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de ses aspects et s'attachera à nous en retracer la vivante et mobile image. Par là, chemin faisant, nous recueillerons une multitude de renseignements inappréciables sur ce Paris si récent encore et déjà si éloigné de nous; par là aussi, nous continuerons de pénétrer dans la connaissance intime de l'auteur, de cet esprit si prompt, si agile, si souple, si vibrant, qui se révèle et s'accuse tout entier dans chacune de ses émotions, de ses saillies ou de ses méditations. Non seulement, en effet, il n'a garde de s'effacer luimême de son ouvrage les nombreux emprunts que j'ai déjà eu lieu de faire au Tableau le marquent assez lors même qu'il ne parle point de lui, nous en apprenons long encore sur sa personne morale; et il n'est pas, dans ces douze volumes, de page si objective comme on dirait aujourd'hui qu'on n'y aperçoive d'abord et comme en projection la figure souriante ou courroucée, enthousiaste ou affairée de Mercier qui raconte, décrit, bavarde, pérore, déclame, implore, s'émeut ou s'indigne tour à tour, avec une abondance, une précision, une verve et parfois une éloquence dont nous restons émerveillés, confondus, presque étourdis. A cet égard et quand il y aurait eu de sa part propos délibéré rien autant que la variété du Tableau n'était propre à réfléchir toute la variété des dons du peintre. Non moins que le réformateur, en effet, c'est le poète, c'est le curieux et je dirai même le badaud qui s'y manifestent.

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III

Il est bien d'un poète, tout d'abord, le saisissement quasireligieux, le vertige d'imagination qui le prend devant la vie collective de ce gigantesque organisme humain, comme jadis devant les lointains mystérieux de l'histoire future, ou comme ailleurs devant la majesté des perspectives alpestres. Voici, par exemple, une réflexion sur la foule qui s'amasse et s'évanouit : « Il y a des jours qu'il sort des portes de la capitale trois cent mille hommes à épaisses colonnes, dont soixante mille en équipage ou à cheval. II s'agit d'une réjouissance, d'une revue, d'une fête publique. Six heures après, cette foule immense se dissipe; chacun

retourne chez soi : la place, dont les limites étaient serrées, dont les barrières étaient renversées par l'affluence prodigieuse du peuple qui criait miséricorde, se vide, demeure nue et déserte, et de tant d'hommes assemblés et pressés, chacun a son asile ou son trou à part1. » Mercier a l'instinctive intuition du solennel; pour la rendre il sait trouver je ne sais quel ton de sentence à la La Bruyère. Ailleurs, ce sont bien d'autres accents encore quand ce Paris magnifique, envisagé dans l'orgueil de sa grandeur, de son éclat, de sa durée, provoque en lui un si poignant sentiment de l'éphémère. Où sont Thèbes et Tyr, Carthage et Persépolis? Pareil destin prononcera l'arrêt de Paris. « Cette rivière... resserrée dans des quais majestueux et formés de pierres, encombrée par des débris immenses, se débordera et formera des étangs bourbeux et infects; les ruines des édifices boucheront ces rues alignées au cordeau, et dans ces places où un peuple nombreux s'agite, les animaux venimeux, enfants de la putréfaction, ramperont autour des colonnes renversées et à moitié ensevelies... >>

«

Alors viendront les antiquaires et leurs conjectures. << De quel étonnement ne sera pas frappée la génération d'alors, si la curiosité la porte à fouiller les débris de cette grande ville ensevelie et décédée! Son squelette gigantesque épouvantera les regards; les travaux exciteront à de nouveaux travaux nos neveux, en trouvant nos marbres, nos bronzes, nos médailles, nos inscriptions, s'agiteront sur ce que nous avons été et, si mon livre survit à la destruction, ils prendront peut-être pour un roman fantastique les vérités qui y sont déposées, tant leurs mœurs et leurs idées seront différentes des nôtres. » Hélas! peut-être, et en dépit même de l'imprimerie, la destruction a tant de ressources! - peut-être l'histoire nous sera-t-elle infidèle en recueillant les fragments tronqués d'une tradition à demi fabuleuse. «Notre vue plonge dans le monde historique à quatre mille ans, pas davantage; encore n'apercevons-nous de ce monde que des sommités qu'environnent des nuages et où la vue se perd. Tous ces faits éloignés, quoique séparés par de grandes distances, se touchent comme très voisins; et, dans cet intervalle de siècles, une foule pro

1. T. de P., 1, 58.

digieuse d'événements nous échappe. Il en sera de même pour nous l'avenir engloutira les faits les plus importants pour ne laisser que le souvenir ou le nom des siècles. O temps! les individus, les villes, les royaumes, tout finit par hic jacet!... Paris détruit! Xerxès, après avoir attentivement considéré la prodigieuse armée qu'il commandait, versa des larmes en songeant qu'avant peu tant de milliers d'hommes disparaîtraient de dessus la terre. Et ne puisje pas aussi, affecté du même sentiment, pleurer d'avance sur cette superbe ville'?»

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Précurseur, Mercier l'a-t-il jamais été avec plus d'éclat que dans ce passage où il parle déjà et si éloquemment la langue de ses petits-fils? Sans doute, on peut bien y voir, en quelque sens, un lieu commun dont l'éloquence de la chaire avait largement fait son profit; mais ce lieu commun, je ne sache pas que la préoccupation ou seulement le soupçon en effleurât la plupart des têtes pensantes. du xvII° siècle. Bien plus encore, de général et d'universel qu'il était, et d'applicable à toute matière humaine, Mercier l'a fait sien, approprié à l'usage de ses pensées, ce qui est, si je ne me trompe, et par excellence, le signe de l'originalité. Diderot, il est vrai, et encore que la plupart des écrits qui en témoignent n'aient vu le jour que tout récemment, Diderot lui aussi s'était initié à la contemplation des abimes, mais principalement homme de science, à ce qu'il semble, jusque dans les spéculations les plus aventureuses de son hardi génie, rien n'indique qu'il en ait, parmi les caprices de sa pensée quotidienne, contracté l'obsession ni même l'influence. A coup sûr, il est fort vraisemblable que Mercier, sous ce rapport, a dû à Diderot toute une partie de son éducation d'esprit, ainsi que j'ai d'ailleurs essayé de le montrer. Mais quand il lui devrait davantage encore, ce qu'il ne lui doit pas, ce qui précisément importe et sur quoi j'insiste ici, c'est l'emploi qu'il fait et le parti qu'il tire du sens de l'infini, c'est le mélange spontané qui s'en opère avec la substance intime de ses sentiments, en un mot, le principe d'émotion personnelle qu'il y puise : si original en cela, et déjà si fort en avant de son temps, qu'il a, ce jour-là, obéi précisément à la même inspiration qui devait, longtemps après, dicter à Lamartine des vers tels que ceux-ci : 1. T. de P., iv, 281-288, passim.

.....

Je ne vis plus qu'une forêt profonde

Qui, d'un fleuve fangeux couvrant les bords obscurs,
Croissait languissamment sur le bord de ses murs.
Le flot, triste et dormant sous son arche écroulée,
D'un murmure plaintif remplissait la vallée
Où la Seine, jadis reine de ces beaux lieux,
Roulait avec amour dans son sein orgueilleux
Les ombres des palais qui couronnaient les rives.

Et son cours égaré de déserts en déserts

Traînait des flots sans nom vers la pente des mers.
Seulement, sur ses bords, de distance en distance,
Monument de sa gloire et de sa décadence,
Un portique, un débris, s'élevant sur les bois,
Semblait par leur aspect lui parler d'autrefois;
Et du sommet miné d'une arche triomphale,
Sous le vol des oiseaux roulant par intervalle,
La pierre, d'un bruit sourd éveillant les échos,
Traçait, en s'abîmant, un cercle dans ses flots.

Quoi! d'un peuple éternel voilà donc ce qui reste!
Voilà sa trace; à peine un débris nous l'atteste!
C'est d'ici que, régnant sur l'Occident soumis,
Ce peuple, qu'adoraient même ses ennemis,
Vit pendant deux mille ans les arts ou la victoire
Étendre tour à tour son empire ou sa gloire

Et maintenant, couverts des ténèbres du temps,
Ces lieux sans souvenir, sans voix, sans habitants
Ont oublié les pas et les œuvres de l'homme

Et n'entendent pas même une voix qui les nomme'!

Le passé, avec les obscures solitudes qui nous en séparent, ne pénètre pas Mercier d'un moins poétique émoi : certain jour qu'il revient de visiter Notre-Dame, écoutez-le : le cœur lui en bat encore! « Je monte aux tours, je domine la grande ville, je n'aperçois plus cette capitale que comme un amas confus de décombres. Oh! que de ce point de vue élevé, ce vaste Paris a une physionomie particulière! Il exhale la fumée et il semble me dire: Tout est fumée! L'empreinte

1. Fragment d'un poème des Visions. Lamartine, Nouvelles Confidences, 1. III. Cf. le sentiment opposé dans l'Ode à l'Arc de Triomphe de V. Hugo où l'enthousiasme du poète répand sur la désolation des ruines à venir un éclat d'apothéose.

gothique de l'édifice, le portail noirci, les cloches énormes, les escaliers tortueux, les antiques vitraux, la sculpture rongée, tout me fait rétrograder dans les siècles écoulés. Je redescends, je me promène, je ne puis plus quitter les dehors ni les dedans de ce temple auguste. Je repasse vingt fois devant ces objets vastes et mélancoliques; et quand la musique du chœur se mêle au son majestueux des cloches, que le cul-de-jatte, gardien du bénitier, m'allonge une longue perche pour me donner de l'eau bénite, tout me paraît dans une proportion égale, et mon âme plus élevée prie Dieu de meilleur cœur dans l'église Notre-Dame que dans tout autre temple'. » Ici encore il est bon de le répéter, ces lignes sont écrites vingt ans avant le Génie du christianisme, quelque cinquante ans avant le célèbre roman de Victor Hugo, dans un temps dont la barbare inintelligence a infligé aux édifices du Moyen-Age des injures irréparables; et, chose essentielle à noter, celui qui les écrit n'est rien moins qu'un artiste. Il s'est permis des hérésies qui crient vengeance et il s'en est vanté : nous aurions plus d'un compte de ce genre à lui demander. Il sait bon gré à Caylus d'avoir << ressuscité parmi nous le goût grec » et il va jusqu'à penser que les incendies ont du bon pour l'embellissement de Paris'. Mais ici l'imagination lui tient lieu de goût. On vient de reblanchir les parois de Notre-Dame et Mercier se récrie d'indignation, comme le ferait de nos jours la piété offensée d'un archéologue. Il a senti, il a deviné des mystères de poésie interdits encore à ses contemporains, le songeur qui entre ainsi en communion avec l'âme des cathédrales, ou qui sait surprendre le subtil murmure du passé sous les arceaux rompus de Fontaine-André. Est-ce s'abuser en vérité que de prononcer ici encore le nom anticipé de romantisme?

S'il nous fallait, d'ailleurs, ajouter aux preuves nombreuses que Mercier nous a données déjà de l'intelligence le plus largement compréhensive, il n'y en aurait pas de plus manifeste chez ce champion du progrès, chez ce héraut des grands lendemains de l'humanité, que la faiblesse de cœur dont il se sent néanmoins touché pour les légendes des vieux âges. Dans cette même nef gothique précisément, une cha

1. T. de P., VII, 63, 64.

2. Ibid., 1, 264, 265.

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