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talents d'agent secret en venant, à prix d'or, acheter le silence d'un des pires entre ces libellistes, Théveneau de Morande, l'auteur du Gazetier cuirassé. Mais, pour la première fois, on vit dans la même ville, en 1776, l'établissement d'un journal français sérieux, ce Courrier de l'Europe dont nous avons déjà eu à nous occuper, où l'on faisait œuvre d'information attentive et où la polémique gardait quelque ménagement. Avec Morande, alors repentant, cette feuille, fort lue et répandue sur le continent, compta, parmi ses rédacteurs, des hommes tels que le comte de Montlosier et le futur girondin Brissot. Dans le même temps, l'hospitalité britannique, acquise aux écrivains en difficulté avec le Parlement de Paris, eut à s'exercer en faveur d'un homme qui, par les talents et la célébrité, dépassait fort la mesure. commune. C'est à Londres que l'avocat Linguet se réfugia et commença en 1777 la publication de ses Annales, si éloquentes par endroits, si consciencieuses partout et où il y a tant à apprendre. Attirés sur la terre anglaise par la liberté de traiter à leur guise les matières politiques et d'entrer commodément en rapport avec tout le peuple des lecteurs européens, ces écrivains divers n'en étaient pas moins, du fait de leur résidence, des interprètes attitrés entre les deux nations voisines. Sujets de l'une et hôtes de l'autre, ils furent en situation de parler pertinemment des choses anglaises au public français et de répandre dans le public anglais des notions plus exactes sur les choses de France.

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De Londres à Paris, comme de Paris à Londres, on s'était mis à voyager beaucoup. Il faut reconnaître, sans en tirer vanité, qu'au sortir d'Oxford ou de Cambridge, nombre de jeunes seigneurs achevaient leurs études en allant se déniaiser sur les boulevards et au Palais-Royal. Majeurs dès l'âge de 21 ans on ne l'était encore chez nous qu'à 25 —, ils se hâtaient, au témoignage d'un écrivain contemporain, de « perdre leur santé et dévorer leur patrimoine en France d'une manière presque aussi ridicule que scandaleuse *. Un renom trop établi d'aveugle prodigalité les prédestinait aux bons soins des aubergistes, des chevaliers d'industrie et des familiers des tapis francs. « Vive un Anglais! s'écrie

1. Sur cette négociation, voir Loménie, Beaumarchais et son temps, 1, 375 et suiv.

2. Rutlidge, La Quinzaine Anglaise à Paris (édon de 1786), 297.

un personnage de roman, ça vous a plus tôt lâché cent pistoles que les autres un compliment . » L'anglomanie, avec tous ses usages bizarres et puérils, était une des marques les plus certaines d'un voisinage assidûment pratiqué. Londres, d'ailleurs, ne se tenait pas en reste les marchandes de la rue Saint-Honoré y envoyaient, comme ailleurs, leurs poupées tout habillées et coiffées porter à la société de Piccadilly les plus récents échantillons de leur génie inventif'; et, par un échange de bons procédés, les Anglais soucieux du bel usage importaient chez eux les façons et les ajustements des petits-maitres qui leur avaient emprunté les leurs.

Ce trafic de ridicules était sans doute de peu de prix; on sait, pour sa part, ce que Mercier pensait de la fureur des modes anglaises. Mais aussi ne s'en tenait-on pas là. Linguet, dans son journal, instituait entre les usages des deux pays un parallèle où ne manquent ni les remarques substantielles ni les vues profondes. En 1781, quand parurent, traduites en français, les lettres du voyageur anglais John Moore, retraçant les impressions éprouvées en divers pays quelque quinze ans auparavant, on y put voir, dans les chapitres du premier volume consacrés à Paris, nombre de réflexions qui attestaient un observateur également judicieux et bienveillant, qui atteignaient, en maint endroit, au fond des choses et témoignaient d'une assez remarquable indépendance à l'égard des préjugés insulaires. A Paris de même, ce chevalier Rutlidge dont nous avons déjà rencontré le nom, ce fils de Jacobite réfugié chez nous et qui avait servi dans l'armée française, cet étranger, si bien naturalisé dans notre république des lettres qu'il en épousa les querelles à la manière d'un indigène, consacra le principal effort de sa plume à rapprocher, à éclairer mutuellement, à mettre en état de se comprendre et de s'estimer sa patrie d'origine et son pays d'adoption. S'il composait, sous le titre de la Quinzaine Anglaise à Paris (1796), un petit roman spirituel et gai destiné à tenir ses jeunes compatriotes en garde contre des séductions chèrement payées, il ne laissait

1. Ibid., 79.

2. Le Babillard, 1778, 11, 57. « Nous ignorons, ajoute Rutlidge, s'il y a un cartel en temps de guerre pour cet objet. »

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pas d'intercaler dans ces pages légères tout un chapitre de considérations politiques sur l'intérêt d'une entente étroite entre la France et l'Angleterre, et cela au plus fort des premières émotions qui se manifestaient en faveur de l'Amérique soulevée. En pleine guerre, dans le Babillard, qu'il fit paraître au cours de 1778 et de 1779, et entre cent articles qui roulaient sur les menus faits du jour, c'est, contre l'opinion unanime, toute une campagne qu'il soutient intrépidement pour la défense des mêmes principes. Dans un autre ouvrage un peu antérieur et attribué au même écrivain, l'Essai sur le caractère et les mœurs des Français comparées à celles des Anglais (1776), on trouve force remarques excellentes qui ne trahissent, en vérité, soit d'un côté, soit de l'autre, ni complaisance ni dénigrement. Le choix que Mairobert fait de ce titre L'Espion Anglais pour un recueil de faits divers destiné au seul usage des Parisiens, ne manque pas non plus, à sa manière, d'une certaine signification. Et c'est bien encore pour satisfaire à une forme de curiosité décidément éveillée dans le public des sujets de Louis XVI que le chevalier Ange de Goudar rassemble dans son Espion français à Londres (1780) les propos et anecdotes des bords de la Tamise. En fait d'indices d'un commerce d'esprit assidu entre les deux peuples, il est superflu, d'ailleurs, de rappeler ici l'accueil que le XVIIIe siècle français tout entier fit à la littérature anglaise et, particulièrement à la date où nous sommes, la grande mêlée en l'honneur de Shakespeare, où le même Rutlidge avait si résolument donné de sa personne.

XVIII

A ces diverses tentatives de médiation bénévole entre les deux races, Mercier se sentait plus que personne sollicité de joindre son effort. Non pas seulement par un effet du goût très vif qu'une longue familiarité littéraire lui avait inculqué pour le génie britannique, mais aussi par l'exigence

1. Pp. 163-176.

2. Barbier le prête à Rutlidge. L'attribution toutefois reste un peu douteuse. Une note placée à la fin de l'ouvrage le déclare traduit d'un original anglais qui avait paru à Londres en 1770. Or, à cette date, Rutlidge n'avait que vingt ans.

même de l'œuvre qu'il venait d'achever. Pour un homme de propagande tel que lui, et quand il s'agissait d'instruire et de stimuler ses compatriotes, l'exemple des Anglais fournissait un précieux renfort. L'argument était à ne point négliger dans une Tribune aux harangues. « Londres, voisine et rivale, s'écrie-t-il, devient inévitablement le pendant du tableau que j'ai tracé et le parallèle s'offre de lui-même. Les deux capitales sont si proches et si différentes, quoique se ressemblant à bien des égards, que, pour achever mon ouvrage, il est nécessaire que j'arrête mes regards sur l'émule de Paris. J'irai, j'en jure par Newton et par Shakespeare, j'irai, sur les bords de la Tamise, saluer le temple de la Liberté dont Cromwell fut le terrible architecte, voir cette ile fameuse qui a prouvé la possibilité d'un bon gouvernement et, si ce second tableau n'est pas trop au-dessus de mes forces, je l'entreprendrai, en tâchant de suppléer, par l'attention la plus calme et par l'impartialité la plus exacte, aux autres talents que le ciel m'a refusés1. »

Le livre ainsi annoncé, j'ignore quelle raison, pour lors, en différa la publication, et, plus tard, elle devint évidemment impossible: nous verrons, en effet, comment Mercier changea de sentiment sur les Anglais. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'à l'heure où le public de 1788 prenait acte de cette promesse, elle était remplie depuis longtemps. Le tome XI qui parut cette année-là contenait des matières dont beaucoup avaient dû être recueillies nombre d'années auparavant et on avait omis d'en retrancher le passage susdit qui portait un caractère tout rétrospectif. Car, je le répète, le voyage était fait, le Parallèle des deux capitales. était composé. Il figure parmi les papiers de Mercier et il est de lui indiscutablement. Le préambule reproduit les principaux termes de la déclaration qui vient d'être citée, les idées et les doléances de l'auteur équivalent à l'apposition même de son nom et l'écriture enfin trahit la main du même secrétaire qui a noirci, par son ordre, une foule d'autres pages avec lesquelles celles-ci se trouvent confondues. Ce travail, ainsi reconnu authentique, nous renseigne

1. T. de P., x1, 371. Un tableau de Londres en français avait déjà paru en 1784. L'auteur n'en est pas nommé. Corr. secr., xvi, 142. A l'imitation de Mercier, on imprima même un tableau de la petite ville de Mons. Ibid., xvi, 129.

sur sa date d'une manière certaine. La guerre d'Amérique y est représentée comme durant encore. Il précède donc la paix dont les préliminaires furent signés le 10 janvier 1783. On y lit que la France avait rayé de ses lois la question préparatoire. Or, ce monstrueux procédé d'instruction criminelle a été aboli par déclaration royale du 24 août 1780. Entre ces deux dates extrêmes de 1780 et de 1783, le champ de l'hypothèse va encore se restreindre. A lire ce qui est dit de l'estime où les Anglais tiennent les opérations politiques de Necker, il semble bien que cet homme d'État soit encore ministre, et il suit de là que l'écrit dont je parle remonte plus haut que le 19 mai 1781 qui fut le jour où il résigna ses fonctions. Nous savons de plus qu'au milieu de la même année Mercier partit pour Neuchâtel. Si nous ajoutons enfin que, d'après le texte même du Parallèle, il fit son voyage d'Angleterre au printemps, nous voilà, pour conclure, dans la nécessité de le placer en l'an 1781, et ce serait, par suite, au débarqué, ou peu s'en faut, qu'il serait venu se dénoncer pour l'auteur du Tableau, dans les instants de fièvre qui en marquèrent la première publication1.

Authentique et implicitement daté, faut-il ajouter que le Parallèle est véridique, composé, non de seconde main, sur les récits d'autrui, mais en conséquence d'un voyage effectivement accompli par l'auteur? C'est de quoi on ne saurait non plus douter. D'abord, je ne vois nulle part que Mercier mente. Puis, l'ouvrage lui-même porte les citations qui vont suivre en témoigneront, je pense un caractère de sincérité difficile à récuser.

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Si cet ouvrage a frustré l'attente du public envers qui l'auteur s'était engagé, il faut que celui-ci ait eu ses raisons, mais ce n'est pas qu'il l'ait laissé inachevé. On y voit un commencement, celui que j'ai dit, qui indique le motif de l'entreprise, et on y voit aussi une fin qui explique l'esprit et la mesure du livre.

Pour qui vient de lire le Tableau, le Parallèle semble

1. Il m'a, depuis que ces lignes sont écrites, été donné d'en vérifier l'exactitude. Dans un brouillon d'article nécrologique consacré à Mercier, j'aperçois la mention d'un voyage à Londres qui précède immédiatement celle des incidents à la suite desquels il partit pour la Suisse.

2. Le style, plus relâché, les négligences, assez nombreuses, les mots omis, par endroits, semblent indiquer pourtant qu'il n'y a pas donné la dernière main.

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