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la sensualité de cet attendrissement et ne le croie souve

rainement vertueux.

A cette frémissante faculté d'émotion il joint une ardeur infatigable à sonner le tocsin, à éveiller les foules assoupies de misère et d'ignorance, pour montrer à leur émulation le triomphe futur de la raison et de la félicité universelles. Ne distingue-t-on pas dans ces lignes quelque chose qui ressemble à la soif du martyre? « Non, je n'ai jamais vu un homme de lettres emprisonné pour ses nobles écrits utiles à l'humanité que je n'aie partagé ses chaînes et ses malheurs. Quand j'étais seul, le soir, à la lueur de la lampe qui éclaire mes veilles, je me trouvais avec lui, je fortifiais son âme et son courage, je l'invitais à savoir souffrir quelques années pour des siècles de reconnaissance et de gloire, et, pensant comme cet infortuné, je me reprochais presque de ne point partager sa captivité, de n'être point chargé des mêmes fers'. »

V

Ce souci de répandre la bonne parole se fait jour dans. tous les écrits du temps. Comme dit Bersot, «< il est intolérable de trouver à toutes choses le goût de la philosophie. » Justement, un genre nouveau venait d'apparaitre, très susceptible de le contracter: c'était l'éloge académique. Depuis 1759, l'Académie française, modifiant l'antique programme de ses concours, avait proposé pour ses prix d'éloquence, à la place des dissertations pieuses de naguère, des éloges d'hommes illustres; et, qu'il s'agit d'un roi, d'un ministre, d'un homme de guerre ou d'un philosophe, de Charles V, de Sully, de Duguay-Trouin ou de Descartes, c'était merveille de voir avec quelle entreprenante autorité la philosophie régnante se les appropriait et en faisait autant

1. Note ajoutée au Bonheur des G. de L., Éloges et Discours, 1776,

p. 18.

2. Études sur le xvIe siècle. Paris, Durand, 1855, p. 4.

3. Voir F. Hémon. Les transformations du prix d'éloquence. Rev. Pol. et litt., 8 avril 1882.

de modèles, autant de hérauts à son usage. Thomas surtout s'était distingué dans ce hardi travail d'accommodation de 1759 à 1765, c'est lui qui cinq fois de suite l'emporta sur tous ses rivaux. En 1765, on couronnait son éloge de Descartes', où il est juste de reconnaître, malgré le discrédit du genre, des qualités réelles de justesse, de convenance et d'analyse exacte. Mercier s'était présenté dans la même lice, et bien qu'il eût succombé, il publia son Éloge, où l'on apprend qu'« échauffé de l'amour de l'humanité, qui n'est pas un nom stérile dans sa bouche, »> Descartes << avait promis à ce Dieu qui lit dans les cœurs de ne travailler que pour sa gloire et l'utilité du genre humain. » On y voit aussi que le philosophe consola la princesse Élisabeth << du malheur de vivre dans un rang élevé. »

Même esprit dans l'éloge de Charles V qu'il présenta sans plus de succès au concours de 1767'. En lui l'opinion se plaisait à personnifier le roi-citoyen qu'on rêvait, celui qu'on allait bientôt saluer d'un si bel élan d'espoir, à l'avènement de Louis XVI. Sous le couvert d'un innocent panégyrique, quel régal de dire son fait au pouvoir arbitraire! De quoi Mercier loue-t-il surtout Charles V? D'avoir rendu son cours à la justice, d'avoir réprimé « l'esprit d'intolérance, le fléau le plus intolérable et le plus destructeur »>, d'avoir sévi contre «<le principe de toute corruption, le luxe, ce fléau dangereux. >> << Quel spectacle plus rare, s'écrie-t-il, et plus digne des regards d'un philosophe qu'un prince qui veut faire du bien à tous et qui le peut! » D'ailleurs, le portrait est de pure convention. On n'y sent aucune vérité individuelle, aucun trait de nature; c'est le type abstrait du roi, selon le cœur des philosophes.

Bien plus encore que Charles V, Henri IV était l'objet de leur prédilection, si bien que l'enthousiasme royaliste dont ils firent preuve pour lui donna de l'ombrage au gouvernement. Il parut quelque peu séditieux d'aimer tant ce prince, et l'innocente pièce de Collé, la Partie de chasse de Henri IV, écrite dès 1765, se vit interdire l'accès de la Comédie-Française jusqu'à la mort de Louis XV3. Elle n'en fit que mieux

1. Le prix fut partagé entre lui et Gaillard, mais le public murmura du partage.

2. Cette fois ce fut La Harpe qui eut le prix.

3. Collé avoue que, pour se conformer au goût public, il a donné à

la fortune du libraire par un débit presque sans exemple, et, tout naturellement aussi, on n'en noircit que plus de papier à la gloire de ce bon roi. De son autorité privée, un membre de l'Académie des Belles-Lettres de la Rochelle, qui n'était autre que le président Dupaty, mit au concours une médaille d'or de la valeur de 600 livres pour être décernée en 1768 à l'auteur du meilleur éloge d'Henri IV1. C'est apparemment en vue de ce concours que Mercier en composa un' dont il ne publia que des fragments. Tout le sens en peut être résumé par ces lignes : « Ah! qu'un de ses successeurs ne craigne pas d'être bon comme lui! qu'il le prenne pour modèle! Il sera sans doute plus heureux, il achèvera l'ouvrage qu'il avait commencé, ouvrage interrompu pendant plus d'un siècle et demi. » Voilà une franchise sans réticence qui n'était pas pour plaire aux amis du pouvoir; encore Mercier, en se bornant à publier des fragments, n'avait-il mis au jour que ce qu'il jugeait acceptable.

Cependant, si leurs aïeux lèguent aux rois de l'avenir assez de grands exemples à suivre, il est une gloire que le passé n'a pas eue, par où ils l'emporteront sur leurs prédécesseurs, c'est la gloire d'abolir la guerre. Mercier les convie à s'en illustrer, ces princes de l'humanité future qui participeront de la régénération générale. C'est le sujet d'un autre discours académique destiné au concours de 1766 et intitulé: Des malheurs de la guerre et des avantages de la paix3. On peut trouver que Mercier y fait preuve d'un optimisme. échevelé quand il déclare que la guerre n'est pas dans la

Henri IV plus de sensibilité que celui-ci n'en a jamais eu. Journal et Mémoires de Charles Collé. Paris, Firmin-Didot. 1868, 1, 78.

1. Ann. litt., 1767, ш, 263. Le prix fut décerné à l'historien Gaillard dans la séance de ladite académie du 22 décembre 1768. Merc. de Fr., janvier 1769, II, 142.

2. Il est revenu plus tard encore à Henri IV dont il a fait le héros du drame de la Destruction de la Ligue (1782); et nous avons de lui, à cette occasion, une déclaration analogue à celle de Collé. « Ce n'est pas qu'Henri IV ait été le meilleur des rois, il s'en faut, mais son nom seul faisait le satire de ses pareils, et c'est tout ce que nous voulions alors. » Papiers de M. Duca.

3. Selon l'Ann. Litt., « c'est un modèle du style emphatique et bour. souflé », 1776, 11, 165. Dans ce concours le prix fut décerné à l'historien Gaillard.

nature, que nous la devons aux passions effrénées des rois. «La guerre n'est qu'un accident et non l'état naturel du genre humain. » Qui sauvera l'humanité de ce fléau en guérissant les rois de leurs passions? « Ce sera ta voix douce et calmante, philosophie. » A cet effet, historiens, philosophes, poètes « chargés du pénible emploi de parler aux hommes, unissons-nous tous pour percer des traits du mépris cette détestable ambition qui a détruit la félicité de la terre. >>

Je ne sais si Mercier, revenant au monde aujourd'hui, c'està-dire bien avant la fatidique année 2440, croirait encore à l'efficacité de son exhortation. En vérité, sa foi était à l'épreuve des pires démentis, mais il lui faudrait avouer que les temps ne sont pas échus encore, car il ne tiendrait qu'à lui d'user précisément du même langage dont il se servait en 1766 pour qualifier « les horreurs de la guerre. » « Non jamais l'univers n'a vu rien de semblable; une furie militaire agite les nations... On ne parle que d'inventions destructives... Tous les États tournés les uns vers les autres ressemblent à des animaux farouches qui, les yeux allumés, la gueule ouverte et menaçante, grinçant les dents dans une rage sourde, sont toujours prêts à s'élancer pour se dévorer mutuellement. >>

Ce qu'il constatait, en ces termes horrifiques, il eût pu, tout au long de l'histoire, le pareillement constater. En suite de quoi un plus réfléchi se serait demandé si le recours à la force est en effet contraire à la nature de l'espèce humaine. Mais ces grands constructeurs d'avenir se gardaient bien d'inférer du passé le futur. Pour eux perfectibilité impliquait métamorphose. Et comme ils ne doutaient point que l'événement finit par leur donner raison, ils ne doutaient pas davantage que les hommes en dussent valoir beaucoup mieux. Car le rêve de l'abbé de Saint-Pierre avait tourné toutes les têtes pensantes. Autant que facile et séduisant, il paraissait généreux de déclamer contre la guerre, parce qu'elle est homicide. On oubliait seulement les hautes vertus dont elle est l'excitatrice, l'abnégation civique qui les résume toutes, le sacrifice volontaire de l'individu au bien de la communauté conçu comme une fin supérieure aux siennes propres. Il faut le dire pourtant, cette génération avait sujet de tomber dans une méprise dont les circon

2.

stances ne lui représentaient que le caractère honorable. Entre les nations de l'Europe, la France était alors la plus forte, la plus peuplée et la plus compacte. Obéissant à la vocation magnanime de leur race, quand les fils les plus éclairés de ce noble pays parlaient d'union entre les peuples, quand ils aspiraient à la paix perpétuelle, ce qu'on aperçoit dans leur langage, c'est la volonté d'octroyer un magnifique bienfait, ce n'est point la honteuse pensée de forfaire à la communion nationale. Gens de lettres et philosophes, moins de trente ans après, tous, à l'envi, en devaient témoigner; et nulle voix, plus que celle de Mercier, je tiens à le dire dès maintenant, ne vibra d'une patriotique émotion.

VI

L'histoire peut, à la rigueur, déposer en faveur de la bonté des hommes et de leurs titres à la félicité; quand on s'y prend bien, elle a de ces complaisances, et les écrivains du XVIIIe siècle, pour leur part, s'entendaient comme personne à tirer d'elle tout ce qu'ils voulaient. A ces flatteuses croyances combien toutefois la fiction offre un asile plus commode et plus vaste! C'est là que Mercier devait déployer à l'aise tous les transports de sa généreuse, de son indomptable imagination, et, sans tarder davantage, il publia coup sur coup L'Homme sauvage', Les Songes philosophiques, Les Contes moraux.

On proclame que nous sommes bons par essence et destinés au bonheur d'où vient donc tant de vice et tant de misère? Si l'on réussit à établir que nous n'errons que pour avoir fait fausse route, que la civilisation nous a perdus, que les races qui en sont exemptes possèdent les vertus. humaines à l'état de pureté et savent être heureuses, la doctrine est bien près d'avoir gain de cause. Aussi jamais n'avait-on autant invoqué l'exemple des sauvages, jamais

1. 1767.

2. 1768.

3. 1769.

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