Page images
PDF
EPUB

sera jamais de le diriger, ils nous aident à comprendre le choix de ses futurs sujets, tous moralement utiles : idéal d'une humanité supérieure (An 2440) moralisation des hommes par l'enseignement le plus accessible et le plus répandu (Théâtre); dénonciation des maux de la société pour en provoquer la réparation (Tableau de Paris). Ils nous laissent aussi pressentir qu'en mettant toutes ses facultés au service d'une si noble cause, un esprit de cette audace sera sans pitié pour tout ce qui la contrarie ou même pour tout ce qui ne la sert pas et lui demeure étranger. De là la conception particulière qu'il se fera et du livre et du théâtre. De là la fureur qu'il déploiera contre l'art classique, les règles, les unités, tout ce qui lui déplaisait déjà d'instinct, tout ce qui décevait en lui une imagination ardente, jalouse de sentir et de servir, tout ce qui, dans les lettres est purement littéraire, à ce titre, arbitraire, superflu, par suite illégitime et nuisible. De là ses attaques violentes contre les autorités qui consacrent toute cette littérature usurpatrice, ses efforts pour la supplanter. De là, et à la faveur de la mission qu'il entend remplir, les justes critiques que sa hardiesse d'esprit lui suggérera, les vues d'avenir, et aussi les paradoxes effrénés, et les fougueuses batailles de plume où il portera et recevra tant de coups.

Tel qu'il s'accuse dans ces premières pièces justificatives de sa vocation, Mercier est une âme simple, robuste et croyante. Il sait à quoi il croit, et il y croit mordicus, à tout jamais, de toute son âme, de la foi la plus inébranlable. La providence divine, la destinée humaine, la sienne propre n'ont plus à ses yeux aucune obscurité. Aussi jouit-il d'une sécurité et d'une sérénité sans bornes. Nous l'avons vu, son imagination le mène loin et haut, mais où qu'elle le transporte, il y est de plain-pied, sans malaise et sans angoisse. Il lit l'Écriture sainte, il s'y complait, il a l'émotion du sublime biblique si peu familière à ses contempo- rains1, mais le vertige ne le prend pas sur ces cimes, il a, dans ses rapports avec la Divinité l'aisance confiante du curé de campagne, car il ne connaît pas le doute. Il ne doute ni des hommes, ni de la morale, ni du devoir, il voit, clair comme le jour, ce qui importe, ce qu'il doit faire, ce

1. T. de P., IX, 104. B. de N., III, 216.

qu'il doit aimer. Partant, sa grande haine est pour l'ironie, pour la raillerie, les rieurs, tout ce qui inquiète, entame, allère la quiétude de la foi morale. L'aversion instinctive qu'il a pour Voltaire éclatera tôt ou tard, et quelque contrainte se mêlera toujours à son admiration pour Molière dont le comique lui semble suspect d'impiété 1; car, pour lui les vraies choses saintes, ce sont les vérités morales : employer son art à combattre le ridicule lui semble superflu; en soi, c'est déjà un emploi répréhensible du talent, puisqu'il y a mieux à faire, mais ce qui est pis, c'est qu'on s'expose, en maniant cette arme dangereuse du comique, à effleurer certaines délicatesses de conscience, si susceptibles et si respectables. Quand on a, à ce point, la notion précise du bien et du mal, du noir et du blanc, on prend en haine, comme un désordre et un dommage, tout ce qui menace de les confondre, de les embrouiller et d'égarer ainsi notre esprit de conduite.

Comme elle est sûre d'elle-même et de son assiette inébranlable, cette foi morale de Mercier est aussi sereine. Faite pour les hauteurs, elle n'y suffoque point. Quand aujourd'hui quelques généreux conducteurs de consciences nous crient: Sursum corda, nous trouvons nos cœurs pesants à soulever; et dans ce lait de la tendresse humaine où ils nous exhortent à reprendre goût, nous sentons je ne sais quelle saveur secrète d'absinthe. C'est que la piété ou la veilléité de piété va fort bien, comme on l'a dit, sans la foi. Nous ne sommes pas sûrs de nous, l'horizon interrogé reste brumeux et notre bon vouloir demeure trempé de tristesse. La foi totale au contraire, la foi massive et qui se sent invulnérable, celle du curé de campagne (je répète ma comparaison), celle-là est légère à l'âme qu'elle meut, elle la rend souple et allègre. Dans sa probe et ferme droiture, Mercier, cent ans auparavant, eût été un dévot ferré sur ses principes et du plus cordial enjouement. La philosophie ne le rend pas plus morose. Il en a le cœur nourri à son gré et juge la vie bonne. Il jouit de ses pensées et se tient content de son sort: « Au moment de ma naissance, un billet qui portait santé, liberté, gaité m'était heureuse. ment échu. Aussi me donnerait-on des trésors, je les refu

1. B. de N., II, 113.

serais sur le champ, non par un désintéressement philosophique, mais parce qu'après avoir vu qu'on ne gagne un bien qu'au détriment d'un autre, j'avais sagement prévu qu'en devenant riche, je deviendrais misanthrope ou malade..... N'en déplaise à M. Héraclite, il n'y a que la philosophie riante qui triomphe des maux : alors on ne se fait ane perspective que de ce qui est agréable et l'on se regarde comme au parterre à l'égard de tous les événements... qui occupent la scène du monde'. » Il aime le beau temps, la campagne, la promenade. Il a belle humeur et grand appétit, il s'attarde volontiers en de copieux repas «< parlant comme nos bons pères et buvant bonnement comme eux 2» . Enfin voici son dernier mot qui résume le tout : « Notre âme nous fournit tant de moyens de jouir..... qu'il est étonnant qu'on n'en fasse pas plus d'usage et qu'au milieu des ressources immenses qu'elle nous offre à toute minute, on se livre à l'ennui' ».

C'est un heureux homme, car ses bonnes qualités conspirent à lui donner le bonheur. Certain que toutes choses tendent au meilleur et que, pour sa petite part, il les y aide, lui écrivain, par la vertu de son noble emploi, cette précieuse conviction enchante sa vie, puisque c'est à elle, en effet, qu'il a consacré sa vie, qu'elle lui suffit en lui demeurant fidèle, qu'elle le tient à l'abri des ambitions et des passions qui désabusent. Quand on est si bien servi par son intelligence et sa volonté, c'est une grande joie que le travail. Mercier s'y est voué pour toujours, non, sans caprice, d'ailleurs. Son « génie », à ce qu'il nous apprend lui-même, le visite à ses heures, s'impose à lui, le force d'écrire quand il voudrait se promener. « Tantôt tu m'apportes des idées extraordinaires que je crains de confier au papier, tantôt des idées si simples que je n'ose les produire. » Ce sont là de bonnes heures, et Mercier s'enferme, devisant avec lui-même, tisonnant avec délices, suivant au bout de ses pincettes

1. Entretiens du Palais-Royal, Paris, Buisson, 1786, pp. 72, 75.

2. Entretiens des Tuileries, Paris, Buisson, 1788, p. 113. « Sa cave, nous dira-t-on plus tard, est aussi bien garnie que sa bibliothèque », Mémoires de Fleury, 1, 442. J'anticipe sur les dates, mais les traits de nature, chez Mercier, ne changent guère.

3. Entr. des Tuileries, p. 95.

4. Mon B. de N., Iv, 133 et suiv.

«ses pensées riantes' ». Il confesse, d'ailleurs, ingénument sa tendresse pour ce génie qui le mène où il veut. Il en a une assez haute opinion, il n'en connaît pas les limites, mais aussi il lui sait gré d'être sans jalousie et de s'incliner de lui même devant ceux qui le surpassent. Pourquoi cependant le volage le délaisse-t-il parfois des mois entiers? Alors, Mercier court le monde, où on le voit ennuyé et distrait, car il en comprend mal la langue. C'est dans les cercles familiers seulement qu'il peut donner tout l'essor à son amour de la conversation. Il nous a dit déjà' combien il jouissait entre amis, d'épancher, de soutenir ses idées, puisqu'il tenait à toutes, qu'elles lui étaient chères et que rien ne lui en paraissait vain.

VIII

3

Le hasard des rencontres l'avait mis de bonne heure sur le chemin de plaisants originaux dont il retenait mainte anecdote. Le musicien Rameau, par exemple, « un grand homme sec et maigre, qui n'avait point de ventre et qui, comme il était courbé, se promenait au Palais-Royal toujours les mains derrière le dos pour faire son aplomb. Il avait un long nez, un menton aigu, des flûtes au lieu de jambes, la voix rauque. Il paraissait être de difficile humeur ». Mercier s'ennuyait à ses opéras, mais lui accordait du bon sens et le proposait en exemple aux Parisiens qui parlent à tort et à travers de ce qu'ils ne connaissent pas. C'est Rameau qui lui dit un jour : « Je suis un ignorant, ne me parlez de rien, je ne sais rien; parlez-moi de musique ». Le neveu du musicien, celui que Diderot a immortalisé, a laissé aussi à Mercier un souvenir divertissant. << Moitié abbé et moitié laïque, il vivait dans les cafés et réduisait à la mastication..... tout ce que l'on faisait de grand dans le monde ». Il était très fier de son oncle, mais plus encore de son père qui avait été pendu, puis dépendu à

[ocr errors]

1. T. de P., x, 303.

2. Ibid., x, 224. Voir ci-dessus.

3. Ibid., x, 181.

4. Ibid., x1, 50.

temps et, se trouvant sans ressources, [avait de quelques lambeaux de sa chemise façonné des marionnettes qui le tirèrent d'affaire'. Neveu et fils d'hommes si peu ordinaires, il crut avoir des titres à la bienveillance du gouvernement qui s'occupa de lui, en effet, pour le faire enfermer comme un fou incommode.

Dans l'auberge où Mercier prenait ses repas, il rencontrait souvent un jeune abbé tout à fait inconnu qui s'appelait Maury. Débarqué de son village avec l'ambition des plus hautes destinées, il ne parlait que de ses grandeurs futures, assurant son commensal qu'il serait de l'Académie française avant lui. Il protesta même à plusieurs reprises qu'on le verrait s'asseoir sur le trône pontifical, et «< ce n'était pas, observe Mercier, le vin que nous buvions qui l'enivrait. » Infatigable, d'ailleurs, dans ses démarches, il avait déjà fait deux visites quand il montait, à six heures du matin, au quatrième étage de notre auteur. A huit heures, il sonnait chez d'Alembert et à midi à l'archevêché. Il avait le zèle impartial, dînait avec les grands-vicaires, soupait avec les athées, se faisait recommander à la fois. par le duc et pair et par le bedeau. Par ce moyen, il poursuivit la carrière entreprise de manière à convaincre son camarade d'auberge que, papauté à part, il ne s'était pas vanté.

Un des amis préférés de Mercier fut Crébillon fils. La disproportion d'âge était grande entre eux plus de trente ans les séparaient. La disproportion de célébrité ne l'était pas moins, mais Crébillon, censeur royal, auteur à la mode, connu et lu de tous, se plaisait dans la compagnie des jeunes gens. Mercier l'avait connu vers 1762 et dut fréquenter chez lui surtout après son retour de Bordeaux. « Crébillon fils, était, nous dit-il, la politesse, l'aménité et la grâce confondues ensemble. » Et quelle invraisemblable modestie! Ses amis, en certaine rencontre, s'étant donné le mot, affectaient de hausser les épaules à chaque mot qu'il prononçait. Douloureusement alors, il s'excusa d'avoir perdu l'esprit, comme il ne s'en apercevait hélas ! que trop,

1. T. de P., xii, 184-186.

2. Bien Informé, 5 nivôse an VIII. Mercier ajoute que, le trouvant un jour assez malade, Maury s'empressa fort pour le réconcilier avec l'Église.

« PreviousContinue »