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on corrige rarement le mal qu'on n'a point su prévoir. Les potences, les échafauds, les roues, les galères, inutiles vengeances! Les mêmes délits recommencent parce que la source n'en a pas été fermée 1. »

C'est du fond des entrailles que part le cri de Mercier. Quand il s'agit de dénoncer, de combattre le mal de l'injustice, de la dureté et de l'inertie, il obéit à son penchant le plus impérieux, il se sent à plein dans son rôle d'élection. Et ce mal, tel est le zèle dont il le poursuit que vous ne le verrez pas désespérer des remèdes. Tous lui sont bons. Il n'a ni le scepticisme sagace qui détourne des chimériques, ni la rigueur puritaine qui exclut les empiriques. En lui souffle encore l'enthousiasme spéculatif de l'An 2440 qui concevait la cité comme une régulatrice des consciences et une instigatrice agissante du bien privé! Le vou, d'abord, n'est point exorbitant, à la vérité, lorsqu'il demande que les vigilants viennent au secours des apathiques, lorsque, cédant aux transports d'une foi fervente, il rêve de voir s'élever au milieu de Paris «< une Tribune aux harangues où l'on parlerait au peuple assemblé. On y tonnerait contre de cruels abus qui ne cessent en tous pays que quand on les a dénoncés à l'animadversion publique... Aujourd'hui que les lumières politiques deviennent plus saines, on y proposerait ce qui pourrait être utile au public'. » A tout le moins, les prédicateurs ne devraientils pas appliquer à cet auguste emploi le privilège de la parole sacrée ? Et cela sans s'écarter de leur mission, car << toutes les idées utiles à l'humanité sont dans l'Évangile qui ne recommande qu'amour et charité : la philosophie de nos jours est une branche du christianisme. » Mais, au contraire, ils sont trop nombreux à en méconnaître l'esprit. « Je chéris beaucoup l'éloquence de la chaire, s'écrie Mercier, j'ambitionnerais fortement de pouvoir prendre la place de ces orateurs qui peuvent apporter des consolations aux calamités régnantes, parler au peuple d'un ton apostolique..... » On aurait à lui objecter que quelques-uns ne se montrent pas au-dessous de ce devoir, et lui-même en convient, d'ailleurs.

1. 1, 215.

2. III, 243.

3. ш, 296, 297.

Mais, ne nous y trompons pas, il ne se tient point satisfait qu'on exhorte et qu'on persuade. C'est d'injonction et de répression que les cœurs lâches ont besoin. «< Des censeurs du scandale public des mœurs, tels qu'ils étaient établis chez les Romains, seraient très nécessaires parmi nous. Car nos lois imparfaites préviennent-elles la confusion des rangs? Répriment-elles les extravagances du luxe qui ruine les fortunes médiocres? Empêchent-elles les banqueroutes? Arrêtent-elles la débauche qui va partout le front levé? On a créé des censeurs pour les livres : ces censeurs proscrivent tout ce qui pèche contre la décence, tout ce qui contredit les lois de l'honnêteté, etc. Pourquoi n'y aurait-il pas des censeurs qui demanderaient compte à cette foule de désœuvrés de l'emploi de leur temps, qui iraient au devant des scandales, qui préviendraient les délits? » Par exemple, les jeunes gens qui aiment trop à s'amuser avec des danseuses relèveraient du ministère de ces moniteurs. L'idée, après tout, n'est pas si neuve, et Mercier se réjouit de citer un précédent. « En 1661, il s'éleva en France une espèce de compagnie qui, éprise d'un zèle ardent pour le rétablissement des bonnes mœurs, se mit à censurer toutes les actions malhonnêtes que les lois ne punissent pas ». Ces hommes de foi << faisaient des perquisitions secrètes sur les mœurs et les personnes, en établissaient le rapport dans leurs assemblées et, après une délibération motivée et unanime, ils exposaient au public les délits et la honte des coupables. » Malheureusement, Louis XIV << ombrageux à l'excès sur tout ce qui avait un caractère d'union, » prit mal l'influence que la « Compagnie des œuvres fortes >> exerçait avec un succès croissant, et il lui fallut se dissoudre1. Dans cet ordre d'idées, on imagine sans peine que des lois somptuaires ne répugneraient en rien à Mercier. Il ne s'en cache pas et cite avec complaisance tel pays, le canton de Berne, où le législateur n'a pas craint de sévir contre la dissipation, tel autre, la Toscane, où l'ascendant du grand-duc a eu l'art de suppléer à tout texte écrit'. Si on l'en croyait, en outre, de bons textes strictement limitatifs de la propriété ne tarderaient pas à prendre place dans nos codes. et il y aurait intérêt à les compléter, lors de l'ouverture de

1. IV, 83-85. 2. II, 315-317,

chaque succession, par une enquête attentive sur les origines de la fortune du défunt, à cette fin de restituer à la société le fruit des gains illicites 1.

La passion de réformer les hommes l'engage à confondre, nous le savions déjà, la morale publique et la privée. Même, elle lui fait ici aventurer sa pointe plus témérairement que de coutume jusqu'au fort du pays d'Utopie. Mais, je l'ai dit, si la réalité n'ébranle pas en Mercier la foi au rêve, le rêve, non plus, ne lui fait pas oublier la réalité. S'il y a des moyens de corriger le vice par le vice, aucune inflexibilité de principe ne le conduira à les proscrire. C'est ainsi qu'on a l'étonnement de le voir, jusqu'à un certain point, recommander le jeu. « L'État est un corps malade, gangrené, il ne s'agit pas de lui imposer les devoirs d'un corps sain et vigoureux, mais de le traiter conformément à ses plaies. presque incurables. » La première loi est de vivre et la faim menace. Si l'État tire parti de la passion du jeu pour s'en faire des revenus, comment s'arroge-t-il le monopole de la loterie? et pourquoi ne pas laisser aux malheureux, contre leur mauvais sort, les chances d'un recours qui n'est pas toujours repoussé? Pourquoi ne point donner l'essor à l'espérance consolatrice et s'opposer enfin à l'événement de gains rapides qui sont si propres à accélérer la circulation de l'argent'? Il a, on le voit, l'empirisme aussi intrépide que l'esprit de chimère. Remèdes rationnels ou médecines de cheval, il n'a garde, dans son zèle de guérisseur, de compter avec les difficultés positives qui, à l'examen, pourraient en faire suspecter la vertu. Trop de circonspection est bon pour une âme pusillanime, et d'un tel reproche à Dieu ne plaise que Mercier ait jamais encouru l'ombre!

De vues justes, d'ailleurs, il va sans dire qu'il n'en

1. 1, 40.

2. T. de P., I, 235-237. Ailleurs, il est vrai, on le voit s'élever avec véhémence contre le fléau de la loterie, XII, 59 et suiv. Mais, même là, il blâme surtout ce que la constitution en a de défectueux, les fraudes qu'elle favorise. Il ne trouverait pas mauvais qu'on la réformât sur un plan plus équitable, de manière à rendre moins rares les chances de gain. Ce n'est pas ici, c'est dans l'An 2440, dans l'Homme de fer, qu'il s'est montré intraitable. Car il y traçait le plan d'une législation parfaite. Mais le Tableau, qui a un autre objet, se garde d'exclure même le défectueux pour corriger le pire.

manque pas non plus. C'est un mal que le luxe, toutefois la stagnation de l'argent en est un pire, et fort judicieusement il réclame une plus grande multiplication des signes d'échange, une banque d'État qui émette du papier-monnaie et supplée à la pénurie du numéraire, pour la facilité des transactions et pour la diffusion du bien-être'. Mais, d'autre part, il ne se déclare pas moins convaincu que les prodigues, dans la société telle qu'elle est constituée, remplissent une sorte de fonction réparatrice et providentielle. «< Rien ne me fait plus de plaisir que de voir l'héritier d'un millionnaire dépenser en peu d'années les biens immenses que son père avare et dur lui avait amassés. Car, si le fils était avare comme le père, à la troisième génération le descendant posséderait dix fois la fortune de son bisaïeul, et vingt hommes de cette espèce engloberaient toutes les richesses d'un pays'. »

Aux traits qui précèdent, on jugera qu'il n'était pas possible d'intenter une accusation plus passionnée contre les abus de jouissances et l'excès de douleur qu'engendre l'extrême civilisation. C'est la voix du prophète sur les villes maudites. Un peu plus, et il semblerait que l'anathème menaçât jusqu'au principe de la propriété. Quand Mercier résume ainsi ses griefs contre l'ordre social : « La pauvreté devient plus insupportable par la vue des progrès étonnants du luxe qui fatigue les regards de l'indigent. La haine s'envenime, et l'État est divisé en deux classes, en gens avides et insensibles et en mécontents qui murmurent », on ne s'étonnerait pas de voir ces lignes servir de préambule à quelque grand projet de refonte sociale, aux théories communistes d'un Restif ou d'un Babœuf. Mais nous avons remarqué déjà cette particularité essentielle chez lui que la sincérité des convictions exclut l'esprit de système. L'indignation dont il vient de donner des preuves non mesurées, non équivoques, n'est point, si j'ose m'exprimer ainsi, un effet de logique déductive. Il ne fait pas provision d'arguments au bénéfice d'une thèse à soutenir. Il s'abandonne sans réserve à toute l'horreur et à toute la tristesse que lui inspirent le spectacle de la profusion insolente et celui de

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l'irrémédiable dénuement. Avec la même franchise, il nous confessera des émotions toutes contraires, s'il en éprouve, et Paris ne l'en laissera point manquer.

XII

Jamais siècle n'a tant multiplié les bonnes œuvres1, jamais on n'a fait le bien avec tant d'application et d'intelligence. Non seulement, le Parisien est naturellement aumônier, dans toute la force du terme, mais la philosophie doit ici encore s'applaudir d'un de ses plus beaux succès, car les leçons de l'humanité n'ont pas été inutiles au génie de la charité. « Ce n'est plus l'esprit de parti, qui répand les secours. Le janséniste ne s'informe plus si le pauvre qu'il assiste pense comme lui, le protestant est aidé par le catholique, on est libéral sans être fanatique'. » Mercier se flatte, à ce propos, que les livres et le théâtre ont eu sur ce beau progrès une action efficace. Pourquoi lui refuserait-on la satisfaction de le croire? et qui peut dire, en effet, que, même en matière de vertu, la mode soit un aiguillon impuissant? Le penchant universel est à la bienfaisance rien de plus certain. Elle a, en quelque sorte, sa gazette officielle, le Journal de Paris, qui en publie les témoignages, et, tout bien considéré, on a raison de les publier. << Car on doit l'exemple au prochain », pour encourager les généreux et pour piquer l'amour - propre des avares. « Le bien aujourd'hui se fait par communication >>'; et rien n'atteste mieux les heureux effets de cette communication, l'entente féconde, la conspiration de zèle à laquelle elle donne lieu, que la grande entreprise de bienfaits connue sous le nom de Société Philanthropique. On y fait l'aumône mieux qu'ailleurs on n'administre les deniers publics : l'ordre, la vigilance, l'économie, la judicieuse repartition des secours y pourraient servir de modèle à bien des bureaux. « Le don ne s'égare point, il est appliqué à la souffrance réelle... Les secours sont réguliers;

1. x, 182.

2. VIII, 283.

3. iv, 131; x, 182; vm, 284.

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