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n'en faisaient pas mystère. « Ils ont eu l'indécence de dire plusieurs fois : « Nous avons assez de crédit pour faire évoquer l'affaire au Conseil, et elle y restera dix ans accrochée'. »

Mais Mercier n'entendait rien à ces secrets de politique. Sa philosophie n'était pas de celles qui endurent et dédaignent. Il avait pour son propre droit la même passion intrêpide et militante que pour le bon droit en général, et aucune considération ne lui eût fait rien rabattre de son impétuosité à le soutenir. C'était presque un point d'honneur, à ses yeux, que de braver en face des adversaires déloyaux. Bien loin donc de se tenir à l'écart, d'éviter une occasion de se commettre avec eux, il prétendit user de ses entrées qui lui étaient accordées, suivant l'usage, comme à tout auteur d'une pièce reçue. On lui barre le passage. Il en appelle au semainier. C'est à peine si celui-ci daigne lui répondre qu'il n'a pas de comptes à rendre. Mercier fait constater par un commissaire cette nouvelle injure et, par respect pour la demeure de ses rois, il se retire fièrement. Dans l'espèce, à la vérité, il était contestable que les comédiens eussent aggravé leurs torts envers sa personne, «< parce que le droit d'entrée est le prix du don que fait un auteur d'un ouvrage inconnu, et dont trop souvent le mérite principal pour leur intérêt consiste dans la curiosité du public; or, l'ouvrage étant imprimé et cette curiosité n'étant que trop satisfaite, le traité de l'auteur et des acteurs est rompu, le premier s'est dépouillé lui-même, de son droit. » C'est ce que Mercier venait de faire en publiant cette Natalie dont on lui refusait indûment la représentation, et que, d'ailleurs, il eût été mieux inspiré, pour d'autres raisons encore, de garder en portefeuille, car cette pauvre pièce n'était guère propre à mettre de son côté la malignité publique. Quant

1. Premier Mémoire pour le sieur Mercier.

2. Longtemps il garda sur le cœur cette expulsion manu militari << Ah! monsieur le major, vous qui avez fait croiser sur ma poitrine deux fusils, lorsque je m'acheminais tranquillement pour aller prendre ma place au parquet de la Comédie..... » T. de P, vi, 183.

3. La Comédie-Française occupait alors le théâtre des Tuileries.

4. Requête au roi contre les gentilshommes de la Chambre. Mém. secr., VIII, 69. Le procès-verbal du commissaire a été publié par M. Campardon, Les Comédiens du roi de la troupe française. Paris, Champion, 1879, pp. 274-276.

5. Journ. Encycl., 1775, vi, 111.

à lui, il n'admettait pas de telles distinctions et, se réservant soigneusement ce nouveau chef de plainte contre les «< histrions, il n'en continuait qu'avec plus de zèle la distribution de son mémoire.

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Là-dessus, le lieutenant de police le mande pour le chapitrer', et Mercier dans cette entrevue se comporte « comme un Romain. M. Albert, homme dur et difficile à émouvoir, lui a dit d'un ton sévère : « Le gouvernement, Monsieur, sait que vous répandez un mémoire contre les Comédiens, il vous défend de passer outre. Monsieur, lui a répondu Mercier d'un ton fier quoique modeste, je ne sais ce que vous voulez dire par ce mot gouvernement; j'ai un roi et je suis un de ses sujets les plus soumis. Lorsqu'il me donnera des ordres, je saurai obéir, mais encore une fois, j'ignore ce que vous entendez par gouvernement. Le magistrat a continué: Si vous persistez, il pourra vous arriver quelque chose de fâcheux. Monsieur, je n'ai fait que me servir de la loi, je me crois blessé dans mes droits de citoyen, je réclame un tribunal admis par la nation pour recevoir les plaintes de tout homme quelconque, je ne crains que ses jugements. » Avec toute sa belle assurance, Mercier cependant faillit bien voir l'effet des menaces du lieutenant de police. Le gentilhomme de la Chambre en exercice, cette année-là, était le duc de Duras, amant de Mme Vestris, de la Comédie-Française, et d'autant plus engagé, à ce titre, dans la querelle. Pour réduire l'entêté plaideur, il s'avisa du moyen le plus commode et fit décerner une lettre de cachet. Mercier apprit à temps qu'on devait l'arrêter chez lui à quatre heures du matin. Il put se réfugier au Parlement, et par bonheur les choses en restèrent là 2.

Quelques jours plus tard (24 juin), on lui signifia un arrêt du Conseil qui qualifiait sévèrement « les déclamations affreuses» que cet écrivain s'était permises contre les règlements de la Comédie, de la licence d'opinion qui le conduisait «< à avilir aux yeux de la nation une profession que Sa Majesté protège et dont le but intéressant est de concourir aux progrès des lettres et à la perfection des mœurs ». En suite de quoi, l'arrêt supprimait le mémoire que Mercier

1. Notons que l'affaire d'Olinde et Sophronie avait déjà contribué à le desservir, peu d'années auparavant.

2. Corr. secr., 1, 421, 422.

<< avait affecté de répandre avec profusion dans le public »>, mémoire contenant des expressions « scandaleuses et contraires au respect dû à l'autorité de Sa Majesté », et lui faisait défense d'en imprimer aucun semblable. L'affaire était évoquée au Conseil par le crédit des gentilshommes de la Chambre et les comédiens l'emportaient comme ils s'en étaient vantés.

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Mercier allait-il se tenir coi? Ce serait le mal connaître que de le croire découragé. Il enrageait d'avoir raison et, dans son candide acharnement, prétendait qu'on en convînt. Les gentilshommes de la Chambre le privaient de son légitime recours au Parlement. Contre eux il demanda au roi de lui rendre ses juges (août 1775), et présenta requête à cet effet. Rappelant son différend avec la Comédie-Française, différend encore envenimé par l'affront qu'on lui avait fait de lui retirer violemment ses entrées, il avait, exposait-il, saisi le Parlement de sa plainte, ainsi que de son opposition à divers articles des règlements de la Comédie essentiellement préjudiciables pour les gens de lettres.

Les gentilshommes de la Chambre cependant empêchaient l'affaire de suivre son cours. A quel titre? La législation et la police des spectacles étaient-elles donc, comme ils le prétendaient, de leur ressort exclusif? Où était l'acte de la volonté royale qui les leur eût jamais conférées? Remontant avec un singulier luxe d'érudition jusqu'à l'Empire romain, il retraçait les origines et toute l'histoire de leur charge rien n'y justifiait les attributions qu'ils s'arrogeaient. Un seul texte les chargeait, à l'endroit de la Comédie-Française, d'une mission spéciale et précise : l'arrêt du Conseil du 18 juin 1757, en conformité duquel ils avaient fait le règlement du 23 décembre suivant et épuisé, du même coup, tous leurs pouvoirs. Partant, tout autre acte d'autorité relativement à ce théâtre, et en particulier le règlement de 1766, toute ingérence dans ses affaires étaient, de leur part, chose abusive, dépourvue de titre légal, entachée d'usurpation. Que si pourtant ils alléguaient le devoir de tenir la main à l'accomplissement des prescriptions qu'on les avait chargés de dresser, à cet égard la volonté royale avait elle-même fixé les limites de leur action en leur donnant qualité pour faire un règlement de police in1. Corr. litt., XI, 106. Mém. secr., vIII, 103.

térieure. Or, quoi de commun entre la police intérieure de la Comédie et ses démêlés avec un particulier? C'est donc sans droit qu'ils s'étaient, de leurs personnes, immiscés dans un procès entre les acteurs et un tiers, sans droit qu'ils avaient argué de la qualité de comédiens du roi pour faire substituer à la juridiction du Parlement celle du Conseil, car l'honorable titre de peintre du roi, d'architecte du roi n'avait jamais donné lieu à une exception en justice, et celui de comédien du roi ne pouvait davantage y prétendre; sans droit enfin qu'ils avaient motivé leur intervention, abusive par elle-même, sur des inculpations injustes et des personnalités blessantes adressées à lui, Mercier. En conséquence de quoi, il concluait qu'il plût à Sa Majesté de recevoir son opposition à l'arrêt du 24 juin, d'ordonner que le Parlement serait ressaisi, de supprimer les allégations offensantes à son égard que les gentilshommes s'étaient permises dans leur requête au Conseil, et d'arbitrer Elle-même, les dommages-intérêts auxquels il avait droit de ce chef.

Cette requête fort remarquable était due comme précédemment à la plume d'Henrion de Pansey. Mercier en attendait beaucoup, car Malesherbes venait de prendre au Conseil du roi la place du duc de la Vrillière; depuis son passage à la direction de la Librairie, il avait laissé aux écrivains le meilleur souvenir de son esprit libéral et c'était lui-même précisément qui consentait à rapporter l'affaire de Mercier. Sur ce fondement, d'ailleurs, l'intéressé ne fut pas seul à nourrir quelque espoir. On crut quelque temps dans Paris que justice serait rendue contre les gentilhommes de la Chambre et leur protégés1. On voyait déjà le Parlement, à sa rentrée, venger les gens de lettres outragés, prononcer sur le procès « avec une intégrité dont d'autres tribunaux auraient pu n'être point susceptibles: c'est là qu'il n'y aura point d'yeux et point d'oreilles, les charmes des actrices n'y produiront aucun effet'. »

Il fallut renoncer à ce rêve. Un an s'écoula sans que la requête de Mercier obtint aucune réponse. Celui-ci trépignait d'impatience. Il avait d'intarissables réserves d'éloquence à dépenser au prétoire du Parlement et s'était fait

1. Mém. secr., VIII, 139. Corr. secr., 1, 123.

2. Corr. secr., II, 169.

recevoir avocat tout exprès pour plaider lui-même sa cause1. Tant de soins en pure perte! Il essaya d'un nouvel éclat et, un beau jour de septembre 1776, tenta derechef de forcer l'entrée de la Comédie. Elle lui fut interdite comme la première fois. Ayant pris ses arrangements pour faire constater ce second refus, il assigna les comédiens au Châtelet où ils furent condamnés par défaut à lui payer 2.000 écus de dommages-intérêts. Mais c'est en vain qu'il s'efforçait, au moyen de cette querelle incidente, de remettre la première sur le tapis. De nouveau, les éternels gentilshommes de la Chambre obtinrent un arrêt d'évocation au Conseil 2. Malgré qu'il en eût, il lui fallut bien cette fois se le tenir pour dit.

non

IV

Il n'y eut toutefois de réduit au silence que Mercier en cette affaire. Confondant avec ses propres intérêts ceux de tous les auteurs dramatiques rançonnés dont il s'était, sans mandat et de son propre élan, constitué le champion, il se vit, dans son entreprise, arrêté net. Mais le mal était trop criant, trop de gens étaient intéressés à s'en plaindre et, dans ce temps, les abus commençaient déjà trop à branler de pour que les choses en restassent là. Un habile homme certes enflammé d'un meilleur zèle que Mercier, mais moins naïf, à coup sûr, et cent fois plus expert en stratagèmes, reprit avec plus de succès la même campagne. En cette année de discorde 1775, une pièce toute nouvelle, le Barbier de Séville, valait de fructueuses recettes aux comédiens, et ceux-ci, interprétant comme on sait le règlement de 1757, faisaient trop maigre mesure à l'auteur. Mais ils affrontaient à quelqu'un qui, luttant tout seul contre un Parlement, n'avait pas cédé le terrain. La perspective d'un assaut difficile était pour stimuler Beaumarchais, non moins que le fracas de cette grosse division en

1. « Il est allé à Reims se faire recevoir avocat et reviendra exercer à Paris. » La Harpe, Correspondance littéraire adressée à Mgr le Grandduc de Russie (le futur empereur Paul), Paris, Migneret, an IX, 11, 55. Dans la ville où Mercier se rendit, on avait, paraît-il « la malheureuse facilité de soutenir une thèse pour la forme et moyennant rétribution. » Entretiens des Tuileries, p. 16. Il ne prêta d'ailleurs serment qu'au mois de février 1777. Pap. de M. Duca.

2. Mém. secr., 19 septembre 1776, ix, 218.

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