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voyage que de s'y rendre. Mercier l'a fait et refait assidûment, et il en garde dans les yeux la misère tragique. « Ce fut dans ce quartier que l'on dansa sur le cercueil du diacre Pâris et qu'on mangea de la terre de son tombeau... », spectacle d'horreur bien approprié à l'endroit. « Les maisons n'y ont point d'autre horloge que le cours du soleil; ce sont des hommes reculés de trois siècles par rapport aux arts et aux mœurs régnantes... Une famille entière occupe une seule chambre, où l'on voit les quatre murailles, où les grabats sont sans rideaux, où les ustensiles de cuisine roulent pêle-mêle avec les vases de nuit. Les meubles en totalité ne valent pas vingt écus, et, tous les trois mois, les habitants changent de trou, parce qu'on les chasse, faute de paiement du loyer. Ils errent ainsi et promènent leurs misérables meubles d'asile en asile. On ne voit point de souliers dans ces demeures, on n'entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfants y sont nus et couchent pêle-mêle1. » Cette page, toute franche, dépouillée et crue, n'est-elle pas de même éloquence (et sans aucun artifice littéraire!) et de même portée que le fameux morceau de La Bruyère sur les paysans?

V

Contrairement au compagnon d'Asmodée, ce dont Mercier n'a cure, ce sont les aventures des particuliers. Il ne se soucie ni de domiciles à violer, ni de secrets à surprendre. Ce qu'il lui faut, c'est justement ce que les naturels de Paris ne songent point à cacher ni à déguiser, ce qu'ils ont d'apparent, de manifeste et, en quelque sorte, de public. Comment ils se montrent et se comportent, en tout rang social, en toute condition humaine, aux heures de labeur et aux instants de détente, isolés ou en groupe, dans le jeu familier de leurs instincts et de leurs habitudes, de leurs travaux et de leurs plaisirs, de leurs opinions et de leurs préjugés ; leur humeur et leur dehors, leur complexion propre et les empreintes reçues et les plis contractés, voilà ce que Mercier recherche, scrute, analyse, discerne et dé

1. 1, 254-257, passim.

crit avec une attention, une patience minutieuse et un soin de naturaliste. Le signe du terroir, le cachet de la ressemblance y est toujours. Voici par exemple pour les particularités physiques : « Le peuple est mou, pâle, petit, rabougri... La fibre y est molle et détendue, l'épaisseur de l'atmosmosphère en relâche le ton, et les couleurs vives sont rares sur les visages'. » Et voilà pour les particularités morales. Ne nous reconnaitrons-nous point dans ce miroir? « Le Parisien s'échauffe d'abord avec une espèce de frénésie; le lendemain il tourne tout en ridicule, parce qu'il ne cherche que l'amusement'. » Cette accusation un tant soit peu humiliante, jurerions-nous qu'elle ait perdu tout fondement? <«< Le plaisir est la chose publique ; les événements nationaux ne sont pour Paris que des sujets d'entretien qui circulent comme nouvelles du moment; la chute des ministres n'occupe les esprits que trois ou quatre jours; passé ce temps, les histrions reprennent leur prépondérance*. »

Et n'est-ce point un travers proverbial parmi nous qu'il décrit en ces termes d'une crudité si expressive: «<ll ne faut que les fesses d'un singe pour faire courir tout Paris *»>, d'autant moins suspect de s'y méprendre que, sans doute, il s'en fût bien, lui-même et des premiers, reconnu atteint? L'empire de la mode enfin, prétendrons-nous que Paris l'ait secoué et qu'il convainque Mercier d'imposture pour en avoir, d'un trait si sûr, marqué l'importance énorme, la bizarrerie et la mobilité? « Les bilboquets, les dragées, les devises, les calottes, les pantins, les magots ont eu leur

1. T. de P., 1, 52, 17.

2. 1, 50.

3. x, 193.

4. II, 211. C'est l'insatiable activité de son esprit qui rend ce peuple si mobile. Fils d'une race plus indolente, le judicieux Malaspina, que j'ai déjà cité, rend compte de son impression en termes excellents. « J'ai trouvé les Parisiens pénétrés de ces deux maximes: il faut jouir, il faut s'occuper. Il ne suffit pas au Parisien de vivre s'il ne vit pas dans lajouissance et, d'autre part, il ne saurait vivre sans occupation. Il s'occupe donc pour jouir et l'occupation même est pour lui une jouissance. Ua tempérament très vif, curieux, incapable de supporter l'ennui, mobile dans ses désirs, le pousse & varier ses plaisirs et à les raffiner de tout son pouvoir; aussi a-t-il trouvé le moyen d'adapter le plaisir à toutes les classes et à toutes les ressources. Ici tout le monde jouit, le riche, le grand, le petit et le pauvre. » Article de M. G. Paris dans les Débats du 2 septembre 1891.

règne, ainsi que les concetti, les énigmes et le burlesque; puis est venu Vadé, avec son style poissard, et nous avons parlé le langage des halles. Les calembours, les charades ont eu leur tour; enfin Jeannot s'est vu placé sur nos cheminées en regard avec Préville qui ne vaut plus rien. » Et Mercier ajoute, par forme de moralité, car il a une rancune à soulager contre d'autres favoris passagers de la mode. << Les économistes ne sont plus hélas ! Je les ai vus naître, ergoter, briller, nous affamer et disparaître. »

Les Parisiens sont sujets à changer d'opinion, mais rien n'égale l'aveuglement de leur foi à celle du jour tant qu'il dure, et Mercier les prenait bien sur le fait en écrivant : « Quand une opinon a été amenée par la mode, rien ne la déracine qu'une nouvelle invasion de la folie. L'autorité, la sagesse sont impuissantes contre la déraison universelle. Les sots sont les ministres de la mode; ils la respectent, ils regardent ses jeux comme des lois essentielles. » A la vérité, l'inconstance même a ses compensations; elle préserve des erreurs endurcies, tout autant que des conversions durables. Comme il sait bien son Paris à fond, l'homme qui trace ces lignes ! « Il est plus difficile à Paris de fixer l'admiration publique que de la faire naître; on brise impitoyablement l'idole qu'on encensait la veille et, dès qu'on s'aperçoit qu'un homme ou qu'un parti veut dogmatiser, on rit, et voilà soudain l'homme culbuté, le parti dissous '. » D'autre part, n'est-il pas pris sur le vif, cet amour-propre ingénu et démesuré? « Quand un Parisien a quitté Paris, alors il ne cesse en province de parler de la capitale. Il rapporte tout ce qu'il voit à ses usages et à ses coutumes; il affecte de trouver ridicule ce qui s'en écarte; il veut que tout le monde réforme ses idées pour lui plaire et l'amuser. Il parle de la cour comme s'il la connaissait, des hommes de lettres comme s'ils étaient ses amis, des sociétés comme s'il y avait donné le ton. Il connaît aussi les ministres, les hommes en place. Il y jouit d'un crédit considérable; son nom est cité. Il n'y a enfin de savoir, de génie, de politesse qu'à Paris... Le vers fameux :

Elle a d'assez beaux yeux, pour des yeux de province,

le Parisien l'applique à son insu à tout ce qui n'est pas

1. 11, 212, 214.

dans sa sphère 1. » Voici un autre trait de suffisance dont l'exactitude serait, de nos jours, plus contestable : « Le Parisien a le singulier talent de faire poliment une question désobligeante à un étranger; il allie l'indifférence à la réception la plus gracieuse; il lui rend service sans l'aimer et l'admire par mépris'. » Un travers inverse, mais non plus réfléchi, semble bien avoir pris la place de celui-là.

Quand Mercier observe, par contre, qu'« on ne peut rien imaginer de plus sot que la manière dont un bourgeois parle des Puissances voisines, » prononcerons-nous en conscience que le petit-fils de ce bourgeois ne puisse plus rien prendre pour lui du reproche? « Il croit comme article de foi tout ce que lui dit la Gazette de France, et, quoique cette gazette mente impudemment à l'Europe par ses éternelles omissions, le bourgeois de Paris ne croit à aucune autre gazette. » De qui parle-t-on ici? Sommes-nous certains que ce soit bien d'un sujet de Louis XVI? et, en remplaçant le nom de la vénérable feuille de Renaudot par celui de quelque journal plus moderne, la phrase en marcherait-elle plus mal? Juges et bons juges de la pénétration et de la véracité de Mercier, nous le sommes peut-être bien aussi quand il nous dépeint les idées fantastiques que notre voisin, de l'autre côté de la rue, se fait des nations étrangères. La populace, dit-il, «< croit que les Anglais mangent la viande toute crue, qu'on ne voit que des gens qui se noient dans la Tamise et qu'un étranger ne saurait traverser la ville sans être assommé à coup de poing. >>

Cette fois, si décidément nous crions à l'exagération, c'est tant mieux, et il le faut imputer tout de bon à quelque progrès des lumières, mais, si ce n'est de nos voisins d'outreManche, sommes-nous, d'ailleurs, assurés, gens de Paris, de

1. 1, 82, 83.

2. 1, 55. Voici toutefois le correctif qu'un étranger apporte à ce jugement : « Il n'y a peut-être pas de nation plus prête que la française à rendre justice aux talents d'un étranger et à les récompenser, et la constatation d'un mérite quelconque dans la personne d'un étranger fait aussitôt oublier aux Parisiens leurs préventions contre la nation à laquelle il appartient. » Journal des Débats du 2 septembre 1891. Article précité.

3. III, 93.

4. II, 159.

5. I, 54.

parler bien pertinemment de tous les autres peuples? Inspiré par un ressentiment national, d'ailleurs fort respectable dans son principe, le préjugé parisien s'exerçait sur le compte de la Grande-Bretagne avec une jactance dont les effets ne laissaient pas d'être comiques. Le lecteur précité de la Gazette de France la traitait avec un ton de supériorité et de mépris qui édifiait tout d'abord sur son ignorance. A l'en croire, «< si l'on ne fait pas une descente à Londres, c'est qu'on ne le veut pas et nous pouvons interdire à cette nation la navigation même sur la Tamise1. » Inversement, avec la même assurance et du même élan, le Parisien d'alors, comme celui d'aujourd'hui, se livre aux plus intraitables engouements. Tout Paris est insurgent, nous portons dans notre cœur les Américains et leurs armes, les noms estropiés des compagnons de Washington, de leurs champs de bataille sont sur toutes les lèvres, tandis qu'on nous mesure pourtant à nous-mêmes la liberté de parler et celle d'écrire". A quoi encore Mercier est bien tenté de s'écrier: Risum teneatis, amici.

Parmi les traits du caractère parisien que notre philosophe relève avec une si impitoyable clairvoyance, il y en a un où il vaut la peine de s'arrêter particulièrement, car, plus encore que notre histoire morale, en général, c'en est une évolution singulière qu'il intéresse, une évolution plutôt soupçonnée alors que pressentie par l'observateur et dont nous sommes, en revanche, bien placés pour considérer les effets. D'abord, Mercier le note avec souci, avec chagrin, et il y revient à plusieurs reprises la nation est devenue triste. « On ne trouve plus chez les Parisiens cette gaîté qui les distinguait, il y a soixante ans, et qui formait pour l'étranger l'accueil le plus agréable et le compliment le plus flatteur. Leur abord n'est plus si ouvert, ni leur visage aussi riant. Je ne sais quelle inquiétude a pris la place de cette humeur enjouée et libre qui attestait des mœurs plus

1. II, 159.

2. 1, 55; v, 265.

3. « On ne rit plus à Paris, dit, dans le même temps, un autre observateur. Aux promenades, on bàille; aux cafés, on joue; aux spectacles, on critique les acteurs; en ville, on fait semblant d'aimer la campagne ; à la campagne, on s'efforce d'y rappeler les plaisirs de la ville. » Petit Tableau de Paris, 1783, p. 41, 42.

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