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pécher par défaut de proportion. En regard des douze volumes consacrés à Paris, que sont ces soixante-trois petits chapitres? Et par quel miracle, d'autre part, n'y rencontret-on presque rien à blâmer? C'est à ces deux reproches que les dernières pages répondent. A Londres, Mercier n'a voulu considérer que ce qui est matière d'instruction et de modèle utile pour les Français, et il n'a dit que le bien, parce que le mal, c'est affaire aux Anglais d'en prendre souci et de le corriger; ce n'est pas pour eux, mais pour ses compatriotes qu'il écrit. « Il se trouvera peut-être, remarque-t-il, nombre de petits esprits sots ou fanatiques qui s'écrieront que celui qui traite' ainsi ces articles de comparaison, donnant presque toujours l'avantage à Londres et à l'Angleterre, est un mauvais Français. Un raisonnement pareil est naturel à un esprit borné et entiché. Ceux qui ont voyagé et sont instruits verront un dessein d'avertir patriotiquement la nation des avantages qu'elle peut retirer par cette comparaison qui prouve que les améliorations ne sont pas impossibles, puisqu'elles sont établies depuis peu dans une ville voisine, rivale mais libre... On prend aux Anglais des villes, des provinces, des vaisseaux, et on y est encouragé en temps de guerre. Ceux qui prennent le plus sont des héros. Moi, je veux prendre ce qu'ils ont de meilleur et vous le mettre devant les yeux afin qu'on ne soit pas plus pauvre et qu'on en fasse son profit. N'est-ce donc rien que des usages et établissements, le fruit de la réflexion, de l'humanité et de la raison?... On me reprochera peut-être assez bêtement de n'avoir pas parlé des défauts et des abus qui sont à Londres, mais ce n'est pas de cela que nous avons à faire. On regrette, d'une prise sur l'ennemi, tout ce qui est inutile et nuisible. On ne conserve que ce qui peut servir : voilà ce que j'ai fait. Que servent tous ces clabaudages, ces cris de l'envie contre l'étranger, cette amplification de leurs ridicules? A nuire réciproquement. C'est à eux-mêmes qu'il faut offrir leurs vices et à nous les nôtres. >>

Voilà qui nous renseigne clairement sur l'étendue que Mercier s'était proposé de donner à son examen de Londres et sur les limites où il l'avait volontairement restreint. Même sous cette réserve, néanmoins, trop de choses y manquent et de trop de conséquence précisément pour le projet où il s'était renfermé. Des Anglais et des mœurs anglaises,

il n'a recueilli et noté que ce qui touche au plus positif et au plus matériel de la vie, tout ce qui porte le caractère de commodité et de solidité, le bon entretien, le bon pavé et le bon éclairage de la ville, et aussi, dans un ordre d'idées plus général, la confiance en soi, l'esprit résolu, le sens de l'utile et le courage d'en faire à sa tête. Rien, en revanche, ou trop peu de chose sur la constitution intime et le tour propre de la pensée et de la conscience chez ce peuple, sur les idées régnantes, sur les règles de conduite, sur les familles et sur les sociétés, toutes choses dont Mercier, à propos de Paris, a supérieurement discouru et si essentielles à un parallèle vraiment instructif qu'on ne peut guère les en supposer exclues. Mais il faut avouer aussi que dans le temps nécessairement fort court dont il disposa, il ne put guère pénétrer au delà de la superficie. Avec les lacunes qu'on y relève toutefois, cette esquisse de parallèle ne laisse pas d'être encore assez curieuse. On y aperçoit en maint endroit des traits de cette observation vive que nous avons appris à connaître et de cette même heureuse promptitude qui ne coûte rien à la sûreté du jugement.

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XIX

Le souvenir de la traversée lui était resté en mémoire joint à celui d'une rencontre assez bouffonne dont il nous fait part. Sur le même paquebot avaient pris passage deux danseurs de corde de chez Nicolet, Placide et le Petit-Diable. Ceux-ci n'étaient pas fort rassurés de se rendre en Angleterre. L'antipathie des deux nations valait à cette dernière la réputation qui n'était point tout usurpée, d'ailleurs de faire aux étrangers, et aux Français en particulier, un assez méchant accueil. Aussi, dans la crainte d'être molestés, les deux acrobates avaient-ils copié de la façon la plus scrupuleuse le costume des habitants de Londres. Mercier, qui s'y méprit, leur adressa la parole en anglais; et ce fut une belle hilarité de les reconnaitre. Il s'empressa de les encourager et y réussit trop bien. «Se voyant sur la route et qu'il n'y avait rien à craindre, par un excès tout contraire, ils se mirent à chanter tous les deux à pleine tête des ariettes françaises, des opéras-comiques. C'était le Jeudi

saint, le jour le plus sanctifié en Angleterre, et je fus obligé de les prévenir qu'ils se feraient regarder de mauvais œil. >>

Ainsi, dès le départ, il prenait sur le fait l'opiniâtre mésintelligence que ses efforts tendaient justement à dissiper. « A Paris, écrit-il, on pense qu'un Français ne peut traverser une rue de Londres sans être insulté, que chaque Anglais est féroce et mange de la chair toute crue. A Londres, ils croient que tous les Français ont un corps maigre, un ventre plat, portent une grande bourse, une longue épée, et surtout ne se nourrissent guère que de grenouilles. Les deux nations se moquent l'une de l'autre sans se connaître, elles se prêtent chacune des ridicules et des vices imaginaires et outrent ceux qu'elles ont, en effet. >> Pour un Anglais, tout mal est censé venir du pays voisin. « Comme toute l'Europe passe par le paquebot de Calais à Douvres, c'est la France qui a corrompu l'Angleterre au point où elle l'est. »>

Les raisons politiques et religieuses jouent leur rôle dans ces préventions. Le protestantisme britannique nourrit des griefs que les réfugiés français, frustrés jadis si brusquement du bénéfice de l'Édit de Nantes, ont contribué à entretenir. L'ombrageuse indépendance des bourgeois de la Cité qui élisent aux Communes redoute d'instinct tout emprunt aux modes de France et soupçonne volontiers les jeunes lords d'en rapporter trop de royalisme dans les plis de leurs manchettes de dentelle. Inversement, tout ce qui est en France autorité constituée tient en une sainte horreur l'esprit anglais qui est le commencement de toute témérité et de toute sédition. Les gazettes dressées à réciter une seule et même leçon recueillent malicieusement et répandent dans le public tout ce qui peut lui donner une idée défavorable de l'Angleterre, la lui représenter comme un pays sans foi et sans humanité, comme un nid de pirates. Le préjugé cependant perdait de sa force, beaucoup d'Anglais bien reçus en France en avaient rapporté des dispositions meilleures, et, chez eux le sentiment public s'adoucissait, on renonçait à l'habitude de faire injure aux étrangers, lorsque malheureusement les événements d'Amérique ont ranimé la haine, enivré les Français de représailles et jeté dans le cœur des Anglais le ressentiment de la prétendue déloyauté de leurs adversaires. Tout est donc à recom

mencer. En disant ce qu'il a vu, Mercier espère ramener quelque peu l'opinion de ses compatriotes.

Londres est une grande ville, plus grande encore que Paris, sujette aux mêmes maux et aux mêmes contrastes. Des causes pareilles y produisent de pareils effets. Dans l'une et dans l'autre éclatent les excès de l'opulence et ceux de la pauvreté. Dans l'une et dans l'autre, les hommes valent moins ou plus suivant qu'ils subissent la loi de leurs passions ou se livrent à l'étude et au bien. Voilà tout d'abord de quoi rassurer l'amour-propre, de quoi démontrer que l'espèce humaine dans cette île n'est pas, en soi, d'une essence supérieure, que ce qu'elle a de bon est à la portée de tous, qu'il n'y a ni humiliation à le reconnaître ni impuissance d'en faire autant. Il n'est que de le vouloir.

Paris, avec ses maisons de pierre blanche et l'harmonieux déploiement de ses quais, est tout autrement riant que Londres dans sa fumée et ses brouillards. « La Seine est une jolie femme qui s'occupe mollement et est parée; la Tamise est une mère laborieuse d'un grand nombre d'enfants, elle est rude, souvent agitée, et toujours dans les embarras du ménage! » Ses bords sont fangeux, malsains, on n'y habite pas, rien n'y a été ménagé pour le plaisir des yeux, et le soleil ne brille que rarement. Mais combien on a pris plus de soin de rendre la ville commode à ses habitants! « Tout le tour de Londres est environné de routes très proprement entretenues avec des trottoirs, de sorte que, de toutes parts, on sort de la ville sans être dans des embarras de boue, comme dans les faubourgs, barrières et villages de Paris. Quantité de corps de bâtiments rangés en ligne, avec des jardins devant et derrière, forment les faubourgs et environs de Londres; des prairies d'une verdure admirable et richement chargées de troupeaux s'offrent de toutes parts. Les guinguettes des environs de Paris sont dégoûtantes, la plupart des villages mal entretenus et sales, les gens et leurs enfants y croupissent dans la vilenie. Tous les environs de Londres et leurs guinguettes ont un air de propreté, tant les maisons que les personnes, et les villages y sont mieux entretenus généralement. La quantité d'églises, de couvents et d'hôtels de toute sorte ne laisse pas que de faire des masses de bâtiments qui embarrassent dans Paris sans le peupler; la distribution des rues, la plu

part tournantes, étroites, bornées, et la hauteur des maisons fait que souvent l'on s'y égare. A Londres, le peu de hauteur des maisons, la largeur des rues, la plupart longues et droites, fait qu'on s'oriente aisément; à chaque distance de rue, il y a des places spacieuses : les unes ont au milieu une statue dans un boulingrin, ou une pièce d'eau, ou des bosquets, le tout bien entretenu et qui sert de promenade au gens de la place. Ces places sont immenses et de toute beauté. » La différence n'est pas moindre entre les logis. Les habitants de Londres ne sont point entassés dans des maisons de six étages; presque chaque ménage a la sienne très propre. Mercier croit enfin que l'air de la mer, pénétrant à Londres par le large canal de la Tamise, y rend le climat plus sain qu'à Paris. En tout cas, le régime de vie y fait des hommes plus robustes. La nourriture est fortifiante et, dès le berceau, on s'attache à former des corps vigoureux et des têtes calmes. Ils ne se soucient que du solide, ce qui a bien son prix, mais ce qui entraîne aussi certains effets bons à considérer pour le philosophe et dont Mercier ne nous dit rien.

Malgré la propreté anglaise, c'est Rutlidge qui le remarque, «< on ne rencontre point dans les rues de Paris autant d'objets capables de soulever le cœur que dans celles de Londres. » C'est que le plus bas peuple de Paris a quelque souci de se vêtir et y consacre une partie de l'argent que le peuple de Londres mange entièrement. « En quelque état que la fortune ait placé un Français, pourvu qu'il ne soit pas entièrement abject, il trouve le moyen de rendre les livrées de la pauvreté méconnaissables . » Veut-on un autre trait d'opposition? A Londres, dit Mercier, « le travail n'est pas forcé pour les ouvriers, qui gagnent suffisamment pour n'être pas obligés de s'épuiser..... Étant moins dans la misère, ils ont plus d'amour-propre et réfléchissent davantage à ce qu'ils font. Point d'avidité pour le gain chez l'ouvrier, il trouve plus de plaisir à perfectionner son ouvrage qu'à le précipiter. >>

Cela est-il si sùr? Voici Linguet qui avance le contraire. Oui, sans doute, la condition de l'artisan anglais est heureuse. Les objets de subsistance sont à bon marché et la

1. Essai sur le caractère, etc., 131-133.

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