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nant séance dans l'Académie, adressait un salut solennel', l'Opinion, qui n'avait ni existence reconnue, ni organe légal, ni siège à son usage dans un État armé en guerre contre elle, l'Opinion devait, à son tour, s'échapper par la seule issue qui lui fût laissée et s'établir par fraude, mais en souveraine, dans ce lieu d'asile auquel sa neutralité originelle assurait le bénéfice d'une liberté relative. Aussi, pendant tout le cours du xvIIIe siècle, la « grande salle assez mal décorée » de la rue des Fossés-Saint-Germain fut-elle comme une sorte de forum où l'Esprit public tenait ses comices et donnait audience. Petit à petit, on s'était mis à y parler de tout: gros événements et incidents éphémères, héros du jour et gloires du siècle, on a pu consacrer tout un volume à l'histoire de la société du xvIIe siècle par les allusions et les personnalités dont regorgent les ouvrages dramatiques du temps, aussi bien sur les nobles planches de la Comédie-Française que sur les tréteaux précaires de la Foire Saint-Laurent'. Devant cette juridiction extraordinaire de l'Esprit mutiné avaient comparu et le Système de Law, et la querelle du Jansénisme, et la prospérité croissante des gens de finance, et les discordes intestines des gens de lettres. A la louange de la paix de 1763, Favart donne l'Anglais d Bordeaux; pour la consolation des revers récents, du Belloy emprunte à nos annales le Siège de Calais; dans l'Amour Français, Rochon de Chabannes livre aux applaudissements du parterre les jeunes exploits de Lafayette. Mais surtout, comme le vent est à la hardiesse, dès le début du siècle, et sous le couvert des périphrases tragiques ou des pasquinades, il n'est proposition scabreuse ou malsonnante qui n'ait fait fortune sur la scène bien plus promptement et bien plus sûrement que par la voie obscure du livre. Edipe est de 1716, et de 1721 cet Arlequin sauvage, de Delisle, effronté raisonneur entre tant d'autres Arlequins qui ne sont pourtant point timides et dont la race a si vigoureusement pullulé sur le sol maternel de la foire".

1. Bersot, Études sur le xvII siècle, p. 34.

2. Saint-Foix, Lettres turques. OEuvres complètes. Paris, 1777, 11, 369. 3. Desnoiresterres : La Comédie satirique au XVIIIe siècle. Paris, Perrin, 1885. Voir aussi L. Fontaine : Le Théâtre et la Philosophie. Paris, Cerf, s. d. 4. Arlequin Deucalion, Arlequin roi de Sérendib, Arlequin Mahomet,

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Protestations contre le fanatisme, l'autorité absolue, l'inégalité des conditions, leçons de tolérance, d'humanité, de dévouement civique, de fraternité sociale, que ne rappellent les titres demeurés célèbres de tant de pièces oubliées, pour la plupart, mais qui alors excitaient une si grande fermentation: Brutus, Alzire, Nanine, le Préjugé vaincu, la Partie de Chasse d'Henri IV, Guillaume Tell, l'Orphelin de la Chine! Le public avait conscience des libertés de fait que lui créait le théâtre. Aussi comme il en était glorieux, comme il en était épris! En aucun temps, gens et choses de théâtre n'ont été davantage la coqueluche de Paris. Feuilletez les journaux, nouvelles à la main, correspondances secrètes du XVIII° siècle, qu'est-ce qui les défraie principalement? Le théâtre salle, scène et coulisses1. '

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Le théâtre offre donc à la philosophie le champ d'action
le plus favorable. Sonorité retentissante, assiduité du pu-
blic, auditoire préparé à tout entendre et en goût d'oser.
De son propre mouvement, d'ailleurs, ne vient-il pas à elle
et n'a-t-il point déjà fait la moitié du chemin? La tragédie,
en devenant frondeuse, la comédie, en prenant des airs sé-
rieux, ont dérogé aux fictions de leur emploi primitif. Et
sans doute, il y a de la faute des auteurs qui, de longue date,
ne donnent plus, ni en fait de tragique, ni en fait de plai-
sant, rien d'assez parfait pour tenir les assistants attachés au
genre de jouissance que la scène leur procurait auparavant;
mais il est bien vrai aussi que, de lui-même, le public ré-
clame autre chose. Depuis le début du siècle, et par un
progrès constant, ce qu'on va chercher au spectacle, c'est
de moins en moins un simple divertissement. Collé fait à
ce propos une remarque des plus significatives « La jeu-
nesse actuelle ne connaît plus d'autre espèce de comique
que le genre larmoyant; il lui faut ce qu'on appelle de
l'intérêt. Le comique véritable, la comédie proprement dite
est absolument passée de mode. La nation est devenue
triste. >>

etc., sans parler de l'Arlequin de Marivaux, dans l'lle des Esclaves, qui
est un si bon sujet et de l'Arlequin de Florian, tout à fait vertueux.
1. « Des milliers de jeunes gens et de veillards demeureraient abso-
lument muets s'ils n'avaient pour entretien les actrices et les pièces
de théâtre. » Paris en miniature, 1784, p. 44.

2. Journal et mémoires de Collé, 11, 242.

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En d'autres termes, on ne va plus au parterre pour se mettre en belle humeur aux dépens des sottises humaines. Cette disposition qu'on y portait sous Louis XIV dénotait alors des consciences en repos à l'endroit des choses sérieuses, dûment pourvues d'enseignements et de principes recueillis en leur lieu, et partant indifférentes ou même hostiles à une réprésentation intempestive de ces choses : car, c'est en y pensant ainsi, hors de propos, dans des circonstances toutes profanes, que la sécurité morale se trouble, les passions sont chatouillées et d'inquiétantes perplexités s'éveillent. Pour cette raison, nous voyons, de nos jours, les âmes simples et pieuses s'offenser moins des plus cyniques bouffonneries que des pièces à thèse. Or justement, l'esprit de soumission qui s'alarme des apparences de la curiosité défendue est tout l'opposé de l'humeur que nous connaissons au XVIIIe siècle. Quand les gens de ce temps réclament de l'intérêt, au théâtre, cela veut dire que, de plus en plus, ils se plaisent à considérer, en dehors de toute ironie, les conflits des passions et des intérêts humains. Inévitablement le sérieux s'introduit dans la comédie, en dépit des protestations des auteurs eux-mêmes, de ceux qui se déclarent le plus attachés aux traditions et le plus prononcés contre les nouveautés. Piron se réclame du xvir siècle, et pourtant Piron donne dès 1728 l'École des Pères ou les Fils ingrats, où Collé voit la première apparition du genre larmoyant. Le comique proprement dit manque à Marivaux. Dans les pièces de Destouches, le sérieux domine; dans celles de La Chaussée, il règne sans partage1. Par la loi de la prédilection publique, se transforment en matière de théâtre, en objets de représentation, en instruments d'émotion et de débat, les cas de conscience, les principes de conduite, les questions dévolues naguère au confessionnal. La dignité de l'état de mariage aux prises avec une fausse honte (Le Préjugé à la Mode), les devoirs des parents envers les enfants (l'Ecole des Mères), l'obligation de réparer le préjudice involontaire (la Gouvernante), l'élan du cœur préféré aux conventions mondaines (Mélanide), voilà ce qui, aux environs de 1750, a, d'un mouvement ininterrompu, envahi la scène. Et tous ces objets,

1. Voir l'exposé de cette évolution dans l'excellent ouvrage de M. Lanson sur Nivelle de La Chaussée, Paris, Hachette, 1887.

sans doute, sont traités en toute orthodoxie morale, mais la grande, l'audacieuse nouveauté n'en est pas moins qu'ils y soient.

Aussi bien ne les y souffre-t-on point sans de vives disputes. Contre eux se dressent les règles, les fameuses règles, qui tiennent le théâtre dans leur dépendance, et en vertu desquelles il n'existe que deux genres admis: la tragédie qui excite terreur ou pitié, la comédie qui fait rire1. Quant à ce monstre, ce genre hybride qui tire des larmes sans être tragique, qui emprunte à la comédie son nom sans sa gaieté, ce comique larmoyant, il n'a aucune place reconnue, aucun rang dans l'art. C'est un produit de la barbarie et du mauvais goût. On le proscrit de parti pris, sans examen, sans argument de fond, au nom de la seule tradition aveuglément invoquée. Là-dessus les plumes de se donner carrière. La question du mélange des genres demeure le principal champ de bataille de la critique à cette époque. Au nom de Boileau, au nom des saines traditions, tout ce qui se flatte d'être classique s'acharne contre les pièces de La Chaussée. Voltaire a eu beau écrire des comédies pathétiques et déclarer pour les justifier que « tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux », voire même que le comique attendrissant de l'Ecossaise est « un des plus utiles efforts de l'esprit humain ». Tributaire de Shakespeare, il n'a pas laissé non plus d'introduire sur la scène des personnages, des mœurs, un appareil dramatique étrangers aux modèles du xviie siècle. La mort de César, Sémiramis ou Tancrède donnent assez la mesure des libertés prises. En théorie, toutefois, son opiniâtre prévention pour l'ancien théâtre. fait de lui un ennemi implacable de toute innovation. Que l'on se rappelle seulement cet arrêt rageur: « Une comédie où il n'y a rien de comique n'est qu'un sot monstre. » De ses protestations farouches et de ses invectives contre tout

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1. « La comédie doit faire rire, la tragédie doit émouvoir et arracher des larmes; il ne peut y avoir un troisième genre dramatique qui participe de ces deux. » Journal de Collé, 1, 54.

2. Préface de l'Enfant Prodigue.

3. Préface de l'Ecossaisse.

4. «Il est, déclare J.-J. Rousseau, le premier qui, à l'imitation des Anglais, ait osé quelquefois mettre la scène en représentation. » Nouvelle Héloïse, deuxième partie, lettre XVII.

5. Lettre au marquis de Thibouville, 26 janvier 1762.

emprunt au goût anglais ou au goût contemporain on ferait un volume. De son côté, et bien qu'il ne soit pas au mieux avec Voltaire, Piron harcèle La Chaussée d'épigrammes. Collé lui-même, qui dut au genre sérieux tous ses succès publics, s'épuise néanmoins en arguties pour répudier une humiliante parenté avec ce réprouvé. Il nous en donne un exemple plaisant dans l'examen de sa petite comédie, La Veuve : « Elle n'est point dans le goût purement larmoyant. C'est un autre genre, à ce que je crois. Elle est attendrissante au dénouement et intéressante d'abord. Je me flatte encore que ce n'est point une pièce romanesque et contre toute vraisemblance comme celles de La Chaussée. C'est une comédie de sentiment, si j'osais lui donner un nom*. » Qu'on n'aille pas le soupçonner de donner jamais dans «< cette espèce monstrueuse de poème dramatique ».

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En fait de concessions, Voltaire atteint l'extrême limite en accordant que « l'intérêt et le pathétique ne gâtent rien* ». Au fond, il tient toute sa vie que c'est une preuve de stérilité que d'y avoir eu recours 5. Cet avis a beaucoup d'approbateurs c'est bientôt un lieu commun de dire, en forme de dédaigneuse excuse, que la difficulté de faire une bonne comédie ou une bonne tragédie explique des tentatives plus humbles". Fréron lui-même, qui se prononce pourtant en faveur du nouveau genre, ne lui reproche que d'être trop facile sans beaucoup d'invention, ni de style, on réussit à faire verser des pleurs'.

C'est là, d'ailleurs, sa seule réserve. Avec l'auteur de l'Année littéraire, nous passons aux partisans déclarés de l'intrus. Et ceux-là, du moins, à la différence de leurs adversaires, prennent la peine de fonder leur opinion en raison. D'abord, le théâtre sérieux a des titres anciens, ceux qu'il doit a Térence. Mais n'en eût-il pas qu'il pourrait s'en

1. Dupuis et Desronais, la Partie de chasse d'Henri IV.

2. Journal, 11, 44.

3. lbid., 1, 189. « J'ai bien ce genre-là en horreur, déclare-t-il, ou plutôt, je le méprise furieusement. » 1, 331. De fait le Journal tout entier paraît composé pour le combattre.

4. Lettre précitée du 26 janvier 1762.

5. Dict. Phil. Article: Art Dramatique. 6. Journ. Encycl., 1769, iv, 428.

7. Ann. Litt., 1767, vIII, 73. Article sur l'Honnête Criminel, de Fenouillot de Falbaire.

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