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enfin jusqu'à ce nom de Tableau même qui n'ait fait fortune, qui n'ait, durant toute une suite d'années, été appliqué à une foule d'ouvrages les plus différents et les plus inégaux : Petit Tableau de Paris, Tableau mouvant de Paris' par Nougaret (1787), Tableau du Nouveau Palais Royal par Mayeur de Saint-Paul (1788), Nouveau Tableau de Paris (anonyme 1790). Ch. Rémy imprime en 1787 ses Considérations philosophiques pour faire suite aux différents Tableaux de Paris. Quand il raconte les jours tragiques de 1792, le journaliste Peltier intitule son livre: Dernier Tableau de Paris. Pour exposer les folies du Directoire, Chaussard compose, sous le pseudonyme de Dicaculus, le Nouveau Diable boiteux, et il écrit au-dessous : Tableau philosophique et moral de Pa ris (an VII). Et pour grossir davantage cette liste nous trouvons Encore un Tableau de Paris par Hanrion (an VIII). C'est un titre consacré, un prototype en quelque sorte. Par delà la Révolution et l'Empire, la postérité des imitateurs continue de pulluler. Voici les Tableaux de Paris, de Marlet (1823), Paris, Tableau philosophique et moral, de FournierVerneuil (1827), les Nouveaux Tableaux de Paris, de Beauregard (1828) etc., etc.

Néanmoins, ai-je dit, le cas de Mercier reste unique. Relativement aux successeurs qui viennent d'être cités, il demeure ce qu'il était par rapport à ses prédécesseurs. Chez les uns comme chez les autres, on aperçoit des fragments épars de cette image de Paris que lui seul a reproduite dans sa gigantesque intégrité. Il donne une impulsion et qui se prolonge loin; mais de ceux qui la reçoivent, les uns se bornent à consigner dans une brochure les vues de leur philanthropie personnelle sur quelque point de détail, les autres appliquent le titre de Tableau de Paris à la peinture d'un événement historique déterminé, d'autres encore le

vers. p. 129. Métra fait, aux dépens de Mercier, l'éloge de ce petit livre, plus complet dans son raccourci, ose-t-il prétendre, et en même temps plus exactement restreint à son objet que les huit volumes alors publiés du Tableau. « L'auteur a fait ce qu'il a pu pour qu'il ne se trouvât pas une ligne qui ne fût un trait nécessaire à l'ensemble. » Corr. secr., xv, 393.

1. Assez mal nommé, d'ailleurs, c'est principalement un recueil d'anecdotes où il y en a beaucoup de fastidieuses.

2. Diogène à Paris.

3. Peltier, par exemple.

ramènent du style figuré au style propre et le font servir à un recueil d'estampes'. Ceux-ci composent la chronique du jour, ceux-là épandent des ressentiments particuliers dans quelque volumineux pamphlet. Aucun n'a refait le Tableau de Paris.

Dira-t-on qu'il ne s'est plus trouvé d'écrivain pour suffire à cette tâche, telle que l'avait conçue Mercier? Mais peutêtre est-ce aussi que, depuis Mercier, elle a, en effet, beaucoup grandi. Il en est aujourd'hui de l'étude d'une grande. société comme de l'étude d'une science quelconque, dont chaque division, prise à part, a de quoi occuper l'activité d'une vie entière. Que l'on considère, par exemple, les mœurs d'une part et les institutions de l'autre. Les mœurs, on a, de tout temps, pu les observer à loisir. A cet égard, aucun obstacle ne bornait les recherches de Mercier, mais on n'en saurait dire autant des institutions. Les renseignements, alors fort restreints, en réduisaient nécessairement la description à une assez petite échelle, si bien qu'en s'efforçant de réunir dans les limites du même ouvrage l'examen des unes et des autres, Mercier faisait une tentative, déjà fort laborieuse, à coup sûr, mais non point. décidément impraticable. Au contraire, de nos jours, les moyens d'information se sont prodigieusement multipliés, et, tout à l'avenant, les exigences du lecteur. S'il s'agit des « organes » et des « fonctions » de Paris, pièces d'archives, statistiques et documents de toute espèce abondent à la disposition de l'écrivain et lui tracent un plan de travail assez vaste pour qu'il ne l'excède pas, pour qu'il ne surcharge pas son sujet d'un ou plusieurs autres de pareille étendue. Aussi voit-on Maxime du Camp, l'historien de ces << organes » et de ces « fonctions », dans les six volumes qu'il leur consacre, n'accorder qu'une place exiguë aux mœurs et aux usages, quelques chapitres où ils figurent, d'ailleurs, à l'état de hors-d'œuvre et de surcroît, car ce n'est pas moins qu'un ouvrage spécial et pour le moins aussi long qu'ils eussent réclamé, de leur côté.

Les procédés minutieux de l'investigation moderne ne permettent donc plus de rassembler dans un même livre

1. Marlet.

2. Paris en miniature, le Petit T. de P., etc.

3. Fournier-Verneuil.

tout ce que Mercier a fait tenir dans le Tableau de Paris, les matières d'État avec les galanteries mondaines ou les inté rieurs bourgeois, la poésie des souvenirs historiques et le petit manège des industries populaires. Même réduit à lui seul, le chapitre des mœurs, pour nos yeux armés de loupes, s'accroît jusqu'à des dimensions si démesurées que les grands portraits de Paris, dans notre siècle, les plus analogues au Tableau de Mercier, ce n'est plus un auteur unique, c'est toute une société d'écrivains qui les compose. Ainsi du Livre des Cent et Un, en quinze volumes (1831-34), ainsi du Nouveau Tableau de Paris au XIXe siècle, qui en compte sept (1834-35), ainsi des Français peints par euxmêmes, où Paris en occupe cinq (1840-42). Et c'est encore à un travail de collaboration que l'on doit même tel ouvrage plus court, la Grande Ville, nouveau Tableau de Paris, par Paul de Kock, Balzac, Alex. Dumas, F. Soulié, etc. (184243), ou Paris et les Parisiens au XIXe siècle, par A. Dumas Th. Gautier, Arsène Houssaye, etc. (1856). Les peintres ne font point défaut au modèle, mais c'est le modèle qui, de plus en plus, se dérobe aux prises d'un seul peintre. Il y a un moment d'élection pour certaines œuvres, avant lequel il ne s'est point encore trouvé de cerveau pour les concevoir, passé lequel les circonstances en contrarient l'entreprise. C'est pour avoir trouvé à ce moment la pensée capable de le réaliser que le Tableau de Paris existe et qu'il est unique.

XVII

Dans l'intention de Mercier, la France devait avoir son tour après sa capitale. Il en courait déjà les grandes routes, se recommandant à la vigilance de la maréchaussée tutélaire, et, à la date de 1788, il promettait de commencer six ans plus tard la publication de ce nouvel ouvrage'. Six ans plus tard, ce fut 1794. On comprend de reste que le projet n'ait pas eu de suite. Il semble aussi que l'idée de faire un tableau de Versailles lui ait un instant traversé l'esprit. C'est ce que ferait croire un brouillon de préface retrouvé dans ses papiers, où il appuie avec force sur une 1. T. de P., ix, 226.

de ses plus chères convictions: « J'ai la satire en horreur... Je pense que la satire est un mal, qu'elle ne corrige personne, qu'elle irrite, qu'elle endurcit, qu'elle détourne1... » Et il déclare n'avoir pour objet que d'exprimer des vérités générales et de les faire parvenir jusqu'au souverain. Mais un autre dessein lui tenait surtout au cœur. Le Tableau de Paris appelait une contre-partie. L'instruction morale que Mercier s'était proposé d'en tirer, c'est par la comparaison d'une autre société, d'une autre race d'hommes qu'il entendait l'achever, d'une société et d'une race à la fois distinctes des nôtres et dignes d'être citées en exemple.

Où les chercher? On le devine sans peine. « Paris règne encore en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Hollande. Le cabinet de France y commande de toutes parts... Mais le pays qui s'est le plus garanti des mœurs de la France et qui a mis sa force et sa gloire à lui résister, à s'opposer à toutes ses idées, c'est l'Angleterre », l'Angleterre qui, dans tous ses ouvrages, ne cesse de hanter Mercier, l'Angleterre à qui il doit tant d'inspirations et de directions diverses, dont il allègue d'instinct les idées et les mœurs comme autant de censures pour tout ce qu'il rencontre de répréhensible dans son propre pays, l'Angleterre enfin qu'il rêve de réconcilier avec la France. C'est à leur grand dommage réciproque, pense-t-il, que deux nations faites pour l'emporter par leur accord sur toutes les autres vivent en état de défiance et d'hostilité. « Si l'Anglais et le Français, par un plus fréquent commerce et par l'épreuve mutuelle de leur caractère, pouvaient affaiblir cette ancienne jalousie qui les a aveuglés jusqu'ici sur leurs vrais intérêts, s'ils voulaient respirer dans une concorde parfaite et dans l'oubli de toute disparité d'opinions, ils sentiraient bientôt que leur antipathie n'est ni fondée ni réelle, qu'elle peut s'évanouir aisément et qu'ils sont plutôt nés pour mêler et accroître leurs lumières et, s'il faut se permettre l'expression, pour jouir de leur supériorité naturelle sur les autres nations de l'Europe. Cette alliance, si plausible aux yeux du philosophe et secrètement désirée par quelques politiques à vue profonde et élevée, verserait des deux côtés l'instruction, l'abondance et

1. Papiers de M. Duca.

2. T. de P., x1, 370.

l'exemple salutaire des plus heureuses innovations'. >>

Ces idées n'étaient pas fort en faveur à la vérité. Le ressentiment héréditaire et les souvenirs de 1763 avaient, pour leur bonne part, contribué à rendre tout Paris insurgent. Par une tradition presque constante, non moins que par l'effet des exigences accidentelles du système autrichien, le Cabinet de Versailles suivait une politique opposée à celle de l'Angleterre. Et si cette politique, par ailleurs, répugnait fort au sentiment public, en ce point, toutefois, elle lui donnait satisfaction. Presque unanimement tournée contre Vienne, ce n'est pas pour cela du côté de Londres que l'opinion se laissait gagner. Tout ce qui se piquait d'un jugement libre avait les yeux fixés sur Berlin ; et, à l'encontre de l'alliance en vigueur que chacun abhorrait, c'est l'entente avec la Prusse qui servait de ralliement, de lien commun favori à tout l'esprit d'opposition. Là-dessus, les gens de cabinet s'en tenaient aux profondes combinaisons de Favier et, en les vulgarisant sous le couvert de son fameux livre, Raynal avait fait l'éducation de la foule. Tout se résumait à s'appuyer sur la Prusse pour abaisser l'Angleterre et reprendre la prépondérance en Europe.

Mercier pourtant n'avait pas tort de dire que quelques politiques à vue profonde et élevée pensaient comme lui. Reconquis depuis peu à lui-même, quand Mirabeau consacrait les loisirs d'une obscurité relative à méditer sur la constitution de l'Europe, il se prononçait très nettement, ainsi qu'on le voit dans ses lettres à ses amis d'Allemagne, pour un accord intime de la France et de l'Angleterre. Et les mêmes principes dirigeront en 1792 le coup d'essai diplomatique de Talleyrand❜.

Mais, avant de s'entendre, l'essentiel est de se connaître. Et justement, dans ce temps, des communications croissantes entre les deux peuples tendaient à les instruire davantage l'un sur le compte de l'autre. Dès longtemps Londres recélait dans ses bouges ce qu'il y avait de plus compromis parmi les gens de plume français. Ils y gagnaient leur vie en composant de venimeux pamphlets, et c'est dans un de ces repaires que Beaumarchais avait signalé ses

1. VII, 240, 241.

2. Voir, sur l'état de l'opinion à l'égard de l'Angleterre, A. Sorel, L'Europe et la Révolution Française. Paris, Plon, 1885, 1, 308, 309, 317.

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