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jeune homme assez bien mis me précède. Tout à coup quatre estafiers sautent sur lui, le tiennent à la gorge, l'entraînent, le pressent contre la muraille. L'instinct naturel m'ordonne d'aller à son secours; un tranquille témoin me dit froidement : « Laissez, ce n'est rien, c'est un enlèvement de police. » On met les menottes au jeune homme et il disparaît. Ou bien, c'est dans l'escalier d'une maison paisible qu'il s'élève de nuit une rumeur insolite. « Le lendemain, un voisin qui a entendu du bruit dans la maison demande ce que ce pouvait être. Rien, c'est un homme que la police a fait enlever. Qu'avait-il fait? On n'en — sait rien: il a peut-être assassiné ou vendu une brochure suspecte. - Mais, Monsieur, il y a quelque différence entre ces deux délits. Cela se peut, mais il est enlevé. » On s'est saisi de lui sans lui montrer aucun ordre; il ne sait où on le conduit; le voilà en route pour la Bastille, ou Ham ou Pierre-Encise. « D'où part l'arrêt de proscription? Vous ne pouvez le deviner au juste 1. »

Aux prises avec une puissance si exorbitante, que deviennent ceux qui n'ont pas de crédit, ni de répondants, la foule des gens sans aveu? Il est inévitable que des erreurs et des injustices se commettent, surtout si l'on songe que le lieutenant de police ne peut tout voir par ses yeux. Il y a des subalternes, des exempts, des satellites que force est bien de croire sur parole et dont une autorité aveugle sert les calculs intéressés ou les vengeances. Tout ce qui n'a pas la conscience bien nette leur est taillable à discrétion. « Ainsi la liberté des misérables et derniers citoyens aurait un tarif et l'on grèverait de cette étrange imposition la portion nombreuse des prostituées, des joueurs de profession, des empiriques, des colporteurs, des escrocs, des chevaliers d'industrie, etc., tous gens qui font le mal et qu'il faut punir, mais qui en font encore davantage quand ils sont obligés de payer et d'acheter pour un certain temps le privilège de leurs désordres! » Encore le scandale de la punition l'emporte-t-il sur celui de l'impunité.

Voyez comme on en use avec une classe malheureusement assez nombreuse de la population. « On enlève tous les mois, sans beaucoup de façons et sur le simple ordre d'un com

1. v, 237, 238.

2. v, 240.

missaire, trois ou quatre cents femmes publiques; on met les unes à Bicêtre pour les guérir, les autres à l'Hôpital pour les corriger. Celles qui ont quelque argent se tirent d'affaire. On voit passer toutes ces créatures, un certain jour du mois, devant le juge de police, seul juge en cette matière; elles lui font une révérence en lui disant des injures, et il ne fait que répéter gravement: A l'Hôpital, à l'Hôpital. Elles y restent tout le temps qu'il plaira au secrétaire du lieutenant de police qui prononce seul et sans recours. Mercier le répète avec une grande et légitime indignation: Cette partie de notre législation est dans un chaos affreux. L'arbitraire y règne, les tribunaux légitimes sont dessaisis et on ne peut trouver ni l'origine ni les titres d'une pareille énormité. Là-dessus qu'on n'allègue pas l'opprobre de la plupart des victimes. Avec une telle manière de procéder, quel moyen les innocentes auront-elles de se justifier??

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Et quand ce sont des indigents, des mendiants qu'on enveloppe dans un même coup de filet pour les plonger dans le désespoir de Bicêtre, quel argument fondé en morale. trouvera-t-on à invoquer? Il n'y a qu'à se rappeler les actes de barbarie commis de 1769 à 1772. « On vit des enlèvements qui se faisaient de nuit par des ordres secrets. Des vieillards, des enfants, des femmes perdirent tout à coup leur liberté et furent jetés dans des prisons infectes... Le prétexte était que l'indigence est voisine du crime, que les séditions commencent par cette foule d'hommes qui n'ont rien à perdre, et, comme on allait faire le commerce des blés, on craignit le désespoir de cette foule de nécessiteux parce qu'on sentait bien que le pain devait augmenter. On dit : « Étouffonsles d'avance », et ils furent étouffés; on n'imagina pas d'autres moyens'. C'est pour ces malheureux qu'on a imaginé des prisons de nouvelle institution, dites dépôts ou renfermeries, demeures fétides et ténébreuses, où on les tient dans l'inaction, où on les voue à une mort lente".

Mercier se sent le cœur oppressé de tristesse et de pitié à considérer tant de manières de faire souffrir les hommes, si

1. I, 192.

2. 1, 192-194.

3. I, 208.

4. III, 286, 287.

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peu de discernement dans la punition, tant de chances laissées à l'erreur et, par dessus tout, tant de passion contre les moindres délits ou même contre des actes qui honorent, contre les écarts d'opinion et contre les audaces généreuses. Tout le ressentiment amassé dans son âme s'exhale avec une ivresse de vengeance à l'aspect d'une prison d'État supprimée, du donjon de Vincennes destitué enfin de sa sombre charge. Il le visite en compagnie d'une jeune et gracieuse femme, et, d'abord, c'est une joie de fouler les décombres qui élargissent les premières issues. Tous deux promènent leur curiosité triomphante parmi tant d'horreurs devenues inoffensives. Mais l'effroi les saisit par degrés, leurs idées se rembrunissent, Mercier en oublie sa compagne et apostrophe la formidable enceinte de pierre. Répondez, murailles, rapportez à mon oreille les gémissements dont vous avez été témoins! Que d'angoisses! L'ennui, le désespoir ont habité ces lieux!... » Ici, pense t-il encore, combien on a expié cruellement « dans des jours moins heureux que les nôtres, une chanson, une épigramme, une page d'impression! » Son œil fouille le demi-jour et découvre de curieux témoignages de l'obsédante préoccupation des captifs ces peintures grossières, sur la paroi des cellules, qui figurent une suite de tours cent et cent fois répétées, et de chacune se dresse, perçant le toit, une tête humaine. Dans quelle mélancolie il glisse peu à peu en méditant sur le douloureux mystère de la rigueur souveraine qui s'est tant exercée en ce lieu, sur ce mol terrible de raison d'État auquel on a fait tant de sacrifices! D'où vient cette injuste répartition des destins politiques qui a valu aux Anglais l'habeas corpus, aux Français les lettres de cachet? La visiteuse cependant se lasse un peu de trouver le philosophe si absorbé. Ils s'en reviennent et elle demande alors à voir un jour la Bastille ouverte et ruinée, elle aussi, comme elle a vu le donjon de Vincennes à moitié démoli et vide de prisonniers. Je lui ai promis de faire tous mes efforts pour cela... La Bastille est toujours debout, quoique nous l'ayons rasée dans nos écrits, mais il faut qu'elle tombe un jour1. Or le volume qui contient ces pages fut publié en 1788.

1. IX, 121-128.

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XV

L'occasion était belle, il faut l'avouer, de déclamer un peu le temps et le lieu y prêtaient, et il n'était vraiment pas possible de s'en donner à soi-même de meilleures raisons, ni puisées à une source plus ardente. Aussi bien l'admirable est-il, comme je l'indiquais plus haut, que Mercier n'en ait pas abusé davantage et que l'indignation ne lui ait, en somme, point du tout brouillé le jugement. Inégalité, arbitraire, intérêt personnel, les institutions qu'il vient de passer en revue ne lui ont que trop révélé ces vices, et rien ne ressemble moins à la cité philosophique de l'An 2440. Pourtant Mercier ne nous propose nullement de faire table rase.

D'abord, il a, nous l'avons déjà vu, cette intuition très juste et très haute que les mauvais principes, pas plus que les bons, ne produisent la totalité de leurs effets. On s'accommode, le gouvernement ne fait qu'une partie de ce qu'il peut et laisse le sujet faire une partie de ce qu'il veut. Mesure et limite des droits réciproques, voilà qui demeure sans doute fort nébuleux, qui peut donner et donne lieu, en effet, à des heurts, à des conflits; mais, dans la vie quotidienne, n'en vient-on point presque toujours à transiger? Le Parlement, par exemple, si incertaines, si contestées que soient ses prérogatives politiques, et si sujettes aussi à se voir méconnues, le Parlement néanmoins n'a pas laissé de rendre des services éminents à la liberté1. C'est surtout un pouvoir d'opinion, mais comme, à ce titre, on le considère et que fréquemment on l'écoute, l'opinion aussi prend confiance et se rassure. Des résultats de ce genre, après tout, sont ce qui importe le plus et permettent de passer outre à bien des exigences de la raison pure, à bien des scrupules de la métaphysique politique. Pour sa part, Mercier tient qu'en fait de gouvernement, il y a avantage à ne point trop tirer au clair le problème des titres légitimes et des droits constitutifs. « L'équivoque entretient la tranquillité générale ainsi, les agents moteurs de la nature sont

1. X, 284.

indéfinissables, et il est bon qu'en politique la force des agents réels ne puisse être ni calculée ni déterminée. Il faut que l'idée de toute puissance qui gouverne nage dans un vague mystérieux : la cohésion des parties d'un vaste État tient déjà un peu du miracle'. »

A l'heure où il les écrivait, ces réflexions tombaient mal, il est vrai, et elles ne manquaient de rien tant que de prévoyance. Toute époque n'est pas bonne aux compromis; celui qui régissait implicitement les rapports du gouvernement et des gouvernés était devenu horriblement fragile. Nous saurions meilleur gré à Mercier de s'en être aperçu. Mais si l'expérience du passé l'induisit ici en erreur sur l'avenir, cette expérience n'en faisait pas moins honneur à son bon esprit. Il appréciait avec autant d'équité que de mesure ce qu'il y a de relatif et de contingent dans l'application des principes politiques aux sociétés humaines. Celle dont il faisait partie, en dépit des principes, n'était pas un mauvais gite; nous avons vu, à propos de l'esprit politique des Parisiens, avec quelle finesse de pénétration il lui rendait justice. Il ne s'en laissait nullement imposer par l'amour de l'absolu, et, si le jugement que je viens de citer n'était point opportun, il n'en était pourtant pas moins sensé. C'est chose fort malaisée que de gouverner les hommes, et il est juste de ne pas se montrer trop sévère pour les tâtonnements, voilà une idée qui revient à tout propos chez Mercier. Parbleu ! l'entreprise paraît tout autrement unie aux faiseurs de brochures, aux inventeurs méconnus, aux utopistes. << Comme dans les romans, les personnages ne mangent point, ne boivent point (ce qui serait ignoble à dire), ne sont malades que d'amour et vivent au moyen d'une cassette toujours sous-entendue qui voyage avec eux à l'abri de tout accident et toujours remplie par des banquiers fidèles; de même ceux qui font des romans politiques ne s'embarrassent jamais du terrain cultivé d'un royaume. » Ne distinguet-on pas ici comme un écho de la fameuse parole de l'impé. ratrice Catherine à Diderot sur le papier, qui souffre tout, tandis que la peau humaine est bien autrement

1. vn, 276. On reconnaît ici la pratique familière de Retz. Mercier avait fait son profit du fameux aphorisme sur le droit des peuples et celui des rois qui ne s'accordent jamais si bien que dans le silence. 2. VI, 127.

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