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poli, facile à conduire, mais il ne faudrait pas trop prendre sa légèreté pour de la faiblesse; il est dupe un peu volontairement et je crois assez le connaître pour affirmer que, si on le poussait à bout, il prendrait une opiniâtreté invincible souvenons-nous de la Ligue et de la Fronde1. » Le grand secret, c'est que « les Parisiens semblent avoir deviné par instinct qu'un faible degré de liberté de plus ne valait pas la peine d'être acheté par une continuité de réflexions et d'efforts. » Aussi voyez ce qui en est résulté. De peuple à gouvernement, on s'est entendu en gens d'esprit, à demimot. Et voici justement où l'on prend la logique en défaut. Tirez les conséquences de cette série de notions qui, toutes, sont réelles il n'y a aucun pouvoir régulier opposé à celui du roi; la noblesse lui fait cortège; la robe se borne à des remontrances vaines et se retire; le peuple n'a ni voix, ni force; et, si vous en concluez un despotisme à la turque, vous vous tromperez du tout au tout. « Les Français, avec tout cela, ne sont pas asservis; les mœurs s'opposent au pouvoir absolu et le rendent modéré, civil, policé, lui ordonnent des égards et des ménagements. La nation a une certaine confiance en elle-même qui éloigne les coups trop arbitraires. Les privilèges de plusieurs corps ne peuvent être subitement anéantis; des barrières antiques contre l'autorité qui deviendrait oppressive, quoique faibles et pourries, font obstacle; et le génie national, en défendant aux sujets de désobéir, ne permet pas au souverain d'abuser durement de son pouvoir. Relativement aux lumières dont il jouit, jamais peuple ne fut plus soumis que le peuple français, mais c'est qu'il a calculé, pour ainsi dire, avec une raison qu'on pourrait appeler inspirée, qu'il devait céder la moitié de sa liberté pour jouir sûrement et agréablement de l'autre.

<< Ainsi, parmi nous, la liberté publique, vivante malgré de terribles atteintes, s'appuie avec plus de succès encore sur les coutumes et sur les mœurs que sur les lois écrites. L'empire des mœurs, plus absolu que les lois, parce qu'il est perpétuel, commande la modération à ceux qui seraient tentés de ne pas la connaître......Et ne voilà-t-il pas un gouvernement qui présente un vrai phénomène, puisqu'il

1. 1, 70.

2. 1, 69.

offre une espèce d'équilibre, tandis que toute la force écrasante est d'un côté et que, de l'autre, il n'y a pour contrepoids que les lumières, les mœurs et le principe inné de l'honneur?..... Vingt-deux millions d'hommes paisibles et non asservis, jouissant de leurs privilèges garantis par la main qui les gouverne, offrent, à tout prendre, une administration qui n'est pas malheureuse. Ses avantages contrebalancent une partie de ses défauts et la preuve en est que la nation en gros subsiste sans avoir visiblement perdu de sa force et de sa félicité, que le citoyen en général ne songe pas à quitter le sol de la patrie et que l'étranger, contemplant les mœurs douces qui commandent des lois modérées, y est perpétuellement attiré par un charme que rien ne peut affaiblir1. »

Assurément, voilà qui est parler en philosophe, je l'entends au sens d'aujourd'hui et non point du XVIIIe siècle, c'est-àdire en homme qui ne surfait ni l'infaillibilité des principes ni la valeur de ses propres préférences. Sans doute, il plairait davantage à Mercier que le peuple de Paris eût quelque chose des mœurs de Londres, qu'il fût moins ployable et plus irascible. Même, il se le figure, à cet égard, comme le temps y invitait, du reste, débonnaire et endurant plus que de raison. Mais il ne juge pas tout perdu par l'échec de ses maximes. Il n'est point de règle qui tienne. Gouvernement arbitraire et nation sans liberté, il n'en fera pas contre l'évidence une image trop noire. En dépit de la logique, tout cela vraiment s'accorde et s'arrange, tout cela est plus que tolérable et même assez engageant. Si peu qu'il s'en avisât, et toute antipathie à part, il a passé sur cette page de Mercier comme un souffle de Voltaire, du Voltaire des meilleurs jours, de celui qui a fait la Vision de Babouc. Pour ne pas ressembler à nos rêves autant que nous le souhaiterions, l'humanité, décidément, n'est déjà pas si laide. Et en achevant de la sorte le portrait politique des Parisiens, Mercier, par le mérite d'une si belle impartialité, achève de nous garantir la ressemblance. Pour le coup, nous l'en devons croire.

1. vin, 216-225, passim

VI

Toutes ces particularités du caractère parisien, il va sans dire que Mercier ne se contente pas de nous les donner à l'état abstrait et comme un résultat de l'analyse. Il nous les montre en action, nous les fait voir au passage et toucher pour ainsi dire. S'agit-il, par exemple, de nous apprendre quelle idée le peuple naïf se fait de la royauté, il nous introduit chez le savetier qui célèbre la fête des Rois en famille. « Ce jour-là il parodie la majesté; il croit fermement, ainsi que tous ses confrères, que les souverains et les princes ne s'occupent, dans leurs palais, qu'à boire, manger et se réjouir. Il ne leur attribue aucune peine, aucun souci, aucun travail, parce que leur table est toujours bien servie1. »

Nous savons en quelle méconnaissance de l'étranger la plupart des Parisiens demeurent et quelles fables ils en content. La pièce justificative n'est pas loin. « Un groupe de nouvellistes, dissertant sur les intérêts politiques de l'Europe, forment sous les ombrages du Luxembourg un tableau curieux. Ils arrangent les royaumes, règlent les finances des potentats, font voler des armées du Nord au Midi. Chacun affirme la nouvelle qu'il brûle de divulguer, lorsque le dernier venu dément d'une manière brusque tout ce que l'on a débité, et le vainqueur du matin se trouve battu à plates coutures à sept heures du soir'. » Mais, en fait d'ignorance candide, voici peut-être qui mérite la palme: à peine le jugerait-on croyable si Mercier ne l'affirmait. Pendant la semaine sainte, une grande foule de fidèles s'en va visiter au Mont-Valérien les figures de plâtre qui représentent la Passion et les divers épisodes du chemin de la Croix. «Tel badaud croit pieusement que ce Calvaire est la montagne même où les Juifs crucifièrent Jésus et qu'il expira réellement sur ce Calvaire où le peuple prie et s'agenouille. »

1. vi, 115.

2. 11, 158.

3. VII, 97. Voici d'ailleurs, qui pour un homme de lettres, est peutêtre moins supportable encore : « La moitié de Paris, au moins, ignore ce qu'était Voltaire! » x1, 168. Et, dans une rédaction manuscrite du même passage, je rencontre cette variante significative: «< ignore qu'on ait fait le Tableau de Paris. »

Pour la curiosité, l'avidité de voir du nouveau, les occasions ne lui manquent pas de la prendre sur le fait et la sienne y est toujours la première prise. « Qu'un homme lève les yeux en l'air et regarde attentivement un objet quelconque, vous en verrez plusieurs s'arrêter aussitôt et promener leurs regards du même côté, croyant fixer le même objet. Peu à peu la foule augmentera et tous se demanderont l'un à l'autre ce que l'on regarde. Pour un serin échappé et posé sur une fenêtre, voilà toute la rue obstruée par la foule; et, dans l'instant qu'il vole d'une lanterne à une autre, les acclamations, les cris s'élèvent généralement; toutes les fenêtres s'ouvrent et sont garnies; l'indépendance momentanée du petit oiseau devient un objet d'un intérêt général1. »

Mercier y était, j'en réponds, comme aussi il était en bon rang pour se donner, certain dimanche, le spectacle du tumultueux embarquement des Parisiens pour Saint-Cloud. La galiote est pleine, mais il y a de petites barques où l'on s'entasse. « C'est à qui entrera le premier dans le batelet; alors c'est presque un combat entre la garde qui leur donne des coups de bourrade pour les empêcher de se noyer et les badauds qui ne veulent pas désemparer le batelet chargé... Il y en a toujours quelques-uns qui tombent à l'eau. On les repêche, mais cela ne ralentit pas l'ardeur des poursuivants. >> Sur le quai, cependant, des véhicules de toute sorte s'alignent pour conduire les curieux aux grandes eaux. << Les plus prudents s'entassent sur des charrettes qui sentent les choux et le fumier qu'elles voiturent toute la semaine. De petites demoiselles endimanchées, montrant d'abord leurs jambes, escaladent la voiture à jour. Les voilà rangées comme une marchandise à vendre et pressées Dieu sait! Dès que le charretier jureur à donné le premier coup de fouet, toutes les têtes féminines ballottent, les bonnets se dérangent, les fichus aussi, c'est le moment des petites licences et les gros mots du charretier semblent préluder au ton du jour'. » Je gage à coup sûr qu'il aura été du voyage, il en connaît trop bien les cahots et sait par le menu ce qui arrive quand l'essieu rompt. Et c'est aussi, de sa personne, qu'il a maugréé contre les cabaretiers fripons qui taxent à l'innocent public la vue des cascades, l'abreuvent de « vinaigre fouetté » et

1. Ix, 165, 166. 2. IX, 339, 340.

lui vendent « de mauvaises viandes mal cuites à un prix exorbitant. » Et tout cela, après tout, est encore du plaisir.

Ce peuple en quête de divertissements, Mercier le suit, selon le quartier, le jour et la saison, dans tous les lieux où il se presse. Avec lui, il fête la Saint-Louis et se fait une joie. de l'ébahissement des bonnes gens à qui l'on ouvre les appartements de Versailles. A peine osent-ils fouler le parquet et les suisses rient de les voir «< considérer, le cou tendu, les plafonds et se mirer aux glaces. » Par grande faveur, le même jour, l'accès du jardin des Tuileries est permis aux plus humbles. On les régale d'un concert, et alors «< c'est un des plus singuliers tableaux et des plus animés que celui qu'offre tout ce peuple immense rassemblé, surtout quand y a clair de lnne. C'est une fête demi-nocturne que les femmes aiment de prédilection. Elles montent toutes sur des chaises, leurs amants à leurs pieds... L'oreille s'ouvre à la galanterie qui la touche beaucoup plus que les airs de feu Rameau. Cette confusion d'états, de personnes et de physionomies donne aux Tuileries un aspect unique; elles peuvent contenir alors environ deux cent mille âmes'. »

il

Nombre de spectacles attirent à époque fixe la foule qui ne manque pas d'y tenir aussi son rôle. Pensez-vous que Mercier laisse passer sans y assister cette cavalcade annuelle des huissiers qui exhibent en pompe, le lendemain de la Trinité, leurs médiocres talents d'écuyers aux regards moqueurs d'un public sans indulgence? Mille petites rancunes trouvent ce jour-là à se contenter innocemment. Dans leurs robes noires, ces cavaliers « ont mauvaise grâce, et tout le peuple rit de voir ces suppôts de la justice caracoler, garder mal leurs rangs et, au moindre choc, saisir les crins de leurs chevaux'. » Mercier, qui est peuple de tout son cœur, se gausse avec délices de l'ennemi en méchante posture. C'est pour lui aussi, pour son délassement encore qu'il s'en scandalise qu'on brûle, le 3 juillet, dans la rue aux Ours, l'effigie de ce Suisse ivre qui, jadis, ayant frappé du sabre une statue de la Vierge, en fit couler du sang. Sotte cérémonie, murmure Mercier, et toute détournée de l'esprit de son institution. On la perpétue cependant et elle ne sert qu'à réjouir la cohue. « Tout le monde rit en voyant ce

1. viu, 22, 27.

2. v, 204.

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