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Contes moraux, nous descendons beaucoup plus bas. Considérer les destinées de notre espèce et en raisonner bien ou mal, cela garde quelque intérêt, même quand l'opinion soutenue prête à beaucoup de controverses; proposer une explication du mystère des choses conforme à l'amour qu'on ressent pour les hommes et y mettre, avec toute sa foi, tout son cœur, cela mérite plus que de l'attention et attire la bienveillance due à tout ce qui est généreux et sincère. Mais, si l'on prétend retracer les faits et gestes de créatures vivantes, il importe avant tout qu'elles soient vivantes et que nous les reconnaissions pour telles. Après cela, le moraliste aura tout loisir de tirer de leur histoire l'enseignement qu'il nous juge convenable, il pourra y faire régner le plus austère esprit d'édification, il pourra disposer toutes choses en vue de l'effet à produire. Là dessus les points d'optique varient et la vérité se prête complaisamment à tous les biais sous lesquels on veut l'envisager. Encore pourtant faut-il que ce soit elle qu'on envisage. Or, entre tant de choses qui manquent aux contes moraux de ce temps, en général, et à ceux de Mercier en particulier, c'est la vérité certainement qui manque le plus.

Le conte moral avait été mis à la mode par Marmontel, comme l'héroïde par Colardeau. D'abord publiés séparément dans le Mercure, ses contes avaient eu l'honneur de plusieurs éditions dont une ornée par Gravelot de vignettes délicieuses. Non seulement ils avaient conquis la faveur des lecteurs, mais largement défrayé le théâtre on les mettait en pièces à ariettes comme tant de romans de nos jours en comédies ou en drames. Nombre d'imitateurs s'en étaient inspirés. Baculard d'Arnaud, La Dixmerie, Bastide, etc., et Mercier, venant à son tour, renchérit encore sur l'exemple de Marmontel, coupable, selon lui, d'avoir poursuivi de ses traits le ridicule plutôt que le vice. Or « tant qu'il restera un vice sur la terre, comment, s'écrie Mercier, osera-t-on songer à purger les ridicules 1? »

Il s'agit pour un bon faiseur de contes moraux, tel qu'il l'entend, de démasquer, de flétrir les méchants, et de peindre la vertu «< sous les couleurs aimables qui la caractérisent». La force persuasive de ces ouvrages consiste,

1. Fictions morales, préface.

on le devine, à nous indigner contre les uns et à nous attendrir en faveur de l'autre, puisque l'attendrissement est la condition première de la conversion. Afin de remplir plus sûrement cet objet, on évitera toute ambiguïté dans le jugement des personnes et dans l'appréciation des faits. On se gardera, par dessus tout, de montrer dans un cœur humain les mobiles honnêtes et les mobiles coupables à l'état de mélange; pour les fautes commises, on ne cherchera pas les origines, le sophisme secret, ce qu'il y a d'inconscient et ce qu'il subsiste de bonne foi dans les erreurs de la volonté; s'il s'agit de la pratique du bien, on n'y décèlera aucun alliage suspect, rien de mesquin, rien de machinal, rien de calculé. Car expliquer le mal tend à l'atténuer, expliquer le bien pourrait en diminuer le crédit, en ternir l'éclat. Tout cela est bon pour le roman d'aujourd'hui, plus curieux du fait que préoccupé du devoir, et chez qui il faut bien l'avouer le souci esthétique ne tourne pas trop à l'encouragement des droites volontés. Non, quiconque tient une plume on nous l'a dit à satiété - fait acte d'éducateur. Pour que nul ne s'y méprenne, les hommes sont divisés en deux catégories parfaitement tranchées : les bons et les méchants, or pur ou plomb vil. C'est la poétique de l'imagerie d'Épinal. Nous verrons plus tard qu'appliquée par notre auteur à ses drames, la même psychologie rudimentaire n'y devait pas être d'un moins fâcheux effet.

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En même temps qu'à l'héroïde, Mercier s'était, dès la vingtième année, exercé au conte moral. Il avait inséré dans le Mercure d'octobre 1761 Medius, histoire d'un amour sincère qui finit par triompher des préjugés du monde et des traverses de la vie. Du même auteur, le Mercure de janvier 1762 donna quelques pages intitulées les Souhaits où il est démontré que l'homme s'égare dans ses vœux et qu'il fait un mauvais usage des biens qui lui sont départis. En 1767, parut la Sympathie', écrit d'une insipidité rare, qui nous présente un jeune homme éloigné de la maison paternelle par la haine d'une marâtre et tombant, dès la première étape, entre les bras d'un bienfaiteur dont il épousera la fille, après force exclamations et transports de sensibilité.

i. Beaucoup trop louée par l'Ann. litt. « Cette brochure annonce un homme qui pense, qui sent, qui écrit... » 1767, v, 163.

Enfin, en 1769, Mercier publia, sous le titre de Contes moraux, un recueil qui en contenait quatre Les Hypocrites, l'Avare corrigé, les Époux malheureux, Histoire de Mule de

Rémilies.

Quelques traits y sont peut-être bons à relever. Ainsi, dans le second qui retrace un miracle de l'amour triomphant de l'avarice, la description de l'endurcissement causé par ce vice nous montre ce qui donne à l'auteur le plus d'indignation. Le héros de l'aventure « ne sut jamais pleurer sur l'infortune de son semblable..... Il lut ces beaux ouvrages de notre siècle où les droits de l'humanité sont exposés d'une manière si touchante et si neuve, et il les lut sans être ému.» Cet avare fait outrage à l'espèce humaine, et Mercier a grande hâte de défendre celle-ci : « Il est des hommes vils, mais heureusement, ils ne forment point le plus grand nombre... Quels livres que ceux qui calomnient le genre humain, qui imputent à tous les hommes le vice de quelques âmes basses, qui les traitent comme des criminels parce qu'ils sont faibles et malheureux!..... L'humanité est loin d'être parfaite, mais elle n'est pas si noire qu'on nous la peint. »

Autre vilaine engeance que ces hypocrites qui font l'objet du premier conte. Ils commettent mille noirceurs et surprennent cependant l'estime des gens de bien, tant ils ont le secret de se déguiser. L'opinion publique n'est sévère que pour les fautes non dissimulées, celles où tombent les cœurs sincères. Ici parait à plein la fausseté du genre. Afin de nous donner plus d'horreur pour ce vice ténébreux, Mercier nous le dépeint moins occupé de servir l'intérêt personnel qu'appliqué à se contenter lui-même, par méchanceté pure, et ses hypocrites, au rebours de toute vraisemblance, se plaisent, entre eux, à se dévoiler, à raisonner sur leur cas, à se faire mutuellement les honneurs de leur âme fourbe. L'instruction du lecteur y gagne, à ce que croit Mercier qui ne craint jamais d'appuyer trop. Ailleurs, il lui échappe un cri du cœur bien significatif. » Un méchant devrait être puni en n'aimant jamais, et c'est à regret que je vois entrer l'amour dans un cœur vicieux. « Voilà qui dérange la théorie, en effet quoique ce méchant ne connaisse pas les vraies douceurs d'un sentiment tendre, c'est encore trop qu'il en goûte les plaisirs vulgaires.

Les Époux malheureux mis en scène par le troisième conte sont les plus honnêtes gens du monde condamnés par les persécutions d'un père à des extrémités atroces, voués à la honte et à la mort. Enfin le petit roman épistolaire de M® de Rémilies nous expose le cas d'une fille fière et brave qui tire vengeance d'un séducteur et meurt de l'avoir tué. Une seule de ces quatre histoires a un dénouement heureux. Les trois autres racontent le vice récompensé et la vertu punie. Mercier prévoit l'objection. « On veut sur le théâtre et dans les livres que les bons triomphent, je le veux aussi, mais dans le monde..... le crime a trop souvent l'avantage1». Il ne sert de rien de le dissimuler, et les lecteurs n'en tireront pas moins des contes moraux le fruit qu'ils doivent en tirer.

Ce petit livre oblint une approbation unanime, tant le genre sensible mettait alors le public à l'unisson de l'écrivain. Les principaux journaux littéraires, pour la première • fois, rivalisèrent de compliments envers Mercier. On le loua d'avoir, comme il s'en était flatté, tourné ses traits contre le mal plutôt que contre le ridicule; on proposa cette innovation dont il avait l'honneur en exemple aux autres jeunes écrivains; on vanta la chaleur, l'intérêt et la philosophie qui faisaient le mérite de l'ouvrage et on engagea instamment l'auteur à tenir sa promesse en écrivant d'autres contes. A la vérité, il n'était nullement nécessaire de l'y stimuler. Cette sorte de littérature rentrait trop bien dans la tâche qu'il s'était assignée. Il composa donc plusieurs autres écrits larmoyants dont il n'y a rien de plus à dire que des premiers et qui, rassemblés avec ceux-ci, formèrent trois volumes publiés en 1789 sous le titre de Fictions morales.

Pour mémoire et afin de ne rien omettre des écrits de jeunesse, ajoutons à ceux qui viennent d'être énumérés

1. Les Hypocrites.

2. Notons en passant que les Contes moraux publiés par Mercier sous son nom en 1769 ont été confondus à tort avec un autre ouvrage anonyme qui parut la même année et qui était intitulé: Contes moraux ou les Hommes comme il y en a peu. L'erreur a été commise par Quérard et par M. Tourneux dans son édition de Grimm, viii, 255.

3. 1769. Année littéraire, 111, 205. Mercure, 1, 91. Journal Encyclopédique, v, 463.

un poème en vers sur le Génie, lu en public à l'Académie, et non sans applaudissements, le jour de la Saint-Louis de 17661. On y relève ces deux vers d'assez fière tournure qui proclament le génie indépendant des règles.

Admire un vol hardi, ne le mesure pas.

Pour franchir l'univers, les dieux ne font qu'un pas.

Nommons encore les Amours de Chérale (1767) *, poème en prose où la vertu et la passion font un bizarre assemblage; la Lettre de Dulis à son ami (1767), héroïde saugrenue et répugnante, confession d'un moine qui, veillant le corps d'une jeune fille trop aimée, ne peut résister à sa passion et ressuscite ainsi la fausse morte, exemple bien significatif de la déformation des objets dans le cerveau illuminé de Mercier, puisque cette triste conception, bonne à inspirer un conteur grivois, est traitée par lui avec le plus grand sérieux et ne lui donne lieu que de plaindre l'erreur d'un cœur épris, sur qui la vertu n'a pas perdu ses droits'. Il n'y a de même qu'une brève mention à faire des Songes d'un hermite qui parurent en 1771. Ces innocents apologues de morale familière ne nous apprennent rien de nouveau sur les idées de l'auteur.

Prose ou vers, Mercier, à trente ans, avait déjà publié plus d'une douzaine de volumes et brochures. Quelque mesure d'indulgence ou de sévérité qu'on y veuille appliquer, ces premiers ouvrages du jeune écrivain ne seraient point par eux-mêmes des titres suffisants à l'attention, si plusieurs, ceux dont l'analyse remplit les pages précédentes, n'apportaient à l'histoire morale de leur auteur d'utiles éclaircissements. En nous révélant l'œuvre à laquelle il engage sa vie et l'inspiration maîtresse qui ne ces

1. Mercure de France, oct. 1766. Recueilli plus tard dans Mon B. de N., Iv, 55. En outre de ce poème, Quérard en signale un autre qui serait de la même année et que je ne connais pas : Le génie, le goût et l'esprit, en quatre chants.

2. Corr. litt., VII, 324. Le Journal de Neuchâtel compara obligeamment ce petit ouvrage au Temple de Cnide, 15 juin 1784, p. 440.

3. Corr. lilt., vn, 309.

4. Fréron rendit le compte le plus flatteur de cette monstrueuse histoire. Ann. litt., 1768, vi, 206. En changeant d'avis sur l'auteur, il devait, il est vrai, en changer aussi sur l'ouvrage. Ibid., 1775, 1, 53. 5. Journal Encycl., 1771, 1, 73.

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