, d'ailleurs, se soulage à les relever. On se rappelle peut-être ce qui en a été dit avec plus de détail au chapitre IV. Le secret de la comédie est trop vite révélé. Le ton du rapace couple Dortigny est bien peu naturel. Les vilaines âmes se dévoilentelles de la sorte, même entre elles? Quelle est cette affectation de cynisme? Et que dire des bizarreries du dialogue, et de ce commentaire saugrenu de l'Épître à mon habit, de Sedaine, qui vient retarder le dénouement, et de cette diatribe si surprenante par laquelle l'auteur règle son compte personnel avec les journalistes? Mais, bon gré mal gré, le pathétique du sujet l'emporte sur la maladresse du poète. C'est

paraît-il, l'épiderme sensible. Ce Delomer, représenté comme un membre notable de leur corporation, on le voyait à deux doigts de commettre une escroquerie! Au théâtre de Lyon, ville de négociants, la première version du rôle avait fait froncer les sourcils. Journ. de Pol. et de litt., 1776, 1, 134.

1. Encore avait-on supprimé « une foule de réflexions et de moralités » qui figurent dans le texte imprimé. Corr. litt., xiv, 372.

très moral, très humain et partant très utile dans un temps comme le nôtre'. Là-dessus le sentiment est unanime. Il n'est ni défaut ni faiblesse qui tienne. Cette génération est sans défense contre l'attendrissement. On a trouvé l'ouvrage médiocre à la lecture, les connaisseurs, paraît-il, font la moue', mais ces connaisseurs ne sont point légion, et les gens de plume, les folliculaires subissent, les premiers, l'entraînement général à propos de cette pièce qui les malmène. On se rattrape autant qu'on peut sur le style, sur l'inhabileté de l'auteur à peindre avec justesse la laideur morale, mais le moyen de résister au spectacle de l'exacte justice distributive et rémunératrice? Une créature angélique récompensée contre toute attente par une fortune providentielle, quelles délices pour toute une assistance de gens sensibles! « La scène ou Vanglenne est accueilli par la tendre cousine a fait la plus grande sensation »>, nous dit le Journal de Paris. Cette fois encore, du reste, les acteurs jouèrent le mieux du monde. Dans la veuve au cœur pitoyable Mme Verteuil montra autant de grâce que de sensibilité. Quant à Granger, il inspira au Mercure un enthousiasme à ce point immodéré que Mercier en recueillit par contre-coup des témoignages inattendus. « M. Granger rend avec une supériorité vraiment admirable le double caractère de Vangleune sous les dehors du malheur et sous le costume de la richesse. Son jeu, à l'instant où il fait connaître sa fortune et quand il tonne contre l'insensibilité des riches insolents et cruels, est à la hauteur des idées et du style de M. Mercier, et c'est le plus bel éloge que nous puissions en faire3. » L'Habitant de la Guadeloupe, représenté d'abord neuf fois de suite, du 25 avril au 13 juin 1786, vint grossir à son tour la liste des pièces de Mercier qui alternaient sans cesse sur l'affiche de la Comédie- Italienne.

Ce n'est plus au delà des frontières que la nouvelle de ce dernier succès dut aller chercher l'auteur. Mercier était alors rentré à Paris, mais il semble qu'une secrète malice

1. Ann. Litt., 1786, m, 262-273.

2. Mém. secr., xxxii, 19.

3. Journal Encycl., 1786, v, 266-280.

4. 26 avril 1786.

5. Mercure, 13 mai 1786, p. 89.

du sort voulût lui dérober le spectacle de ses revanches. Les Mémoires secrets disent que la Comédie-Italienne, se passa de lui pour mettre la pièce à l'étude 1. En tout cas, à l'heure où le parterre transporté le réclamait, il était retenu au lit par la fièvre, « et l'on aurait pu lui appliquer cette exclamation d'un Père de l'Eglise, en parlant des grands hommes en enfer: Laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt*. »

Le même destin continua, d'ailleurs, de le tenir éloigné des scènes où on le jouait. La maladie lui avait fait tort des premiers applaudissements qui fêtèrent l'Habitant de la Guadeloupe. Un voyage lui épargna le chagrin de voir tomber Natalie le 27 novembre 1787. Cette pièce, la dernière que lui emprunta la Comédie-Italiennes, était née malheureuse. Admise aux Français, nous avons vu comment elle en avait été aussitôt bannie. Jouée depuis sur un grand nombre de théâtres de société et sur toutes les scènes de provinces, elle ne parut néanmoins devant le public parisien que pour essuyer le plus piteux échec, et l'analyse qui en a été donnée plus haut nous dispensera sans doute de nous en étonner. En vain l'auteur l'avait-il-réduite de quatre acles à trois. Tout ce qu'il avait mis de sentiment et qu'on ne méconnut point, au reste, n'empêcha pas cette fois d'y reprendre beaucoup d'invraisemblance et d'exagération. Les spectateurs murmurèrent du commencement jusqu'à la fin‘.

Absent de Paris en cette affligeante occasion, Mercier l'était déjà, en outre, lorsque, peu de semaines auparavant, il lui arriva, - événement assez mémorable, en vérité - de forcer enfin les portes de la Comédie-Française avec la Maison de Molière (20 oct. 1787) 5.

1. Lecture du 8 janvier 1786. Arch. de la Com. It. (Bibl. de l'Opéra) 2. Mém. secr., xxxш, 19.

3. Deux autres avaient été l'objet d'une lecture devant le comité, Zoé, le 30 nov. 1783, et le Juge, le 9 août 1787, mais elles ne furent pas représentées. Arch. de la Com. It. (Biblioth. de l'Opéra).

4. Journal de Paris, 28 nov. 1787. Mercure, 15 déc. 1787. Corr. litt., xv, 177. Mém. secr., XXXVI, 238.

5. On la joua ensuite à Versailles le 14 novembre. Porel et Monval, L'Odéon. Paris, Lemerre, 1876, 1, 55.

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