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quelque temps de là, l'infortuné, s'étant permis de soutenir en littérature quelques hérésies malsonnantes, se voit jeté à la Bastille. Il en sort, voyage en pays étranger. Ce pays où règne un prince d'un génie éclatant est la Prusse. Remarquons ici une observation fort clairvoyante en un temps où Frédéric II était si populaire parmi nous. « On avait dans le royaume de une haine cachée pour les Arabes (les Français). On accueillait leurs sciences et leurs arts devenus nécessaires aux nations, et, en même temps, tous les cœurs étaient dévorés de la plus basse jalousie contre leurs bienfaiteurs. La différence de religion allumait encore cette animosité secrète ». Izerben y fait rencontre d'un savant qui, ne le connaissant point, déblatère à l'aise sur la poésie des Arabes et sur la sienne en particulier. Le désespoir va le gagner quand la chute du ministre qui l'a persécuté le détermine à rentrer dans son pays. Quel chaos, juste ciel! dans la république des lettres. Plus de règles, la tragédie cédant le pas à une comédie pleurarde qui suinte l'ennui et la morale, la rime en disgrâce, et une nuée de petits contes, de bagatelles que recommande seulement le luxe de la typographie. Izerben, revenu des mensonges cruels de la renommée, jure qu'on ne l'y prendra plus. Il vit auprès de son frère, de ses neveux et instruit ceux-ci dans le goût de la médiocrité.

Mercier annonçait à la fin de cet ouvrage l'intention de lui donner un pendant, l'histoire d'un philosophe arabe. S'il entendait parler non d'un philosophe selon son cœur, mais d'un bavard prétendu tel et décrire ses aventures dans le même esprit que celles du poète, il est regrettable qu'il n'ait pas donné suite à son dessein. Izerben passa fort inaperçu. Grimm le signale en courant, avec sa malveillance habituelle, parmi les nouveautés du jour1, et il traite l'auteur de plat et insipide satirique, ce qui est de la plus. aveugle injustice.

L'indifférence ou l'hostilité n'était pas pour arrêter Mercier il a eu d'autres occasions de le montrer, mais le badi

1. Corr. litt., vi, 151. Le Mercure, en revanche, se montre beaucoup plus équitable : « Cet ouvrage est écrit de manière à piquer la curiosité. Il est agréable, ingénieux et amusant et donne lieu à des applications >>.

nage ne l'attirait pas et il revint à ses travaux de prédilection'. C'est ce qui m'a engagé à donner une analyse étendue d'une historiette qui fait grand honneur à toute une part de son talent dont il a été trop avare. Nous ne nous retrouverons plus à pareille fête.

Ce que lui prescrivait son impérieuse vocation, il a déjà eu soin de nous le dire et, jusque dans Izerben, dans cette mascarade fortuite où il déguise son austérité, il prend parti. On y trouve, en effet, un parallèle fort significatif de Voltaire et de Rousseau, tour à tour visités par le poète dans ses voyages. Aucun des deux, comme de raison, n'y est nommé, mais les ressemblances ne sont point méconnaissables, et, par la suite, Mercier, d'ailleurs, a recueilli à part ce morceau pour l'insérer, en y ajoutant, cette fois, les noms, dans Mon Bonnet de nuit3.

Entre les deux illustres rivaux c'était le premier témoignage public d'une option que ses penchants faisaient assez pressentir. « Le premier, né avec un génie vif, brillant et fécond, après avoir annoncé dès son enfance ce qu'il serait un jour, avait surpassé l'attente de ses contemporains. Nul écrivain n'avait jamais rempli une carrière plus éclatante; nul écrivain n'avait jamais rassemblé plus de talents. Le second, né avec un génie méditatif, plein de connaissances plus utiles que vastes, avait attendu pour écrire que le temps et les réflexions eussent donné à ses idées une assiette inébranlable. Il avait débuté par heurter

1. Il convient pourtant d'accorder aussi une mention à Zambeddin qui parut en 1768 et qui lui est attribué. C'est un conte de fées analogue à ceux d'Hamilton, plein d'enchantements et de péripéties fabuleuses, écrit avec une grace alerte et légère.

2. Parmi nos contemporains, M. A. Michiels a rendu un juste hommage à ce léger écrit qui eût mérité d'échapper à l'oubli. Nous serat-il permis cependant de ne pas partager son avis quand il dit (Histoire des Idées littéraires en France, Paris, Coquebert 1842, 1, 110): « Notre auteur a peint avec un enthousiasme et une finesse surprenants la grandeur, la misère et les ridicules du génie »? L'enthousiasme, Mercier l'a gardé pour ailleurs, pour des objets plus chers à son cœur. Il s'agit ici d'une satire contre le vain emploi du talent. C'est un leurre de se consacrer aux futilités à la mode. Elles usurpent le nom de lettres qui, pris en son vrai sens, a pour Mercier uue sorte de sainteté. Que l'on soit dès lors puni d'avoir cédé à ce prestige, il trouve que c'est fort bien fait. Discite justitiam moniti.

3. IV, 19.

le préjugé de la nation chez laquelle il écrivait, et bientôt, plus hardi à mesure qu'il avançait, il avait attaqué ceux des peuples instruits. En vain on lui reprochait le paradoxe et la singularité, on l'avait rarement bien combattu. Le poète avait un esprit moins profond, moins fier, moins original, mais plus ingénieux, plus habile à se prêter à tous les tons et à se plier à tous les genres; il les avait traités d'une façon à faire douter de celui pour lequel il était né. Le philosophe, pensant d'après soi, avait fait son unique étude de l'homme et des moyens de le rappeler au véritable bonheur, aux mœurs et à la vertu, et ses intentions avaient toujours été droites et pures. L'un, rempli de grâces, de force, de finesse et surtout d'esprit... avait, indifféremment ou selon le temps, suivi tous les contraires; ses principes se détruisaient mutuellement, et pour le combattre il ne fallait que l'opposer à lui-même; l'autre, doué d'une chaleur permanente, d'une éloquence rapide, sans être absolument méthodique, avait, dès les premiers pas, posé ses principes, et ses autres écrits n'en étaient que le développement. Leur genre de vie offrait un aussi frappant contraste. Celui-là, accoutumé à vivre avec les grands, à les flatter, avait pris les mœurs de son siècle : ami du luxe, ne mettant aucun frein à son imagination, la suivant avec trop de complaisance, il n'avait pas assez veillé sur les écarts de sa plume. Celui-ci, élevé dans des mœurs sévères, se vit pauvre sans en rougir; il voyagea avec fruit parce qu'il fut malheureux; formé par l'infortune et rendu plus fier, plus indépendant par elle, il avait pris ce caractère... qui ne sait point plier et ignore l'art de se soumettre... Le poète... ambitionnait le titre de philosophe, mais l'autre, par une vie conforme à ses principes et par son entier dévouement à la vérité, en méritait seul le nom1. »

Lorsque Rousseau connut ce parallèle, Mercier nous apprend qu'il en fut ravi au point de le transcrire de sa main. On peut le croire. L'ardente prévention du prosélyte a cela de flatteur qu'elle se donne ici, et en toute sincérité, d'ailleurs, les allures de l'impartialité critique. Comme elle relève avec justesse et modération les points faibles de l'un,

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la glorification de l'autre ne parait aussi, par contre, que le fait d'une rigoureuse équité. Il y aurait bien quelques réserves à faire sur ce brevet de vertu sans tache que Mercier décerne à Rousseau, mais n'est-ce point la coutume des néophytes d'en croire sur parole leur catéchiste? Rousseau se juge si évidemment vertueux qu'il taxe de mensonge pervers et prémédité ceux qui s'avisent d'une autre opinion. Quoi d'étonnant, après cela, que sa conviction se communique irrésistible à ses adeptes, d'autant plus qu'elle est chez lui de bonne foi, qu'il confond l'intention avec le fait, qu'il répute l'une pour l'autre avec la plus candide assurance? Si son ardente parole a le pouvoir de propager la piété nouvelle qu'il apporte au monde, comment n'aurait-elle pas celui d'imprimer dans le cœur de ses disciples sa propre image telle qu'elle se réfléchit dans sa conscience? SaintMarc Girardin a dit avec raison que Rousseau croyait avoir la force de toutes les vertus dont il avait l'émotion. Mais là est justement l'effet, le mirage des passions intellectuelles. Comme elles s'assouvissent elles-mêmes, elles ne connaissent que le succès. Comme elles sont en possession de leur objet, puisqu'elles le créent, elles n'ont point à se commettre dans l'action qui mesure les forces, qui éprouve, qui humilie, qui enseigne à distinguer le vouloir et le pouvoir. A se sentir battre le cœur pour une perfection chimérique dont on porte, dont on chérit en soi le fantôme, comment ne se prendrait-on pas pour une âme exquise? Et en s'identifiant ainsi avec son idéal, comment n'en partagerait-on pas la fortune et le renom? C'est le secret de la séduction de Rousseau. Le siècle qui a pris goût à la sensibilité a éprouvé le même faible pour le maître qui en tenait école.

Sensibilité, enthousiasme, amour des hommes, croyance passionnée à leur bonheur et à leur perfectionnement indéfini, tels étaient les articles de la foi nouvelle que Mercier embrassait avec transport, dès l'âge de raison, car il y trouvait et c'est le signe de toute foi sincère la satisfaction de ses vœux spontanés. « Le plus grand des malheurs pour un être raisonnable serait de ne pas croire à la perfection de la nature humaine; j'ai toujours été conduit par un sentiment vif qui me disait que l'homme était né pour sortir de la fange des erreurs, de la honte et de l'abjection de l'esclavage, et pour s'élever à toute la hauteur de la

vertu. Ayant toujours été dominé par cette primitive et consolante idée, j'y ai assujetti presque tous mes ouvrages'. >> L'instrument de la rédemption, c'est en effet nous le savons déjà — la plume de l'homme de lettres. Pour se permettre de la manier et pour y réussir deux conditions essentielles sont requises: sentir le mal, non pas seulement le connaître, mais le sentir avec son cœur, en avoir les entrailles remuées, et apporter à le combattre un zèle imperturbable, une confiance sans bornes. Toutes les deux, Mercier les réunit. D'abord, il n'a point le sens rassis, qui est un signe de circonspection et comme un premier degré d'endurcissement. Les images du bien et du bonheur l'exaltent jusqu'au vertige; celles du mal et de la douleur l'indignent jusqu'à la convulsion. Il s'apitoie, il s'attendrit et s'y complait, car l'on reconnaît ainsi qu'on a le cœur bon Écoutez plutôt cette théorie de l'attendrissement : « C'est le sentiment le plus heureux dont l'âme humaine soit susceptible... point de plus grande volupté que celle de s'attendrir. Un attendrissement perpétuel serait l'état le plus délicieux pour l'homme... L'attendrissement est la situation de l'âme qui dispose le plus aux vertus... Quand l'âme se fond d'attendrissement, alors s'ouvre le fleuve des pures délices. » Il analyse, d'ailleurs, ce sentiment il aperçoit bien que «l'homme est doué d'une sympathie qui le fait entrer dans les intérêts de ses semblables » et qu'« il en est récompensé, car le plaisir le plus doux accompagne fidèlement la pitié... ce sentiment exquis de l'âme humaine et qui en fait l'excellence.» Et, sans doute, cela est vrai : la pitié a toujours été accompagnée d'une secrète jouissance, mais avant cette époque on n'y prenait pas garde, ce qui laissait à la pitié à la fois son naturel et son mérite. Il a appartenu, au contraire, à l'école de Rousseau d'en tirer orgueil et volupté3, d'en abuser, par conséquent, et c'est ce qui donne à la sensibilité de cette époque tant d'ostentation et de grimace. Ce qui n'empêche pas, d'ailleurs, que Mercier, comme Jean-Jacques, ne prenne le change, de très bonne foi, sur

1. Fictions morales, 1792, préface.

2. B. de N., 11, 7, 10, 11.

3. Rappelons ce passage significatif du Bonheur des Gens de lettres : « Ton amour invincible pour le vrai, pour le bon te donnera chaque jour une idée flatteuse de la sublimité de ton âme. »

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