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nudité le lieu commun de morale qui importe seul, celui qui nous apprend que l'ingratitude est chose hideuse.

XI

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Au cours de ce minutieux examen, nous avons vu la différence, la contradiction s'accroître entre le théâtre tel que Mercier nous l'a décrit et le théâtre tel qu'il nous l'a donné. D'une part et sous la réserve d'appréciations injustes qui ont été relevées en leur lieu il a eu raison de repousser comme illégitime le privilège d'extraction étrangère et d'origine antique sous lequel on prétendait tenir la scène française en servitude perpétuelle, l'autorité des règles classiques, des unités, de la distinction des genres, des types de convention; il a eu raison de revendiquer, comme le plus naturel et le plus évident de tous les droits, celui d'emprunter à l'expérience directe et les personnes et les événements, pour en faire des objets de spectacle conçus et disposés au gré de la libre invention du poète, cette substitution se fondant sur le souci de plaire aux spectateurs par une imitation plus exacte de la vérité et de les mieux instruire par le choix de sujets qui leur fussent plus familiers. D'autre part, s'étant lui-même mis à l'œuvre, il a composé des pièces qui ne manquent de rien tant que de vérité et en qui ce défaut capital explique à lui seul tous les autres, ci-dessus énumérés. Du dessein, excellent, à l'exécution, si malheureuse, nous avons aussi reconnu le rapport fatal la passion méritoire mais aveugle de moraliser.^)

Non toutefois que la résolution de servir au théâtre les intérêts de la vertu fût en elle-même le point ruineux du système. Sans doute l'affranchissement de l'art dramatique aurait eu déjà dans le seul avantage de l'art dramatique sa raison suffisante, et la réforme eût été irréprochable qui eût borné son objet à laisser l'écrivain libre de communiquer au public ses idées sous la forme du dialogue, sans se plier à tel ordre de sentiments, à telle forme de style, à telles bienséances de rigueur, maître de penser et de s'exprimer à sa guise, et aussi à ses risques et périls, sous la seule réserve du bon ordre et de la décence publique.

L'indifférence morale toutefois n'était pas une condition

indispensable au succès de l'entreprise. Même en l'astreignant à une fonction d'utilité, rien ne l'empêchait nécessairement de susciter des chefs-d'œuvre, car il n'y avait pas contradiction à vouloir faire tourner au perfectionnement des hommes le régime d'indépendance dont on réclamait le bénéfice'. Qu'il y eût en cela opportunité, convenance, ce pouvait bien être, aux yeux des Chrétiens orthodoxes, par exemple, un sujet de contestation. Mais notre auteur avait l'aveu de sa vaillante conscience. Les fins morales de l'homme priment tout, pour qui en a vraiment le souci. Partout elles s'imposent, et non en tel lieu, à l'exclusion de tel autre. Sous ce biais, la distinction du profane et du sacré n'existe plus, et toute action ou démarche, toute occasion de réunion, toute communication d'idées surtout se subordonne à un si haut objet. C'est dans cet esprit que Diderot croyait avoir fait merveille en prêtant à l'art dramatique un caractère sacerdotal. Et le pire tort qu'avait eu cet homme d'une parole si peu mesurée n'était pas de donner par là une trop bonne prise à de faciles plaisanteries qui en profitaient pour ravaler le théâtre, comme s'il n'eût pas été justement fondé à se vouloir élever en dignité.

Non, ce tort était de resserrer dans de trop étroites limites, trop particulières et trop inflexibles, le pouvoir de persuasion et d'enseignement qu'il entendait lui conférer. Nul autant que Mercier ne s'est trouvé la victime et la dupe de cette erreur entre la poétique et les drames, elle explique tout le désaccord, Car, on n'y saurait trop insister, ce n'est pas celle-là qui doit répondre du vice de ceux-ci. Il tire son principe de plus loin, d'un faux jugement dont tout l'œuvre littéraire de Mercier porte les traces et que l'on pourrait énoncer ainsi : l'exhortation au bien, la réprobation du mal ne sont efficaces que si elles sont explicites, péremptoires, impératives. Pour les rendre telles, en chacune des fictions. qu'il porte sur la scène, l'auteur réduit la vertu et le vice à des images monstrueusement simplifiées, fausses, car l'expérience n'en revèle point de telles, sans vie, car elles sont abstraites, et partant sans variété, sans traits individuels, sans physionomie, sans autre emploi que celui d'échauffer

1. Pour nous borner à un seul nom, la preuve en a, de notre temps, été faite avec assez d'éclat par Alexandre Dumas fils.

la sensibilité des spectateurs sur les aphorismes de morale dont elles témoignent. Rarement, on l'a vu plus haut, les personnages des drames échappent à ce reproche. Le même scrupule de dogmatisme littéral qui met obstacle à la libre conception des caractères, s'oppose également au jeu naturel de ceux-ci, à l'ondoyante diversité des mouvements humains le moraliste tremble qu'en lui permettant d'être fidèle, l'imitation ne s'accommode plus assez exactement à l'objet moral qu'il lui prescrit, et il la contraint, il la corrige, il l'altère. Il ne souffre pas plus d'essor aux jeux de l'imagination, à l'innocent dessein de plaire, car l'utilité lui en est suspecte. A ce travail de Procuste, la morale perd la première tout le fruit des libres suggestions que le spectateur moins violenté serait mieux en goût d'accueillir, mais surtout l'art dramatique, devenu le prisonnier d'une doctrine si ombrageuse, renonce à tout ce qui était de son essence propre, à tout ce que les fameuses règles elles-mêmes, en opprimant le théâtre, y prétendaient avant tout respecter, la faculté de reproduire la nature; et il perd de la sorte précisément l'avantage qu'il pouvait trouver à sortir de l'ancienne sujétion.

Si, en outre, l'impitoyable préoccupation de moraliser a si gravement égaré Mercier, c'est qu'elle ne rencontrait dans son esprit rien qui la balançât. Par un phénomène presque inouï chez quiconque fait acte d'invention, le sentiment de l'art, nous l'avons vu, lui faisait cruellement défaut. Nulle intuition ne lui apprenait qu'une œuvre, à de si nobles fins extérieures qu'on la veuille appliquer, a tout d'abord en soi les raisons de sa valeur propre, celles en vertu desquelles elle s'éloigne ou se rapproche de la perfection, celles qui distinguent un beau poème d'un mauvais. Il aurait trouvé plus de défense contre les impulsions de sa sensibilité, si cet avertissement ne lui eût manqué, s'il eût su faire état du prix et du pouvoir qu'ajoute à un ouvrage la beauté de l'exécution. Alors, il eût compris que, même pour atteindre au terme de ses plus nobles voeux, bien d'autres voies existaient, et plus larges, et plus attrayantes et plus sûres. Alors, il eût gardé de maint excès et son œuvre et sa critique; en se chargeant lui-même de moins de lisières, il eût pourtant montré plus d'équité à ceux qui suivirent une autre loi; il n'eût pas tant procédé par le paradoxe et par

l'exclusion; tout en s'appliquant à réformer l'ancien code du théâtre, il eût reconnu que d'assez belles œuvres n'avaient pas laissé d'en honorer le régime et que, sans appareil didactique, celles-ci pourtant avaient fait fleurir dans l'esprit des hommes et les pensées fières et les enthousiasmes généreux. Alors, peut-être, il n'eût point blasphémé Racine.

Cet art qui bégaie a cependant quelque chose de prophétique. Il démêle déjà ce que la curiosité des menus faits précis, familiers, expressifs offre de ressources à la claire évocation du passé. Avec un succès meilleur, c'est sur les traces de Mercier pourtant que Vitet, auteur de la Ligue, et que Casimir Delavigne, auteur de Louis XI, ont tous les deux marché, et ni l'un ni l'autre n'a ignoré son précurseur. Puisant le pathétique à des sources nouvelles, si Mercier en a négligé le meilleur, ces sources pourtant, il les a signalées à de plus habiles. C'est une fort belle idée qu'il a voulu traiter dans l'Indigent. Avec de l'émotion et de l'éloquence, il y a mis de l'artifice et des couleurs fausses. Mais l'œuvre n'a pas été stérile. Prise à sa date, remarquons qu'elle entre pour beaucoup dans l'invention du mélodrame. Il y en a qui donnent plus de gloire. Celle-ci, néanmoins, faudrait-il la juger toute méprisable? Si confus qu'ils lui soient demeurés on voit, d'ailleurs, que Mercier a eu des pressentiments qui valent davantage. Je ne parle pas seulement des traverses de la vie domestique. D'autres que lui en discernaient dès lors l'intérêt; l'un d'eux, Sedaine, avait même su l'exprimer. Mercier, moins heureux, mérite, du moins, d'être rangé aussi parmi ceux qui indiquaient la voie. Mais ne lui accorderonsnous pas le mérite propre d'avoir marqué, pour ainsi dire, des étapes plus lointaines encore? Étendant, et même d'une manière démesurée, l'office du théâtre, n'a t-il pas aperçu tout ce que l'action dramatique gagne à tirer du réel la description scrupuleuse des circonstances particulières où elle s'engage? Bien plus, tout ce que le caractère de vérité qu'elle contracte ainsi donne de prix à cette description ellemême, considérée en soi? Et pour me faire mieux comprendre enfin, est-ce forcer les analogies que de relever, par exemple, dans l'instruction judiciaire que la Robe rouge, de M. Brieux, nous expose, un parfait exemplaire du dessein dont le Juge, de Mercier, nous offre, comme on l'a vu, une ébauche déjà estimable? Mais les intentions, les velléités

significatives, les bonheurs partiels qui se rencontrent dans ce théâtre, tout cela relève seulement de l'équitable postérité. Pour consommer la réforme si bruyamment annoncée il eût fallu d'autres titres.

En fait la sensibilité a perdu le drame1. Telle pièce de Mercier a pu obtenir le suffrage des contemporains et même atteindre à une assez notable longévité. Mais, aucun chefd'œuvre n'est venu imposer à l'assentiment de tous la nouvelle constitution du théâtre. Celle-ci a porté la peine des essais malencontreux par lesquels on prétendait la justifier. Innocente de défauts qui tenaient à une cause extrinsèque la théorie qui, en ses parties essentielles, était bonne, a gardé néanmoins un air de défi mal soutenu, je ne sais quoi de précaire et de présomptueux. Cela devait arriver toute innovation contrarie l'intérêt des uns ou la paresse des autres. Pour la combattre, les arguments déloyaux ne sont pas les moins bons. Sur la foi des justes reproches encourus par trop de maladresses et d'inexpériences dramatiques, on s'en prit aux doctrines mêmes du réformateur; et celles-ci, par les témérités agressives qui les gâtent, servirent de leur côté à mieux accabler les tentatives qu'elles engendraient. On verra plus loin quelles furent et la passion et la persistance de la polémique ainsi engagée. Il en sortit un de ces arrêts d'opinion prévenus et sommaires qui coûtent à un homme sinon le succès, du moins le crédit. Mercier passa pour une sorte de fou à qui le mauvais goût du temps pouvait réserver quelque complaisance, mais dont les prétentions ne devaient pas être prises au sérieux.

Avec la révolution, l'anarchie régna au théâtre : les pièces de circonstance pullulèrent, faites au hasard de l'allusion, bâties sur tous les modèles, les plus incohérentes et les plus bigarrées du monde; mais nul ne s'avisait de raisonner sur l'art dramatique on avait d'autres soucis. Puis vint, avec. le retour de l'autorité, le renouveau de la tragédie. Si bien que lorsque les idées de Mercier recommencèrent de cheminer dans le monde, que peu à peu elles y firent figure et prirent faveur, on avait oublié qu'elles étaient de lui.

1. C'est à cette conclusion que l'examen du théâtre de La Chaussée a conduit également M. Lanson.

2. Nombre d'articles, parmi ceux que j'ai cités précédemment, per mettent déjà d'en juger.

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