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« Le sentiment exquis, le discernement prompt et vif, l'âme honnête et sensible qui s'enflamme pour le beau et le goûte avec transport », une relation intime entre soi et l'univers, la faculté du respect, de l'enthousiasme et de l'admiration, «< lorsque le vulgaire ne sera pas même ému »>, et l'amour du vrai et du bon lui donnent « chaque jour une idée flatteuse de la sublimité de son âme ». Par son propre exercice, la pensée est un instrument de félicité, car elle procure la joie suprême de connaître et de comprendre, et pour délassement elle a les riantes séductions et les poétiques spectacles que l'imagination sait lui créer. Alors, l'infortune fuit, les souvenirs agréables se multiplient à l'infini, l'espérance rayonne. Mais, bien plus encore, ce qui rend l'homme de lettres souverainement heureux, c'est <«<l'honneur de parler aux hommes. Il ne lit, ne pense, n'écrit que pour leur bien et des larmes de joie coulent de ses yeux, l'amour seul du genre humain pénètre son âme d'une vive tendresse,... c'est alors qu'il crée des chefsd'œuvre, l'admiration des siècles ».

Il est vrai malheureusement que tous les hommes de lettres ne sauraient se reconnaître dans ce portrait. « La littérature moderne... est souillée par des auteurs mercenaires et méprisables, dignes ministres de l'ignorance et de la calomnie »..... Il en est «<< qu'une émulation trop ardente, un amour excessif de la gloire conduisent à dépriser de trop dignes rivaux ». Et c'est ceux-là que Mercier éperdu d'enthousiasme adjure de renoncer à de méprisables rivalités : « Que craignez-vous? L'estime publique est inépuisable, et la gloire tient des couronnes toutes prêtes pour chaque espèce de mérite..... Ne devez-vous donc arriver au but que couverts de lauriers arrachés avec fureur des mains de vos concurrents ?.... Que ces têtes étroites, ces âmes mal nées, indifférentes sur l'intérêt général, concentrées dans leurs petits intérêts, ne voient que ce qui les blesse! Vous, hommes de lettres et dignes de ce nom, vous ne profanerez point une plume qui ne doit être consacrée qu'au bien public, en la faisant servir à l'orgueil d'immoler un rival... empruntée à Sénèque le tragique :

Rex est qui metuit nihil

Rex est qui cupit nihil

Hoc regnum sibi quisque dat.

L'éloge d'un homme de génie n'est-il pas la plus douce récompense d'un autre homme de génie1?».

Voilà de naïves hyperboles'. Ainsi l'homme de lettres. possède par définition la plénitude de la vertu et du bonheur. Il est garanti contre l'adversité, puisqu'il ne la sent pas, et préservé de ce qui fait souffrir, de l'ambition, de l'ennui, des passions tyranniques, invulnérable, glorieux et bienfaisant. Ne dirait-on pas que la plume est une panacée infaillible contre la migraine et la gravelle?

Bien des fumées depuis ce temps se sont dissipées dans nos têtes, et nous autres fils du XIXe siècle dont l'extase n'est pas l'état normal, nous regimbons contre cette hallucination. Non, ce n'est point si près du ciel que planent, à l'ordinaire, les gens de lettres. La critique, qui procède de sangfroid et par métier regarde de près, se demande où Mercier avait l'esprit quand il s'exaltait de la sorte. Ce n'est pourtant point d'une espèce supra-planétaire qu'il parlait avec ce délire et il en apercevait des échantillons peu conformes à sa description. Est-ce Voltaire que la vertu des lettres avait guéri de l'ambition? ou Rousseau de l'hypocondrie? ou Diderot du bavardage mondain? Et sur le pouvoir effectif de la pensée écrite ne s'abuse-t-il point pareillement quand il se pose cette question: «Que lui manque-t-il alors (à l'homme de lettres) pour rétablir l'ordre dans l'univers? » Et qu'il répond: « Il ne lui manque que la puissance. Il a vu tout ce qui blessait. cet ordre, les maladies des empires, la contradiction des lois, la force égorgeant l'équité»? De quoi il faudrait conclure. que, si le gouvernement leur était remis, les écrivains supprimeraient presque tout le mal du monde, puisqu'ils savent si bien comment il faut s'y prendre.

C'est ce que croyait en effet le xv° siècle et que nous

1. Ce discours a été recueilli dans Mon B. de N., iv, 196-254 et aussi dans les Éloges et Discours philosophiques. Amsterdam, 1776. En rapprocher le morceau intitulé: Écrivains, B. de N., 1, 327 et suiv.

2. Tel était le sentiment de Fréron, qui reconnaissait d'ailleurs à Mercier de la « chaleur et de l'esprit », tout en lui recommandant d'éviter la déclamation. « Le bonheur qu'il a voulu peindre, ajoute le célèbre critique, n'est-il point une chimère? Des sages seuls peuvent le réaliser. Convient-il aux gens de lettres de nos jours? " Année littéraire, 1766, vi, 136 et suiv.

3. Mon B. de N., iv, 238.

4. « Marquez-vous bien le but je ne l'ai pas touché, je crois l'avoir

ne croyons plus, mainte expérience nous ayant détrompés. Mais comme nous ne voyons pas pourtant que ceux qui tiennent une plume aient cessé de se croire d'une essence supérieure, comme il leur est honorable, d'ailleurs, de priser très haut la culture de la pensée, ne peut-on se demander quelle est la pire erreur de ceux qui n'en font qu'un jeu, ou de ceux qui la révéraient comme un ministère de salut? Il fut des auteurs, et non des moindres, qui ont mis le plus singulier de leur mérite à faire des métaphores bien suivies. J'avoue que ce souci a trop manqué à la génération de Mercier, et que l'art n'est pas sans y avoir perdu. Lui même là-dessus mettrait quelquefois les délicats au supplice, si les délicats le lisaient. Mais, traduisant avec tout l'accent de sa propre conviction les idées qui étaient communes à son temps, n'est-ce rien d'avoir conçu et résumé en ces termes le témoignage qu'il voulait que l'homme de lettres se rendit à lui-même : « J'ai fait quelque bien sur la terre, mon existence n'a point été méprisable; elle m'est chère, puisqu'elle a été utile à quelque autre 1»?

III

Très propre à nous instruire sur la vocation de Mercier, sur les ardentes pensées dont se nourrissait dès lors sa jeunesse, ce discours laisse voir aussi à quelles sources il s'abreuvait. Quand son sage idéal médite sur les maux et les vices des hommes, il ne manque pas de se dire que ceux-ci << doivent peut-être leurs crimes non à la nature qui a caché dans leurs cœurs le doux sentiment de la pitié, principe des vertus, mais à la tyrannie, à l'affreuse tyrannie qui..... les a conduits à être méchants, en les rendant malheureux ».

vu. Les hommes manquent très souvent de pain et de bon sens. Pour leur assurer à tous le pain, le bon sens et les vertus qui leur sont nécessaires, il n'y a qu'un moyen il faut beaucoup éclairer les peuples et les gouvernements. C'est là l'œuvre des philosophes ». Paroles de Montesquieu rapportées par Garat. Mémoires historiques sur le XVIIIe siècle. Paris, Philippe, 1829, 1, 104.

1. Mon B. de N., iv, 239.

On reconnait là une idée qui, depuis quelque dix ans, depuis les deux premiers discours de Jean-Jacques, commençait à faire une singulière fortune. On pourrait, à la rigueur, rapporter aussi à Rousseau (car il y a de tout, à cet égard, dans Rousseau) l'avis exprimé plus loin que les femmes ont droit à la même culture d'esprit que les hommes : « Dignes compagnes de l'homme, osez penser avec lui la nature vous a donné le même esprit... Pourquoi ne pas donner une égale éducation à des esprits également doués de raison? Celles qui doivent adoucir les amertumes de notre vie peuventelles se passer d'être instruites? » Mais, à coup sûr, l'inspiration du philosophe n'est pas étrangère au passage qui suit: « Quel plus doux emploi pour une mère que de verser dans les âmes neuves et tendres de ses enfants les premières impressions du beau et du vrai 1? »

Ainsi Mercier commençait à recevoir les empreintes décisives; la plus profonde, celle qui le pénétra jusqu'au plus secret du cerveau, lui fut laissée par la Nouvelle-Héloïse. Il en ouvre un volume. « Tout à coup2, s'écrie-t-il, je deviens attentif, je m'anime, je m'échauffe, je m'enflamme... je me crois dans les bosquets de Clarens; je vois, j'entends les personnages, je lis le volume d'une haleine, et quand j'apprends qu'il y en a six, mon cœur palpite de joie et de plaisir, je voudrais pouvoir prolonger à l'infini cette délicieuse lecture ». Il se sentait vraiment pour Julie le cœur de Saint-Preux quand il céda au besoin d'ajouter, sous le nom de celui-ci, une lettre finale au roman, une réponse aux pages funestes dans lesquelles Wolmar annonce la mort de Julie. Mystérieux pouvoir du génie! Confiées au papier,

3

1. Mon B. de N., iv, 211, 227.

2. Ibid., 1, 326.

3. « Je te relirai, roman divin; j'ai vainement cherché dans quelque langue que ce fût un modèle ou un peintre semblable. » Songes philosophiques. Londres et Paris, 1768, p. 386.

4. Ce morceau, publié dans le Journal des Dames en 1764, a été égament inséré dans Mon B. de N., 1, 308. Tout en s'excusant fort d'approcher si peu du modèle, l'auteur se permit aussi, en témoignage de l'admiration qui la lui avait dictée, de publier la lettre dont il s'agit à la suite de la Nouvelle Héloïse, dans l'édition que lui Mercier et l'abbé Brizard donnèrent en 1788 des OEuvres complètes de Rousseau. Elle semblait, remarquait-il, présager l'honneur qu'il devait avoir de présider à ce travail. OEuvres de J.-J. R., 1788, iv, 466.

les émotions solitaires dont il a tressailli vont se communiquer à des milliers d'âmes et leur impriment un même frisson. Elles s'épuisent sans doute et font place à d'autres, mais alors qu'elles ont depuis longtemps cessé de vibrer, on mesure soudain la puissance de propagation qui les animait jadis, quand on trouve le ton, le tremblement de voix de Rousseau dans ces pages écrites à vingt-quatre ans par un jeune inconnu qui sortait de le lire et en palpitait encore. Il nous a, lui-même, d'ailleurs, donné de curieux détails sur l'enthousiasme qui avait gagné tous les contemporains. « Je me souviens que les libraires ne pouvaient suffire aux demandes de toutes classes. Ceux dont la modicité de la fortune ne pouvait atteindre au prix de l'ouvrage le louaient à tant par jour ou par heure. Tel libraire avide, j'ose l'assurer, exigeait dans la nouveauté douze sous par volume pour la simple lecture et n'accordait que soixante minutes pour un tome... On voyait la jeune fille, l'œil baissé et rougissant à demi, s'emparer furtivement d'un tome, l'un après l'autre, et gémir de ce qu'il n'y en avait que six. Dans toutes les sociétés, on disputait pour ou contre le caractère des personnages, et c'était ordinairement l'homme vicieux qui proscrivait la Nouvelle Héloïse, car jamais le vice n'a pu s'accoutumer à l'odeur de la vertu1. »

Désormais Mercier avait trouvé son maître, le directeur de sa conscience. « J'ose dire que j'aurais été malheureux sans les récits de Rousseau. Ils m'ont si bien guéri d'une ambition inquiète que je n'ai plus voulu rien être autre chose sur terre que d'être homme1».

Le passage à Bordeaux peut donc compter dans le développement moral et intellectuel de notre auteur. Préludant, dès lors, à l'infatigable labeur qui ne devait, au cours d'une longue vie, laisser à sa plume presque aucun répit, il s'adonnait, en outre, à l'étude des littératures étrangères qui allait aussi entrer, pour une part notable, dans la formation de ses idées. C'est de 1764 que date la publication de la Boucle de cheveux enlevée, librement traduite de Pope. Cette version est emphatique et peu fidèle. Elle ne vaut pas celle de Desfontaines. Au poème de Pope Mercier ajoute beaucoup

1. OEuvres de J. J. R., 1788, id., iv, 458-459.

2. De J.-J. R., 11, 165.

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