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pelle perpétue la tradition d'une lugubre légende, celle << de ce prédicateur célèbre, de plus chanoine de Notre-Dame, qu'on croyait mort en odeur de sainteté et qui, tandis qu'on récitait pour lui l'office des morts, sortit la tête de la bière et cria : « Je suis damné'. » Belle matière à sarcasmes d'esprit fort. Vous entendez là-dessus les facéties d'un Voltaire. Il n'est pas assez de pitié méprisante ni d'ironie vengeresse pour les visions cornues, les cauchemars sinistres d'un siècle en état de délire chronique. Mercier, lui, ne risque pas un instant de tomber dans une semblable bévue. Il n'a que faire de raisonner ici et sent bien que c'est le cas de laisser la philosophie au logis. Un secret instinct l'avertit que cette funèbre histoire s'accorde au mieux avec la pensive poésie du lieu et sa pénombre sacrée. Il prend à témoin la colossale et naïve image de saint Christophe; et par la puissance de la sympathie imaginative, il frissonne presque. <«< Je suis ému profondément, j'ai du plaisir à voir la haute statue, à entendre sous ces voûtes élevées l'histoire du chanoine qui se relève trois fois de son cercueil pour dire : « Je suis jugé par le juste jugement de Dieu!» En cela, d'ailleurs, à peine est-il besoin de l'ajouter, nulle coquetterie de dilettante ce n'était point sa manière ni celle du temps nulle complaisance consciente à se chatouiller les nerfs, non, mais, pour ainsi parler, un don de résonnance propre qu'aucun écho ne sollicitait en vain, et c'était vraiment une faculté assez singulière dans un siècle où, pour l'ordinaire, les âmes étaient d'un métal plus sourd.

Comme il communiait de cœur, ainsi qu'on l'a vu plus haut, avec les humbles effusions de la piété populaire prosternée devant la châsse de sainte Geneviève, de même, dans ses courses incessantes à travers Paris, il prêtait une oreille charmée aux appels familiers des époques anciennes. Et, sans doute, il les habillait bien un peu à la mode de son temps. Ce n'est point en tout détachement d'esprit, en pure et simple humeur de flânerie intellectuelle qu'il considérait, chemin faisant, les monuments du « fanatisme >> ou ceux des «< sottises antiques »; il ne passait pas devant la Bastille sans une honnête indignation et, s'il relevait en idée l'hôtel Saint-Paul de ses ruines, une voix lui soufflait

1. T. de P., vii, 62, 63.

2. Ibid., vII, 68.

aussitôt que « la royauté alors avait un front populaire, la maison royale était flanquée de colombiers, les jardins enfermaient des légumes et un luxe monstrueux ne consternait pas le regard du citoyen. » Mais tout ce passé, après tout, le hantait d'un commerce amical. Il n'avait point d'effort à faire pour se représenter «< cette ville superbe sortant d'un marais fangeux, vers la fin de la seconde race, et enfermée jusqu'alors entre les deux bras de la rivière. » Venait-il à passer une couple de bœufs, l'image surgissait en lui de l'attelage aux lentes allures qui traînait les rois fainéants. Cette tour octogone que voici, tout proche des Innocents, elle surveillait au loin les campagnes que battaient les incursions normandes. Quand le promeneur glissait sur le pavé gras, sa mémoire fidèle aussitôt lui rappelait les fangeuses fondrières où trébuchaient encore les sujets de Philippe-Auguste. La rue de l'Université gardait pour lui comme un bourdonnement affaibli d'écoliers tumultueux et de pédants maussades. Dans ce quartier-ci, on en volait en plein jour, ainsi qu'on témoigne le nom de la petite rue Vide-Gousset ; c'est maintenant la place des Victoires, n'a-t-on pas été avisé d'y dresser la statue d'un roi conquérant? Cette sonnerie de cloches, Mercier ne l'entend pas sans frémir, c'est pourtant celle de Saint-Germain l'Auxerrois, sa paroisse natale: n'importe, il ne saurait oublier qu'elle a donné le signal de la Saint-Barthélemy, pas plus qu'il ne traverserait la rue de la Ferronnerie sans accorder un soupir à la mémoire du prince chéri des philosophes qui ne mérita point d'y périr de la mort des tyrans; pas plus enfin qu'il ne rencontrerait sur son passage la rue de la Truanderie sans un souvenir attendri au Puits d'Amour, à cet autel «< où les amants du vieux temps se juraient et se gardaient fidélité 1. » Il va sans dire que je ne prétends pas faire à Mercier un mérite d'une érudition en somme assez facile, mais c'est que justement il ne s'agissait pas pour lui de notions inanimées, recueillies dans des livres et faites pour y rester, mais bien d'évocations qui lui tenaient bonne et habituelle compagnie, et là est l'originalité de son cas. Paris, à coup sûr, ne manquait point d'historiographes, mais qui donc, parmi les gens de lettres du temps, l'hono

1. T. de P., 11, 226-236, passim.

rait d'une pareille, d'une aussi attentive information? Qui donc le mettait de moitié dans ses songeries vagabondes et s'avisait de lui demander la matière de sensations aussi abondantes que neuves?

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IV

Cette faculté de rêve dont on a vu quels étaient parfois les élans a cela de particulier chez Mercier-j'ai déjà eu lieu de le remarquer qu'elle ne s'exerce point au détriment de l'activité et ne corrompt aucunement la joie de vivre. Nous trouvons en lui parfaitement accordées et conciliées des conceptions que nous avons pris l'habitude de considérer comme tendant à s'exclure, et c'est bien, je crois, une des pires idées fausses que nous ait léguées le romantisme. Voir les choses de haut et de loin, vivre en esprit avec les morts ou bien oser percer du regard l'horizon des siècles où nous ne serons pas, considérer la brièveté et la mobilité des œuvres humaines, s'instruire à tirer un sens et un enseignement de la succession des choses relatives, on nous a mis en tête que tout cela implique ou entraîne lassitude, détachement, je ne sais quelle protestation muette de victimes stoïques. Et l'idée de noblesse intellectuelle, de hauteur d'âme venant ainsi à se confondre avec celle de dédain pour la vie, d'inaptitude à en goûter les jouissances, voici qu'il faut s'excuser presque de s'y plaire tout bonnement et de l'oser dire. Un exorbitant préjugé s'établit ainsi en faveur du pessimisme et à l'encontre de l'innocente sérénité des honnêtes gens. Il semblerait, en vérité, qu'à moins de se charger la tête de cendres on dût se voir irrémissiblement convaincu d'instincts bas. Il faudrait pourtant s'entendre et la méprise n'a que trop duré. Avant que la génération prolifique des Werther et des René ne nous l'eût léguée, nos pères pensaient autrement; et, chrétiens ou philosophes, ils n'estimaient pas que l'excellence de leur dignité morale eût pour mesure leur répugnance à vivre. Triste ou gai, serein ou soucieux, chacun suivait sa pente. Il n'y avait point de présomption favorable aux fronts moroses, ni de suspicion contre les visages enjoués. Les affres d'agonie où vécut Pascal, eut-on jamais la pensée qu'elles fissent partie de son

héritage moral? Et, au rebours, quand Rousseau écrivait à Voltaire le 18 août 1756 : « Selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n'est pas, à tout prendre, un mauvais présent et, si ce n'est pas toujours un mal de mourir, c'en est fort rarement un de vivre », est-ce donc qu'il faisait acte d'épicurisme? En était-il moins adonné à de vastes pensées? Et ses méditations en valaient-elles moins? Mercier consacre toute sa vie à une tâche de dévouement et d'enthousiasme; on a pu apprécier l'ordre et le ton de ses préoccupations constantes, on a vu que son imagination se porte sans efforts vers les cimes, mais Mercier toutefois ne méprise point le plat pays. Comme il n'y a rien d'affecté, ni de maladif dans ses exaltations, on ne l'y voit pas toujours et nécessairement guindé. Par un exact et heureux équilibre de ses dons naturels, il prend pied au ras du sol de Paris avec la même aisance dont tout à l'heure il foulait l'empirée. Jamais il n'oublie sa foi morale, jamais il ne se relâche de l'engagement pris envers sa conscience, aucune tentation fâcheuse n'égarejamais sa plume, dans tout son œuvre si volumineux ne trouverait peut-être pas une ligne qui fit tort à son cœur, à sa droiture, à son respect de lui-même, pas une qui offensât la pudeur ou mit la bonne foi du lecteur en défense. Avec tout cela, que Mercier, comme il fait, prenne un franc et vif plaisir à errer en observateur parmi les infiniment petits de la réalité, qu'il ne s'en lasse ni ne s'en rebute, que la curiosité lui procure des satisfactions inépuisables, épicurisme si l'on veut, je me garderai de l'en excuser.

-, on

Il aurait volontiers signé et pris à son compte ces lignes qu'un autre Parisien de vocation différente, mais d'égale curiosité, écrivait, en revenant d'un long voyage et dans la première ivresse du retour à Paris : « Qu'il faut être vide ou usé pour s'ennuyer près d'une agglomération d'hommes! Toi, mets le nez à la lucarne de ton grenier; vois-tu cette multitude de toitures, ces fumées qui s'en échappent? Souffle ta lampe, passe ta culotte, va glisser, un demi-jour, entre la foule d'intérêts qui font la boue des rues, entre à droite, à gauche, va essuyer tes pieds au tapis du salon, te rafraîchir à la buvette, te réchauffer à la forge, va voir juger le voleur, fabriquer des lois, risquer l'or sur le pivot d'une roulette, ou vendre et acheter sous les piliers d'un

marché, tu reviendras plein de tableaux'. » Le régal que Gavarni offrait en ces termes à ses yeux avides, on peut dire que Mercier, avant lui, y avait couru, de toute la fièvre de son appétit; de point, en point, il en avait tout dévoré, sauf un toutefois, car la « fabrication des lois >>> déclinait en ce temps la présence de regards indiscrets. Mercier est, par excellence et dans toute la force du terme, un badaud; or, comme il est bien autre chose encore, sa badauderie en reçoit une valeur et une portée que nous verrons, mais badaud, badaud de race et de profession, il l'est, autant qu'on peut l'être, en tant qu'homme et en tant qu'écrivain.

Cela aussi, comme je l'ai déjà laissé entendre, est une nouveauté, Mercier, en effet, ouvre la fenêtre et regarde dehors; Mercier descend son escalier et s'en va par les rues, il observe et il écoute, il suit du regard les passants, il prend garde à leurs mouvements, à leurs gestes, à leurs traits propres de condition ou de métier; l'aspect de la rue, les voitures qui s'y croisent, les rumeurs qui s'y élèvent, la disposition des étalages, rien n'a échappé à son attention. Ce qu'il a vu ainsi, il le retient, il le couche par écrit, en termes précis et distincts, nous savons, sans confusion possible, d'où il vient et si sa promenade l'a conduit au Cours la Reine ou à la place de Grève : voilà qui sent fort l'approche du XIXe siècle. Pour en juger, pas n'est besoin de s'attarder à un long examen des procédés et des pratiques de la littérature classique. Quand Orgon revient de la campagne qui « n'est pas encor beaucoup fleurie »>, savonsnous si c'est par la patache ou le coche d'eau? Lorsqu'Usbek nous fait part de ses spirituelles réflexions sur le Paris de la Régence, qui devinera de chacune, où elle a été recueillie, sur la rive droite ou sur la gauche, dans le Jardin des Tuileries ou dans celui du Luxembourg? Quand Diderot lui-même, Diderot pourtant, un réaliste à sa manière, fait, durant leurs placides chevauchées, deviser à tort et à travers, au hasard du caprice ou de la rencontre, Jacques le Fataliste et son maître, sur quelle route les joindrons-nous? devers la Picardie ou le Perche? Que servirait d'insister davantage? La chose est constante et la remarque

1. E. et J. de Goncourt, Gavarni, l'homme et l'œuvre, Plon, 1873, p. 68.

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