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étalage, bien fournie, bien éclairée la nuit, et toutes très propres. Chaque maison a une lampe enfermée dans un bocal de verre de chaque côté, et il y en a qui en ont deux de chaque côté. » Les Anglais n'admettent point nos rever. bères ni nos ruisseaux si mal placés au milieu de la rue'.

Il est assez instructif pour nous de voir Mercier s'émouvoir sur des progrès complètement passés dans nos mœurs aujourd'hui et depuis longtemps, mais qui étaient alors pour les Parisiens autant de révélations nouvelles. Combien de leçons semblables et de conseils excellents il trouvait ainsi à tirer de l'usage des Anglais, dans les moindres circonstances de la vie quotidienne! Quand on veut obtenir d'un cheval des services meilleurs et plus durables, on en prend soin, on proportionne sa charge à ses forces : les Anglais le font; que ne le faisons-nous, au lieu de le maltraiter et de l'exténuer, à la manière de nos charretiers? Il y a avantage à construire des voitures légères et bien suspendues les Anglais y excellent sans rien perdre du côté de la solidité; elles en roulent mieux, au plus grand profit des voyageurs et de l'attelage. Elles sont aussi en très grand nombre. On trouve en tous lieux, sur toutes les routes et à toutes les heures, des carrosses publics, à prix

1. Il est assez curieux de confronter avec ces appréciations celles de la comtesse d'Albany, quand elle vit Londres en 1791. « Quoique je susse que les Anglais étaient tristes, je ne pouvais m'imaginer que le séjour de leur capitale le fût au point où je l'ai trouvé. Aucune espèce de société, beaucoup de cohue... Comme ils passent neuf mois de l'année en famille ou avec très peu de personnes, ils veulent, lorsqu'ils sont dans la capitale, se livrer au tourbillon.... Toutes les villes de province valent mieux que Londres, elles sont moins tristes, moins enfumées, les maisons en sont meilleures. Comme tout paye, les fenêtres sont taxées aussi, par conséquent, on n'a que deux ou trois fenêtres sur la rue, ce qui rend la maison étroite et incommode, et, comme le terrain est extrêmement cher, on båtit sa maison tout en hauteur. Le seul bien dont jouit l'Angleterre, et qui est inappréciable, c'est sa liberté politique... Si l'Angleterre avait eu un gouvernement oppressif, ce pays, ainsi que son peuple, serait le dernier de l'univers : mauvais climat, mauvaise terre, productions par conséquent qui n'ont aucun goût; il n'y a que la bonté de son gouvernement qui en a fait un pays habitable. Le peuple est triste, sans aucune imagination, sans esprit même, avide d'argent, ce qui est le caractère dominant des Anglais... » Cité par Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, v, 420. Il est vrai que la veuve de Charles-Edouard, ce prince sans couronne, ivrogne et dégradé, avait ses raisons pour aimer peu l'Angleterre.

très-réduit. Chez nous, c'est une acquisition toute récente que celle des berlines à l'anglaise; et que sont nos fiacres, en comparaison, si durs, si incommodes et si malpropres! « Pour les turgotines et autres voitures publiques, c'est un supplice que d'y être, et ces voitures privilégiées au nom du roi ont des suspensions si rudes, des places si serrées pour le nombre et une conduite de marche de nuit, d'après leur intérêt et arrangement de bureaux, telle que c'est toujours la marchandise et l'intérêt des directeurs qui vont de préférence à ceux du public... Les places sont si pressées que chacun se dispute, tout le voyage, et est roué. Si malheureusement il se rencontre quelqu'un un peu gros, tout le monde est perdu; il faut quitter. » Des Anglais ne se laisseraient point exploiter et molester de la sorte.

Encore moins souffriraient-ils toutes les pertes de temps que nous infligeons et nous laissons infliger si bénévolement. « Entrez dans une boutique à Paris; on vous fait asseoir, révérence réciproque, mille propos en faisant le marché, même jusqu'à vous entretenir d'affaires de famille ou de nouvelles publiques; débat, grand débat sur le marché; l'un surfait, l'autre mésoffre et l'on se sépare souvent après beaucoup de dissertations, sans avoir rien fait, l'un étourdi du babil du marchand et le marchand boudant de n'avoir rien vendu et se raccrochant à un autre qui entre. A Londres, vous entrez dans une boutique sans saluer, sans ôter votre chapeau. Vous demandez laconiquement ce que vous voulez, on ne vous répond rien, on ne vous salue point, on vous le cherche et on vous le présente. Sur le prix qu'on vous fait, il n'y a point à rabattre, c'est à vous à prendre ou à laisser. Vous payez: tout est dit. Le marchand et l'acquéreur ont tous deux gagné du temps. >>

La différence des deux peuples ne se marque pas moins dans leurs plaisirs. A Paris, les théâtres vivent sous un régime de privilège dont nous savons assez ce que Mercier pense. Les comédiens forment une petite république qui ne relève que d'elle et de ses protecteurs. Avec les plus beaux talents du monde, on peut fort bien n'y pas être reçu et les plus médiocres sujets s'y éternisent tout à leur gré. Jeunes libertins et filles débauchées qui figurent en nombre ont par surcroît la monstrueuse prérogative de prononcer sur le mérite des pièces et celle de rançonner à merci les

malheureux auteurs. Ce scandale ne cessera jamais de peser lourdement sur le cœur de Mercier.

<< A Londres, chaque théâtre a son directeur, qui est despote, mais tremble toujours sous le ressentiment du public à qui il doit rendre compte et contre lequel il n'a point de garde. C'est au directeur à se ménager adroitement les suffrages; autrement, comme il y a rivalité avec un autre théâtre qui est proche, il risque de perdre la préférence et d'être maltraité. Le public a droit de l'apostropher et de le faire venir sur le théâtre répondre lui-même aux plaintes. >> Il est vrai que les auteurs ont à compter avec les entrepreneurs de spectacles et sont à leur discrétion qui ne vaut pas mieux que celle des comités d'acteurs, mais, en revanche, la concurrence est là qui leur réserve des compensations. Bref, ici encore, on n'a pas pris les choses à rebours entre les amuseurs et les amusés, on n'a pas choisi les premiers pour arbitres.

En fait de divertissements populaires, l'approche du temps de pénitence donne aux Parisiens le signal d'une sorte de frénésie. « Rien n'est plus dégoûtant que les mascarades de la populace. Tout cela à l'air d'être fait par permission ou par ordre. Rien n'est plus mal dans un pays policé que de permettre qu'un petit drôle vienne frapper de la main une femme qu'il doit respecter... Comment la police n'a-t-elle pas fait afficher à cet égard des défenses très sévères? Est-ce à cause que ceux qui vont en équipage sont à l'abri des insultes ?...

« A Londres, il n'y a point de carnaval, mais, depuis le commencement de l'hiver jusqu'à la fin, il se donne des bals masqués de toutes parts, selon le bon plaisir, ainsi que des assemblées de danse. L'Opéra n'a point le privilège de donner des bals exclusivement. Personne ne va jamais masqué dans les rues..... Les excès du temps du carnaval n'y sont point connus et n'invitent point à la débauche, pour ensuite jeûner. Cette coutume, du moins, en laissant chacun, le long de l'année, prendre son plaisir au temps qu'il veut, prévient beaucoup de désordres, parce qu'il y en a qui ne songent jamais à se masquer ni à se déranger et que l'exemple d'une folie donné en trop grand nombre et trop publiquement en entraîne à coup sûr d'autres qui n'y auraient jamais pensé et qui en deviennent victimes. >>

Même lorsqu'ils s'amusent, on le voit, les Anglais ne perdent pas la notion de l'intérêt bien entendu.

A Paris, on construit à grands frais le Colisée; et c'est alors seulement qu'on s'aperçoit que le lieu est mal choisi, sans eau ni verdure, que la destination en demeure incertaine. C'est trop cher pour les pauvres et cela manque de luxe pour les riches. Si bien qu'on n'a plus qu'à le fermer et à le démolir. « Le Vauxhall de Londres est situé de l'autre côté de la Tamise et présente un lieu plus écarté que le Colisée et plus champêtre. Beaucoup d'ombrages et principalement une allée à perte de vue, d'une hauteur telle que les plus grandes chaleurs ne peuvent en altérer l'ombrage ni la fraîcheur. Dans une place où sont beaucoup de tables dressées au pied des arbres, est, dans le centre, un pavillon à la galerie duquel sont des musiciens et des chanteurs et chanteuses du spectacle qui exécutent de moment en moment des ariettes et des morceaux de musique choisis. Chacun se promène ou boit ou mange. La décence règne en ces lieux où il n'y a ni embarras, ni disputes, ni scandales, ni impertinents, ni aucun garde absolument. Les compagnies jouissent librement et paisiblement, chacune à sa façon. >>

Dans les cabarets des environs de Paris, on a sous les yeux un peuple échappé à l'ingrate servitude de travaux mal payés et qui cherche dans une prompte ivresse l'oubli de ses misères. Les guinguettes qui entourent Londres, aussi proprement décorées que nos cafés et situées à l'ordinaire dans un grand jardin, présentent un tout autre aspect de bonne tenue et de prospérité. On y prend du thé ou du punch, on y trouve des orgues dont le premier venu est libre de jouer. « J'ai vu ces endroits si vastes, peuplés au point de ne trouver place nulle part; il n'y avait aucun bruit, de la conversation mais point de cris1. » Enfin, il

1. Autre observateur, autre appréciation. « O Paris, que de cris d'allégresse dans tes guinguettes, que de convulsions de joie dans tes bosquets! Les danses, les symphonies, les festins, tout annonce la gaieté. L'on y tient aux bons Gaulois pour la franchise, au bon vieux temps pour la liberté. Nul pays sur la terre où l'on sache mieux en user. C'est la confrérie des heureux que ces différentes familles qui, toutes ensemble, père, mère, enfants, vont se refaire de six jours de travail, qui, toutes de concert, rient sans gêne, parlent sans fard et, le verre en main, atteignent parfois le bonheur. » Londres, au con

n'est pas jusqu'à la nourriture comparée des deux peuples qui ne témoigne de la supériorité de la condition et de la raison pratique des Anglais. Tandis que les Parisiens s'emplissent de lourds potages, de viandes bouillies et de sauces indigestes, tandis qu'ils se ruinent l'estomac, grâce au dangereux artifice d'une cuisine qui trompe et force la satiété, les Anglais s'en tiennent aux viandes rôties, modérément cuites (d'où le reproche qu'on leur fait de les manger crues), aux légumes simplement apprêtés et au thé au lait; ils ont pour breuvage une bière fortifiante, substantielle et assez peu coûteuse pour que la fabrication en demeure loyale. C'est la même, à peu de chose près, qu'on boit dans toutes les classes de la société, alors qu'à Paris, au contraire, le vin véritable est le partage du petit nombre et que la foule s'empoisonne d'odieuses boissons qui en usurpent le nom.

XXI

La précaution, on le voit, n'est pas de trop, quand Mercier explique qu'il a eu ses raisons de donner, dans son parallèle, toujours le beau rôle à Londres. Paris n'a pas lieu de s'en louer, mais c'est pour son seul bien qu'il est sacrifié : à lui de profiter de la leçon et de se corriger. Il y a bien là, si on veut, de quoi justifier le dessein de Mercier, mais aussi de quoi rendre le parallèle un tant soit peu suspect. Ce n'est pas tout, en effet, pour le moraliste, de montrer l'excellence du modèle à suivre là-dessus, on l'a vu, la matière ne lui a pas fait défaut. Il importe encore de marquer qu'on en est très loin, car l'humilité prépare d'autant mieux à l'amendement. Aussi voyons-nous Paris traité bien plus sévèrement que dans le Tableau. L'impitoyable moniteur ne lui accorde ici le bénéfice d'aucune des améliorations partielles et des atténuations qu'il a relevées ailleurs à l'encontre des maux réels. Mais bien plus encore, pour renforcer l'autorité de l'exemple, c'est Londres qu'il surfait, érigeant en mérite, en supériorité, dans bien des cas, ce qui ne sera au demeurant qu'une simple différence de caractère, parfaitement discutable en soi et ne l'emportant point nétraire, « voit son triste Parc aussi morne que ceux qui l'arpentent Paris en miniature, p. 83.

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