Page images
PDF
EPUB

livres, mais, relevé de cette méchante histoire, il reprit, dès 1782, avec la direction de ses presses, l'exercice des charges municipales. La Société typographique, à la vérité, toute célèbre et féconde qu'elle fût, n'alla pas loin. Les derniers ouvrages qui portent sa marque sont de 1784 et l'histoire de sa disparition est restée, par la suppression de tous les documents qui la concernaient, enveloppée d'une ombre épaisse. Quoi qu'il en soit, et que Mercier eût à y voir, ses rapports d'amitié avec les Osterwald, pendant comme après la Societé, furent de la nature la plus étroite. Dans les premiers temps le bruit avait même couru à Paris qu'il embrassait le protestantisme et qu'il épousait à Neuchâtel la veuve d'un imprimeur. Version toute fabuleuse et dénaturée d'un fait qui était vrai la grande intimité avec ses éditeurs. Dans une lettre de 1786, toute remplie de détails d'affaires, Osterwald écrit à Mercier, revenu alors à Paris: « Je dois vous rendre, monsieur, mes vives et justes actions de grâces de ce que vous voulez bien continuer à nous aimer et à revêtir des sentiments si favorables pour ma famille comme pour moi, et j'ose vous dire que ceux que vous nous avez inspirés ne méritent pas moins qu'un pareil retour de votre part; nous chérirons toujours le moment qui nous a valu l'avantage de vous connaître. » Et plus loin « Ma femme aime toujours son cher monsieur Mercier ". >>>

Plus vif était encore le sentiment qu'il sut inspirer à une femme dont j'ai sous les yeux une lettre sans signature, mais en qui certains indices dénoncent la propre fille d'Osterwald. Lui écrivant, en effet, le 6 juin 1787, de Frankenthal, en Palatinat, où elle était allée diriger un pensionnat de jeunes filles, ne dit-elle pas, en se reportant à de communs souvenirs du passé ? « Le changement d'état, de vues, de pays m'a entièrement détachée de la typographie neuchâteloise. Je l'ai presque oubliée; rien ne me la rappelle que vos lettres; celles de mon père m'en disent rarement quelques mots; il m'entretient surtout de ses affaires de magistrature. » Et comme, sans doute, Mercier avait eu quelques déboires, elle ajoute: «< Ainsi, mon bon

1. Corr. litt., XIII, 118.

2. Inédite. Papiers de M. Duca.

ami, je vous prie de séparer l'idée de la Société d'avec la mienne. Ne voyez plus en moi que votre amie. Ah! que je regrette tous les moments que ces vilaines affaires ont dérobés à mon amitié, toutes les tracasseries qu'elles ont causées! >> Cette lettre respire la tendresse la plus exaltée. Celle qui l'écrit, sur un faux bruit, a cru Mercier mort. Aussi quand elle a reçu de ses nouvelles, «< avec quel transport de joie, s'écriet-elle, j'ai baisé votre écriture! » Et elle réclame les droits qu'elle a sur son cœur à lui, elle qui, depuis six ans (c'est-àdire précisément depuis 1781, l'époque de l'arrivée de Mercier à Neuchâtel), lui a voué « une amitié que les contradictions, ni l'absence n'ont pas refroidie. » Elle se doute que, loin d'elle, rentré à Paris, il a bien un peu l'esprit ailleurs, mais c'est à peine si elle lui reproche, tant elle l'aime avec une effusion sans réserve. Elle appelle le moment de le revoir, et le jour bienheureux ou elle l'embrassera, il lui semblera ne l'avoir jamais quitté1. Il n'y a pas l'ombre de rhétorique dans cette lettre, mais tant de simplicité, de naturel et de confiance, qu'on se prend de sympathie pour celle qui l'a écrite et qu'on sait gré à Mercier, qu'on lui impute vraiment comme un mérite, comme une bonne qualité de plus, d'avoir gravé si profondément son souvenir dans un si brave cœur.

1. Inédite. Papiers de M. Duca. La correspondance dura quelque temps. Plus d'un an après, le 8 septembre 1788, une autre lettre, pleine toujours, d'une affection soumise et constante nous montre qu'elle ne cessait de penser à lui, aspirant à la joie de le revoir, caressant la chimère d'une destinée qui la rapprochât de lui. « J'aime à me représenter la vie douce que nous mènerious ensemble. Qui certainement, nos caractères sont très compatibles et l'amitié suppléerait à toute différence : lequel de nous deux, sûr d'être aimé de l'autre, ne supporterait pas ses défauts? » Évidemment Mercier montrait moins de zèle. Il n'importe. « Je vous écrirai sans exiger l'exactitude de vos réponses. Seulement je vous prie de m'informer si vous changez de manière de vivre, de demeure, d'état, etc. Adieu, je vous embrasse avec toute la tendresse et la sincérité de cœur que depuis sept ans vous me connaissez. » Cela ne ressemble-t-il pas fort à la douce insistance d'une amoureuse rebutée ?

2. Il est question, dans la lettre à Monvert citée plus haut, d'une autre fille d'Osterwald qui avait épousé un pasteur du nom de Bertrand, suspendu pour avoir, lui, membre de la Société typographique, laissé imprimer un livre impie, le Système de la Nature, de d'Holbach. C'était une femme de mérite. Elle se trouvait en 1785 à Paris où Mercier estime que ses talents sont beaucoup mieux à leur place.

II

La grande affaire et, en tout cas, le fruit principal des années de Suisse fut le Tableau de Paris auquel il est temps enfin d'arriver. « J'ai quitté Paris pour le mieux peindre1», a-t-il écrit lui-même, et on a vu plus haut en quel sens il faut l'entendre. A Neuchâtel, il était dispensé de surveiller de trop près sa plume, chose vraiment contraire à son naturel, et les pages livrées à l'imprimerie ne lui laissaient aucun scrupule de circonspection. De fait, son travail se borna, sans doute, à rassembler je ne dis pas coordonner des notes nombreuses et diverses dont la plupart existaient depuis longtemps et avaient été recueillies sur le pavé natal. « J'ai tant couru, a-t-il déclaré, pour faire le tableau de Paris, que je puis dire l'avoir fait avec mes jambes *. » D'ailleurs dès 1775, plusieurs chapitres qui devaient y figurer un jour avaient été publiés dans le Journal des Dames'.

Cet ouvrage ressemble au contenu d'un tiroir renversé. Il suffit de parcourir les tables des matières pour renoncer à la pensée d'y trouver seulement un soupçon de méthode ou une apparence d'ordre. Trois chapitres consécutifs, pris au hasard, permettront d'en juger : l'un est intitulé Collège de chirurgie, tandis que l'autre traite des grisettes, et le troisième, de la vénalité des charges. Il est bien clair que, courant Paris, Mercier, au hasard des rencontres et des réflexions, a, de jour en jour, amassé les provisions les plus disparates, dont ensuite les douze volumes du Tableau ont formé, sans souci aucun de classification ou de rangement, le dépôt tumultueux, incohérent et, en même temps, prodigieusement curieux par sa variété même. La seule structure d'un tel livre le dérobe à l'analyse. Pour nous y reconnaître et débrouiller, pour en discerner et passer en revue les points notables et les mérites essentiels, ce n'est point lui-même, mais l'auteur, et ce que nous savons déjà de son tour d'esprit, 1. T. de P., VIII, 304.

2. Ibid., XI, 367.

3. « Je ne connais pas de livre plus nouveau, plus moral, plus instructif, plus intéressant, plus curieux à faire, en tous sens, qu'un livre sur Paris. Ceci est tiré du Nouvel Essai sur l'Art dramatique (p. 181) qui parut en 1773. Évidemment, il n'avait pas tardé à se mettre à

l'œuvre.

[ocr errors]

de ses facultés dominantes, de la loi même de ses curiosités, qui nous fournira fil conducteur et moyens de repère.

Le Tableau est une suite du même dessein qui avait inspiré les œuvres d'imagination de Mercier : écrire pour le bien de ses semblables sur des choses qui leur soient directement utiles. Comme au théâtre il s'efforçait de gagner les cœurs à la vertu, il espère ici, en décrivant les maux d'une vaste société1, « déterminer la généreuse compassion de quelques âmes actives et sublimes » et procurer à ceux qui souffrent un peu d'adoucissement. Je n'ai, proclame-t-il solennellement, jamais écrit une ligne que dans cette douce persuasion, et si elle m'abandonnait, je n'écrirais plus. » Voilà le point de départ. Dès lors, à chaque abus qu'il rencontrera et ce sera fréquent -, non seulement il ne se tiendra pas d'indignation, mais nous le connaissons assez pour prévoir que les moindres, pas plus que les grands, n'échapperont à sa vigilance généreuse; enfin et surtout, pour flétrir les uns et les autres, il se gardera des expressions mesurées, des réticences ironiques, des critiques détournées, de tout ce qui sent l'inertie ou même la demi-connivence des âmes tièdes. De la sienne nous savons quelle est la bouillante température : c'est à quoi il faudra mesurer la chaleur de ses accents et la véhémence de ses colères; et c'est assez dire qu'il ne s'interdira, à cet égard, ni la répétition infatigable des mêmes griefs, ni le ton déclamatoire qui les rehausse, ni ce que l'une et l'autre comportent de monotonie. De là, sans doute, un usage indiscret des «< capucinades philosophiques »; de là, bien des tirades et des digressions que nous sommes tentés de trouver intempestives. Mais de là aussi cette passion continue qui anime toutes les parties du livre, soutient l'énorme enquête de l'auteur, le conduit aux examens minutieux ainsi qu'aux observations pénétrantes, et gagne le cœur du lecteur par son intelligente sincérité et la fécondité de son zèle.

Dès le principe, par une première et directe conséquence, l'impatience de l'infirmité sociale engage Mercier dans une

1. L'épigraphe du livre est : Quærens quem devoret.

2. T. de P., préface, xvi. A noter encore, certain autre passage où ce grand explorateur de Paris déclare : « Je n'ai jamais marché sur un de ses pavés sans l'avoir sanctifié d'une intention patriotique. » Préface des Fictions morales, xiv.

voie heureuse. Jaloux d'appliquer le théâtre à l'édification des hommes, quel langage tenait-il en effet? « Nous habitons une capitale peuplée de 800.000 âmes, etc..... et nous quitterions aveuglément une nature vivante..... pour aller dessiner un cadavre grec ou romain! » A quel égarement, ou plutôt à quel rebroussement involontaire de son point de départ, l'avait conduit, en fait d'art dramatique, l'esprit mal réglé de philanthropie qui lui suggérait cette protestation, c'est ce que j'ai précédemment essayé de faire voir. Mais l'idée en elle-même n'en était pas moins féconde, puisque c'est elle qui résume et enveloppe tout ce qu'il y a de fort, de durable et de prophétique dans l'essai de réforme de Mercier, tout ce dont justement de plus heureux que lui ont tiré ressource et nous ont désormais assuré le bénéfice. Quand donc, sous l'empire d'une inspiration identique, il se faisait observateur des mœurs, afin de dénoncer le mal et de chercher à procurer les remèdes dont il signalait l'urgence, il est aisé de juger également quelle magnifique carrière le moraliste ouvrait au curieux. «Assez d'autres ont peint avec complaisance les siècles passés, je me suis occupé de la génération actuelle et de la physionomie de mon siècle, parce qu'il est bien plus intéressant pour moi que l'histoire. incertaine des Phéniciens et des Égyptiens. Ce qui m'environne a des droits particuliers à mon attention. Je dois vivre au milieu de mes semblables, plutôt que de me promener dans Sparte, dans Rome et dans Athènes. » Même langage que plus haut, comme on voit, de même nouveauté, de même audace heureuse, de même portée et, de plus, exempt, cette fois, de mécomptes car, au théâtre, et toute bonne qu'elle fût en soi, la maladresse de Mercier dans l'ordre des fictions dramatiques avait bien pu en compromettre les heureux effets, et le dramaturge, en lui, desservir le réaliste; tandis qu'observateur des mœurs, et excellemment doué pour l'être, tout, dans l'originale initiative dont il s'était avisé, devait être profit pour son talent.

:

Originale, tout d'abord, combien l'était cette entreprise de faire le Tableau de Paris, on le concevra sans peine si l'on en compare et la pensée et la matière à celles des écrits sur les mœurs, si divers et si nombreux, que rassemble notre

1. N. E. de la Tr. fr., p. 139.

2. T. de P., préface, xi.

« PreviousContinue »