Page images
PDF
EPUB

cipes.

Tout le long du Tableau, Mercier en témoignait. — Dans la description du peuple qu'il propose pour modèle à ses compatriotes, revit quelque peu du dogmatisme de l'An 2440.

I

Au printemps de 1781, les choses semblaient tourner mal pour les écrivains de pensée trop libre et de plume trop prompte. Un d'eux, et non des moindres, venait d'en faire l'épreuve. Depuis quelque dix ans, l'histoire philosophique du Commerce des Européens dans les deux Indes était en possession d'un succès prodigieux : l'engouement général l'égalait presque à l'Esprit des Lois. Il ne s'était guère rien écrit encore de plus audacieux que ce livre qui, de l'aveu d'un contemporain, ne respectait que trois choses, la morale, les femmes et les philosophes. Pourtant, comme il avait paru anonyme, l'autorité se montra débonnaire, ainsi qu'elle l'était pour tant d'ouvrages privés d'autorisation, défendus en principe et universellement colportés. Deux éditions successives purent s'épuiser (1772 et 1774), la seconde l'emportant en étendue et en audace sur la première, sans que les pouvoirs publics en demandassent aucun compte à l'auteur dont chacun, d'ailleurs, répétait le nom; et sous le bénéfice de cette complaisance, les privilèges les plus authentiques de la célébrité furent publiquement acquis à l'abbé Raynal. Selon le mot de Garat, il tenait dans le monde l'état d'un maître des cérémonies de la philosophie << qui présentait les talents naissants aux talents illustres, les gens de lettres aux manufacturiers et aux négociants, aux fermiers généraux et aux ministres. » Les débutants se faisaient introduire chez lui, les étrangers recherchaient l'accès de sa maison, et il donnait des déjeuners fameux où ce fut une mode aux plus jolies femmes de venir prendre le café, le thé, le cacao et les liqueurs des iles avec l'historien attitré des terroirs exotiques'. Une curieuse image était restée dans l'esprit de Mercier de ces brillantes assem 1. Corr. litt., x, 455.

2. Mém. hist. sur le xvIe siècle, 1, 108.

3. « Personne, dit malicieusement Mercier, n'était mieux instruit de la traite des nègres que l'abbé Raynal, car il y avait placé des fonds très avantageusement; de là sa véhémente sortie contre ce trafic monstrueux. » Papiers de M. Duca.

blées de diplomates, de princes italiens, de barons allemands, où le pétulant vieillard, gasconnant de tous ses poumons, faisant le galant malgré sa figure, baisant les beaux bras des dames, se montrait intarissable en anecdotes, en historiettes et en compliments. Les douceurs de ce sort, les flatteries de la renommée, le grand crédit que lui donnait son âge égarèrent l'imprudent Raynal. La persécution lui ayant refusé ses honneurs, il la provoqua résolument et fit annoncer à grand bruit une édition nouvelle de son ouvrage, considérablement agrandie, parée de toutes les recherches de la gravure et de la typographie, et destinée à renchérir sur toutes les hardiesses auxquelles on était demeuré sourd. Son nom et son portrait en décoraient le titre. Au pis-aller, pensait-il, il encourait quelques mois de Bastille, faits pour servir à miracle les intérêts de son ambition. Il lui en coûta la prospérité et la sécurité, le sol de la France et les rentes et pensions dont il jouissait. Le téméraire écrit ayant franchi la frontière, au mépris de prohibitions rigoureuses, la saisie fut prononcée, un décret de prise de corps rendu contre l'auteur, qui n'eut que le temps de s'y soustraire, et le Parlement, par un arrêt solennel du 21 mai 1781, réduisit à la triste condition de fugitif le trop confiant philosophe qui avait oublié la modestie dans l'impunité'.

Sous ces auspices assez inquiétants, parurent, peu de jours après, en juin 1781, et sous le titre de Tableau de Paris, deux volumes qui, assure Meister, contenaient «< sur la religion, sur le culte, sur les prêtres, sur l'administration, sur les ministres, sur le crédit public, une foule d'assertions, non seulement tout aussi indiscrètes, tout aussi violentes, mais encore plus hasardées, plus essentiellement répréhensibles que toutes celles qui avaient fait proscrire si sévèrement

1. Papiers de M. Duca.

2. « L'abbé Raynal, ajoute encore Mercier, prêchait dans ma jeunesse. Les grandeurs de Jésus-Christ et son nom étaient en toutes lettres dans ces pieuses affiches que surmontent ces mots : Aux âmes dévotes. Puis ce nom longtemps affiché aux portes des églises se trouva tout-à-coup ȧ la tête de l'Histoire philosophique des deux Indes, livre où il abdique radicalement la prêtrise. » Ibid.

3. « On n'avait rien dit à son livre, tant qu'il n'y avait pas mis son nom; il fut persécuté dès qu'il l'eut avoué. Réquisitoire, mandement et tout vint fondre sur lui à la fois. » Ibid.

l'abbé Raynal et son livre. » Tout semblait annoncer des poursuites. Point de signature, mais le public nomma d'une commune voix M. Mercier, le dramaturge, et ce dernier, d'ailleurs, mit quelque fierté à se déclarer. Le livre avait été imprimé à l'étranger par un éditeur de Neuchâtel qui, se trouvant à Paris, fut arrêté et sommé de dénoncer le coupable, à quoi il se refusa. Mercier alors se présenta de lui-même au lieutenant de police Lenoir et, tirant de sa poche un exemplaire du Tableau: « Monsieur, lui dit-il, j'ai appris que vous cherchiez l'auteur de cet ouvrage : voici en même temps le livre et l'auteur 2. » Il se trouva, par bonheur, qu'on ne lui en voulait point sérieusement, car le libraire fut élargi et l'affaire en resta là.

Faut-il croire, comme le prétend Métra, que Mercier le dut aux bons offices de Lenoir qui, touché du procédé, se serait entremis avec succès auprès de Maurepas? Ou bien est il vrai, comme Mercier l'affirme, que le lieutenant de police, servant le ressentiment d'un commis qui avait mal pris certain chapitre du Tableau sur les gens de son état, ait, tout en lui prodiguant des paroles caressantes, sollicité contre lui une lettre de cachet, et que, par conséquent, il ne fut pour rien dans l'heureuse issue de l'aventure? Toujours est-il que, malgré l'ombrage que certains endroits auraient pu donner, le Tableau de Paris courut à volonté dans le monde, y fit une fortune éclatante et se répandit en grande abondance, sans plus rencontrer de contrariété3. Meister va jusqu'à expliquer l'arrestation de l'éditeur en disant qu'on le soupçonnait surtout d'avoir contribué à l'introduction clandestine du livre de Raynal; philosophiquement, il conclut de l'exemple de Mercier qu'il faut, même pour être arrêté, obtenir l'aide des circonstances et que le destin des livres n'a pas moins de caprice que celui des hommes".

Mercier, cependant, en défiance de Lenoir, et averti, d'ailleurs, par le souvenir peu gracieux de ses relations an

1. Corr. litt., xin, 31.

2. Mém. secr., xvII, 307. Corr. secr., x1, 286.

3. Corr. secr., x1, 286.

4. De J.-J. R., II, 170.

5. En 1781, les colporteurs le vendaient sous le manteau. Corr. secr., xı, 343. En 1783, « ce livre, d'abord prohibé, se vend publiquement ». Mém. secr., XXIII, 80.

6. Corr. litt., XIII, 31.

térieures avec les agents du pouvoir, par l'interdiction de l'An 2440, par le commencement d'éveil qu'avaient donné, en leur temps, son Olinde et son Jean Hennuyer, par la mémoire récente enfin des arguments dont le duc de Duras avait failli user, lors du démêlé avec les comédiens, Mercier jugea que pour se faire « le censeur des administrations vicienses1», il était à propos d'écrire à quelque distance du censeur royal. Il quitta donc son logis de la rue des Noyers et partit, dès le mois de juillet 1781, en compagnie de son éditeur, pour Neuchâtel, où il allait, tout à loisir, reprendre en de vastes proportions l'œuvre à peine ébauchée du Tableau. Désavouant, comme défectueuse et exécutée hors de sa présence, l'édition de 1781', il en entreprit une autre dont les quatre premiers volumes parurent au début de 1782, suivis eux-mêmes de quatre autres dès l'été de l'année suivante (1783). Ce n'est que cinq ans après, en 1788, dans une période différente de la vie de Mercier, que les quatre derniers devaient conduire à son achèvement définitif un ouvrage dont le succès déterminait l'extension. Non content de livrer aux presses huit tomes dont le contenu formait 674 chapitres, l'infatigable écrivain, installé à Neuchâtel, dans le voisinage de ses éditeurs, les membres de l'importante Société typographique, donna au public dans le même temps les Portraits des rois de France en quatre volumes (1783), les mélanges divers compris sous le titre de Mon Bonnet de Nuit, et formant aussi quatre volumes (1784 et 1785)*,

1. T. de P., VIII, 307.

2. Encore plus résolument désavouait-il une contre façon exécutée d'après l'édition de 1781 par le s Samuel Fauche père, de Neuchâtel. Edon de 1782: Avertissement des éditeurs.

3. Les nombreux extraits qu'il m'a fournis ont permis, sans doute, d'apprécier tout ce qu'il y a, dans ce recueil, d'intérêt et de variété. Je ne sais quelle mobilité, dit avec raison Chaillet, je ne sais quelle volubilité de pensée et de style fait un des principaux agréments də cet ouvrage.» Journ. helv., 15 mai 1784, p. 369. Annonçant 'ce nouveau livre de Mercier, Métra écrivit : « On y voit toute l'énergie de sa plume abandonnée à elle-même. » Corr. secr., xvi, 268. Meister luimême ne laissa pas d'y relever «< beaucoup d'excellentes choses. » Corr. litt., xiv, 6. A consulter Quérard, on serait tenté de penser que, sous un titre presque semblable, Mon Bonnet du Matin, Lausanne 1787, Mercier a rassemblé d'autres fruits épars de sa pensée vagabonde. Mais j'ai tout lieu de croire qu'il s'agit d'une simple spéculation de librairie, d'une édition rhabillée de la même œuvre.

et enfin diverses pièces de théâtre. Quatre années durant, il vécut en Suisse, quatre années coupées de courses dans le pays et de quelques apparitions à Paris, mais passées. principalement à Neuchâtel dans un recueillement laborieux dont il nous a confessé les délices et dans l'extase toujours renouvelée des grands horizons. Sans doute, ce n'est pas à des créations nouvelles qu'il y employa le meilleur de son temps. Ses cartons regorgeaient d'études et de notes, de pages conçues en d'autres époques, recueillies notamment au hasard de ses courses dans ce Paris qu'il décrivait, ou bien issues d'origines diverses, de lectures variées, et rassemblées avec les réflexions récentes, les impressions que sa nouvelle résidence lui donnait. Mais c'est à Neuchâtel que ces enfants de venue différente virent le jour. Il jouissait profondément de se sentir libre, libre d'oppression et libre d'importunité, de pouvoir écrire selon sa conscience et contenter la grande soif de travail qui ne cessa jamais de le dévorer.

Il y a bien du charme dans ces joies discrètes de la réclusion laborieuse qu'il exprimait ainsi : « Ici tout mon temps m'appartient, aucun ne songe à m'en dérober la moindre portion, je jouis de chaque instant de ma durée, mon loisir est parfait, nulle distraction ne m'enlève à l'étude, je me sens seul avec une satisfaction intime, ici je regrette que les jours n'aient pas soixante-douze heures, je ne suis point dans une solitude absolue, je ne suis point dans une ville bruyante, je ne demande aucun suffrage, j'écris enfin dans un pays libre et sous la main protectrice d'un grand roi qui lui-même sait écrire'. » Il se plaisait à se sentir affranchi des contraintes de la pensée. Pas de persécution dans ce pays protestant, écrivait-il, oubliant le sort que Rousseau avait trouvé dans le Val de Travers; au moins, lui, Mercier, put-il à bon droit se féliciter d'échapper à toute inquiétude de ce genre. Autre soulagement et des plus précieux. Dans cette petite ville, « la discorde littéraire n'a jamais pénétré, car je suis le seul qui tienne la plume'. >>

1. La Destruction de la Ligue, l'Habitant de la Guadeloupe, les Tombeaux de Vérone, Zoé (1782), la Mort de Louis XI (1783), Montesquieu à Marseille (1784), Portrait de Philippe II (1785).

2. B. de N., II, 388. Ce grand roi était Frédéric II, souverain de la principauté de Neuchâtel.

3. B. de N., II, 386.

« PreviousContinue »