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démesurée, punition des tyrans, etc. Matière commune et ductile, l'histoire était pour lui bonne à moraliser, non à philosopher. Mais ce qu'il tournait au profit de son dogmatisme n'en était pas moins souvent le fait d'un esprit judicieux, de même aussi que sa fougueuse imagination ne perdait point en originalité tout ce qu'elle livrait d'elle-même aux effusions de la sensibilité régnante.

IV

Les qualités vives qui n'existent chez Mercier presque. toujours qu'à l'état d'alliage, primesaut, justesse du coup d'œil et de l'expression, promptitude du tour, verve légère, on les trouve toutes pures, et par une rencontre trop rare en son œuvre, dans l'Histoire d'Izerben, poète arabe. Tout bien considéré, malgré le danger d'un rapprochement redoutable, malgré le déplaisir aussi que Mercier eût ressenti du compliment, j'oserai dire que c'est un conte dans le goût de Voltaire. Aucun autre de ses écrits n'est aussi propre à nous faire saisir le contraste déclaré qui existe entre les deux faces de son talent. A trois mois de distance, le Mercure annonce la publication d'Izerben (juillet 1766), et du Discours sur le bonheur des Gens de lettres' (octobre 1766), mais il se borne à une mention fort succincte. Si cette besogne n'avait pas été fort mal faite, l'occasion était pourtant belle de marquer, n'eût-ce été qu'en quelques mots, l'étrange diversité de ces deux ouvrages signés du même auteur. Nous l'avons vu ériger à l'homme de lettres un haut piédestal afin de l'isoler dans la méditation solitaire; nous l'avons entendu s'exalter à dépeindre les délices austères d'une condition tout affranchie des promiscuités terrestres. Sa phrase s'est enflée à égaler le haut vol du génie. Et voici que durant plus de deux cents pages, il nous raconte d'un ton demi-railleur, en une prose toute glissante, les mésaventures d'un pauvre poète épris de gloire, en route pour l'azur, et trébuchant à chaque pas dans

1. C'en était une nouvelle édition. La 1re est de Bordeaux 1763.

d'humiliantes fondrières. Il y a là comme un souffle de cette ironie voilée qui se joue si subtilement entre les lignes de Zadig ou de la Vision de Babouc, je ne sais quelle philosophique bonne humeur en présence du méchant train que prennent les choses de ce monde et qui est le seul dont elles puissent aller. Je sais bien qu'Izerben ne s'est pas ceint les reins pour gravir la montagne sacrée où siège l'apostolat laïque des vrais gens de lettres. C'est un profane, et qui pis est, un poète. Mais envers l'infirmité humaine et ses mécomptes Mercier n'est point coutumier de cette insouciance satirique. Il a prouvé toutefois qu'il savait s'y prêter et, non moins que le mérite de cet ouvrage, elle en fait la singularité dans son œuvre. Le Mercure suppose que, sous un nom fictif, Mercier a voulu faire le portrait d'un de ses contemporains que, d'ailleurs, il assure ne pas connaitre. Pour ma part, je ne crois pas qu'lzerben ait un original déterminé. Sans aucun doute, il reproduit en lui des traits et des ridicules propres aux littérateurs du temps, et à cet égard il règne dans le livre un ton de vérité qui montre bien que tout est peint d'après nature. Mais le tour même du récit rapproché d'une phrase de la préface: «< Ceux qui savent lire découvriront aisément le but de cet ouvrage », parait bien prouver que Mercier s'est proposé tout le contraire d'une satire individuelle, je veux dire un apologue d'une portée générale sur la vanité et les misères de l'état d'écrivain, quand on le tourne à des fins frivoles 1.

Un honnête homme d'Arabe avait deux fils: Caritès et Izerben. Caritès, simple et sans ambition, était appelé à

1. Le dessein de Mercier me paraît fort bien jugé dans les lignes suivantes du Journal de Neuchâtel : « Tout ce que l'on raconte de l'inconduite, de l'orgueil et des inconséquences de quelques poètes, il l'a mis sur le compte d'Izerben. Mais, au fond, quel a été le but de l'auteur? Il est trop éclairé pour avoir voulu faire la satire d'un talent qu'il respecte sans doute et qui, devenant de jour en jour plus rare, devrait être au contraire excité, encouragé, préconisé, et non pas couvert de ridicule, triste et misérable ressource de ceux qui ne connaissent ni les talents ni leur utilité. M. Mercier n'a donc voulu que s'amuser et faire rire ses lecteurs uniquement aux dépens d'lzerben, et l'on peut d'autant moins l'accuser d'avoir eu le dessein d'insulter quelqu'un de nos poètes que, si les traits qu'il prête à Izerben conviennent à tous, en général, on ne saurait y reconnaitre aucun d'eux en particulier », mars 1767, p. 303.

vivre dans une paisible obscurité; mais Izerben, doué du plus heureux naturel, se sentait la vocation poétique, et de là vinrent ses infortunes. Comment n'eût-il pas été poète après l'éducation reçue? « Hommes inconséquents..... détruisez ces édifices élevés par les rois et où des maîtres de génie versent à longs traits le poison enchanteur de l'Antiquité, ou cessez d'être étonnés de l'impression profonde qu'il laisse dans les esprits ». Pour comble de mauvaise fortune, il paraissait dans un temps où les hommes avaient le méchant goût de préférer à la poésie la philosophie. On avait eu d'excellents poètes, on s'y tenait, on ne voulait plus faire de frais d'admiration pour les nouveaux venus et on aimait mieux les critiques hardies et chagrines qui se multipliaient contre les lois, les mœurs et le gouvernement. Izerben tombait mal, mais allez donc faire entendre raison à un vrai poète, et Izerben était un vrai poète. Mercier fait de lui ce portrait charmant : « Il a tous les défauts qui semblent inséparables des poètes, il n'estime dans le fond de son cœur que les vers, et parmi les auteurs modernes que soi. Il dédaigne tout homme qui n'aime point la poésie, il veut être admiré et il a cet orgueil secret qui se place au premier rang. Un amour-propre extrêmement sensible le fait frémir de la moindre critique; il pardonnerait plutôt à son assassin qu'à son aristarque..... Il prend par air un ton décisif, tranchant; il gâte, il défigure un esprit aimable par la démangeaison de briller seul. Il ne connaît la médisance qu'envers ses rivaux, il ne les a jamais loués, et c'est de bonne foi qu'il les meprise: son antipathie est du moins vraie, mais elle ne dépend pas de lui. Il est injuste sans ètre méchant ». En homme prévoyant, le père d'Izerben s'efforce de le détourner du métier des vers. Il lui remontre la folie dangereuse « de se tourmenter pour offenser l'amourpropre de tous les hommes, secrètement jaloux des dons de l'esprit », et il l'avertit du « remords qui vous surprend dans un âge plus avancé où l'on voit avec effroi le temps écoulé et perdu, où la nécessité d'avoir encore de l'esprit fatigue et devient un supplice ». Bien entendu, Izerben fait

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1. Cf. Voltaire, Vision de Babouc. « Ces parasites se pressaient de manger et de parler; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. »

la sourde oreille. « Voyant son père entrer en courroux, il le plaignit intérieurement de n'être pas né poète ».

Au début pourtant, tout va bien. Comme on l'imagine, l'amour se mêle de cette destinée. Notre poète s'enflamme pour une coquette, la belle Almanzaïde, mais il a un sentiment trop superbe de son mérite pour souffrir qu'elle n'accorde qu'au devoir d'épouse ce qu'il prétend de son amour. Celle-ci cependant, «<lut dans son cœur comme à travers un cristal, et elle s'apprêta, comme il faut, à le mener loin. Elle flatta donc excessivement Izerben pour mieux l'envelopper dans ses filets, ce qui le consola presque de la privation d'autres faveurs. Alors, il l'estima très-vertueuse et se crut parfaitement aimé ». La Muse ne lui sourit pas moins. Ses vers commencent à circuler. Ayant perdu son père, il compose une élégie pour y épancher sa douleur, « et cependant, ô faiblesse humaine ! sur la fin de la pièce, le poète perçait un peu ; il avait cédé au plaisir si doux de parler de soi-même..... Cette pièce fut regardée comme un chefd'œuvre et, malgré sa profonde affliction, Izerben ne put être tout à fait insensible à l'honneur qu'elle lui fit ». Il donne au théâtre une tragédie qui réussit. Pour le coup le voilà homme célèbre. Ses rivaux le déchirent à l'envi. Ils répandent « qu'un pareil succès est la honte du public, la marque infaillible de la décadence des arts ». Gentillesses de peu de conséquence, ce n'est que du venin de poète, et Izerben a de quoi se consoler.

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D'abord il est devenu l'heureux époux d'Almanzaïde, puis il rêve qu'il va supplanter Racine et que la postérité le jugera bien moins efféminé et surtout plus tragique..... Enivré du plaisir de l'orgueil, la joie multipliait son âme, il était devenu léger, vif, charmant ». Aussi comme on s'engoue de lui dans les soupers élégants et à la toilette des belles dames! On le régale des plus amicales familiarités. « Un jour même qu'il s'égayait, on lui fit avouer que sa tragédie était ennuyeuse, il en parut plus charmant ». Les gens du monde se mêlaient bien un peu trop de lui donner des conseils sur son métier, mais que de jolis yeux pour le dédommager! L'amour-propre en fête, notre Izerben voulut faire un roman et s'avisa de mettre à profit les aimables confidences qu'on lui prodiguait. Son naïf dessein fut bientôt démêlé, et les perfides lui contèrent mensonges à foison.

Il fut seul à ne s'en point douter: son ouvrage enfin mis au jour fit rire aux éclats tous ceux qui étaient dans le secret de ce bon tour.

Piqué au vif, il se resserre au logis pour travailler de plus belle à son immortalité. Almanzaïde s'en trouve un peu négligée, mais il n'y prend pas garde. « Izerben, quoique homme d'esprit, n'était pas fin, tout détour lui était étranger, il avait un orgueil franc, et sa crédulité ressemblait à son orgueil; il n'avait pas trop bonne opinion des femmes, excepté de la sienne, parce que sa vanité y était intéressée ». Il advint de cette sécurité ingénue ce qui devait arriver. Parut un jeune seigneur qui sut cajoler à ravir le faible. d'Izerben. Celui-ci, transporté d'une admiration si fidèle, <«< allait jusqu'à penser qu'il ne faisait la cour à sa femme que par estime pour lui ». Pourtant on lui ouvre les yeux : il épie les coupables, il va les surprendre. Mais apercevez ici un trait de cette imagination de poète que Mercier marque avec une fine malice. Avant que de remplir son rôle de mari justicier, Izerben est frappé soudain par l'idée de la situation dramatique où il se trouve et qui serait d'un si heureux effet sur le théâtre. Sur l'heure il esquisse un plan de pièce. A la faveur de cette distraction, les amants ont le temps de se séparer et de lui jouer une de ces comédies familières à nos vieux auteurs, qui tournent infailliblement à la confusion du mari. En suite de quoi, Izerben repentant se jette aux pieds d'Almanzaïde et obtient sa grâce.

Insouciant comme un nourrisson des muses, il vit cependant avec la plus folle profusion et sa femme s'adonne à un luxe ruineux. Un incendie consomme le désastre. Almanzaïde meurt, et Izerben, resté seul, commence une lutte lamentable contre le mauvais sort. Le goût du public a changé. Sa poésie est passée de mode: on n'aime plus que les vers badins. Il gagne péniblement sa vie en travaillant pour les libraires qui le rançonnent. Trop fier pour se faire le parasite et le bouffon des riches, il sollicite du ministre une pension, mais on l'accorde à un homme pourvu d'une jolie femme et qui excelle dans l'art de siffler les serins. La gloire, non moins que la fortune, est voiage. Au café fameux où se rendent les oracles de la critique, une voix tranchante prononce, avec l'assentiment de tous, qu'lzerben a eu surtout le talent d'assortir ses plagiats. A

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