Page images
PDF
EPUB

affinités, mais il semble, au reste, qu'il fut pour Retz autre (chose qu'un admirateur compromettant. Je ne sais pas si dans ces limbes de l'adolescence où les semences des opinions futures germent confusément, je ne sais si le grand frondeur ne communiqua pas au jeune étudiant en témérité quelque chose de son robuste sens politique et de sa lucide pénétration. Dans les écrits de Mercier, côte à côte avec les plus intrépides paradoxes, nombre de vues judicieuses et profondes pourraient bien tendre à le faire croire. A cette heure toutefois, j'imagine qu'il goûtait surtout en Retz le type accompli de la mauvaise tête. Aussi bien, le cerveau farci de romans et de vers, ne faisait-il pour lors montre de hardiesse que dans ses jugements littéraires.

Les hautes classes des Quatre-Nations n'étaient pas protégées contre le bruit des querelles de plume du temps. Mercier et ses amis formaient «< comme une phalange de jeunes littérateurs ». Il avait dix-sept ans quand pour la première fois, il alla en 1757 au Théâtre-Français. Entré le premier au parterre, il en sortait le dernier. La timidité était le moindre défaut de ces écoliers: ils se flattaient de réformer les comédiens et de leur montrer la bonne voie. En particulier, quand on donnait le Brutus de Voltaire, les acteurs ne jouaient que pour les banquettes et pour notre petite bande d'étudiants'. Après quoi, on se rendait au Café Procope et on disputait sur l'art; avec quelle impétueuse assurance, avec quelle verve de présomption juvénile, c'est ce que les jeunes cénacles de tous les temps nous montrent assez. Dans une page fort curieuse, Mercier nous dépeint «ce café fameux où se rassemblaient tous les soirs les gens oisifs et spirituels qui n'avaient d'autre affaire que de s'entretenir des artistes et des beaux-arts. On y traitait les objets de la littérature avec l'intérêt et la chaleur que les banquiers sur la place mettent dans leur pourparler..... Ce lieu était plus redoutable que le parterre assemblé..... Il y avait force gens debout qui tous en rond écoutaient ceux qui péroraient. Après les auteurs du dernier siècle dont les solives de ce lieu doivent savoir les noms, on tombait sur les auteurs nouveaux..... Leur réputation s'y jugeait en dernier ressort. On y cassait les arrêts d'un

1. Sur la tragédie de Brutus. Bien Informé, 6 pluviôse, an VII.

certain public, soit qu'il se fût abandonné à une sévérité déplacée ou à un enthousiasme aveugle..... Là chacun défendait sa cause en pleine liberté et avec tous les droits de son éloquence; on n'y connaissait point cette petite tyrannie qui règne dans les maisons de prétendus amateurs où l'homme instruit est obligé de souscrire à l'avis du fat ou de la petite-maîtresse qui tient le bureau..... On parlait de tout sans confusion, mais avec rapidité; chacun plaçait promptement un petit échantillon de son esprit..... Le froid raisonnement était exclu de ce lieu où l'enjouement présidait. Le temps y était trop précieux pour discuter. On voltigeait d'objets en objets, on effleurait la superficie des choses, et quelquefois c'était assez pour les approfondir1 ».

On peut croire que le petit groupe qui se rendait au café Procope, en sortant de voir Brutus, n'était ni le moins loquace ni le moins passionné. Il traitait de haut les rois. « Louis XV passait parmi nous pour un imbécile parce qu'il n'aimait ni la poésie ni Voltaire; mais nous étions transporté ! de joie lorsque nous apprenions que Frédéric faisait ses réponses en vers. Le grand homme! Voltaire était le dieu du café ». Pas pour Mercier toutefois. Enchérissant encore sur ses camarades, c'est la tragédie elle-même qu'il méprisait déjà, et on avait beau admirer Voltaire autour de lui, il était « le plus récalcitrant de la bande, lorsqu'il fallait agiter l'encensoir ».

C'est que l'imagination le dominait dès lors en souveraine. Avant de savoir encore où elle le mènerait, il savait bien d'où elle l'écartait, et trop attaché à son sens propre pour tenter jamais de le contraindre, il y abondait d'un air de provocation. « Je n'avais reçu qu'à moitié l'impression universelle; j'admirais moins que les autres ces tragédies si vantées. J'y trouvais une uniformité, une contrainte, une gêne, une forme monotone, un faux, qui ne plaisaient pas beaucoup à mon esprit amoureux des beautés vastes et irrégulières3 ». Qu'il s'engageait là-dessus de joutes mémorables dans ces réunions amicales où Mercier s'adonnait avec ivresse aux délices de la conversation! « C'est là que j'ai

1. Histoire d'Izerben, poète arabe. Amsterdam et Paris, 1766, p. 170172. pluviôse, an VII.

2. Sur la Tragédie de Brutus. Bien Informé,

3. T. de P., x, 38.

\commencé à me montrer hérétique en littérature et que je disais avec franchise : « J'ai voulu lire plusieurs de ces écri«< vains si vantés, ils m'ont déplu ». Là je faisais l'aveu de mes paradoxes littéraires; on voulait me convertir, et le prêcheur était quelquefois converti lui-même. Je ne connais point de plus grande volupté que celle de causer librement avec des hommes qui vous entendent à demi-mot, qui vous devinent, et avec lesquels on peut parcourir une multitude d'objets. Souvent, lorsque l'on croyait une question épuisée, on était aussi surpris que charmé de découvrir de nouvelles preuves d'une vérité qui semblait n'avoir d'abord qu'un faible degré de vraisemblance: on ne saurait croire combien un tel exercice donne de pénétration à l'esprit; le flux et reflux des idées qu'on discute ou qu'on combat en fait naître qu'on n'avait pas même soupçonnées '. » L'aveu est à retenir, et nous touchons ici à plein le vice secret de cet esprit aven⚫tureux. Il ne montrera que trop de penchant pour les idées qui n'ont qu'un faible degré de vraisemblance!

II

Tout glorieux de se sentir au dessus du préjugé, il voulut voir de près un de ces « tragédistes si vantés » et se rendit rue des Douze-Portes, au Marais, dans le taudis où gîtait, entre quinze à vingt chiens, le poète octogénaire Crébillon, celui-là même que la renommée opposait à Voltaire. Le récit que Mercier nous a laissé de cette visite est tout pétillant de malice et de ressemblance. « Je vis, écrit-il, une chambre dont les murailles étaient nues; un grabat, deux tabourets, sept à huits fauteuils déchirés et délabrés composaient tout l'ameublement. J'aperçus, en entrant, une figure féminine, haute de quatre pieds et large de trois, qui s'enfonçait dans un cabinet voisin. Les chiens s'étaient emparés de tous les fauteuils et grognaient de concert. Le vieillard, les jambes et la tête nues, la poitrine découverte, fumait une pipe. Il avait deux grands yeux bleus, des cheveux blancs et rares, une physionomie pleine d'expression. Il fit taire ses chiens,

1. T. de P., x, 224.

non sans peine, et me fit concéder, le fouet à la main, un des fauteuils. Il ôta sa pipe de sa bouche, comme pour me saluer, la remit et continua à fumer avec une délectation qui se peignait sur sa physionomie fortement caractérisée. »> Quoiqu'il fût là sur les terres de l'ennemi, notre futur insurgé savait son monde. S'étant assis, il pria honnêtement son hôte de lui réciter quelques vers. « Il me dit qu'il me satisferait après une seconde pipe. La femme aux quatre pieds de haut entra sur ses jambes torses. Elle avait bien le nez le plus long et les yeux les plus malignements ardents que j'aie vus de ma vie. C'était la maîtresse du poète. Les chiens, par respect, lui cédèrent un fauteuil. » Crébillon posa enfin sa pipe et débita un fragment de tragédie qui parut fort obscur à son jeune auditeur. Il lui sembla seulement y démêler force imprécations contre les dieux et surtout contre les rois que le vieux poète n'aimait pas. Poésie à part, celui-ci avait, d'ailleurs, tout l'air d'un « fort bon homme, très distrait, aimant à rêver et parlant peu. » Sa récitation terminée, il était revenu à sa pipe et ne rompit plus le silence. Mercier ne manqua point de le comparer à Sophocle et à Euripide, après quoi il prit congé, et il n'ajoute pas qu'il ait été tenté d'y retourner. D'un seul coup d'œil, il avait toisé les faux dieux. Il avait alors dix-neuf ans 1.

Un homme qui lui revint tout à fait, en revanche, ce fut l'abbé Prévost. En cette même année il fit aussi la connaissance du fameux écrivain, à Saint-Firmin, près Chantilly.

Le père de Mercier y possédait une maison qu'il voulait vendre. L'abbé la marchanda. Ce fut là pour lui et Mercier l'occasion de plusieurs rencontres et promenades dans le plus beau parc que ce dernier, de son aveu, connût en France.... « Jugez si j'étais content de voir de près le plus célèbre romancier du monde : c'était un homme d'une physionomie très agréable, de beaux yeux vifs et riants, un beau teint, des traits animés et pleins de grâce; qui l'eût dit, en le voyant, que sa plume était sombre? Une douceur inaltérable formait son caractère; aimable dans la conversation, toutes ses paroles coulaient avec une facilité douce et merveilleuse; il n'y mettait aucune prétention ». Celui-là ne

1. T. de P., x, 38 et suiv.

2

2. De Jean-Jacques Rousseau considéré comme l'un des premiers auteurs de la Révolution. Paris, Buisson, 1791, п, 152-153.

faisait pas de tragédies, mais des romans où la sensibilité trouvait délicieusement à s'émouvoir. Et le moins romanesque de ses romans n'était pas sa propre vie livrée aux destinées les plus contradictoires, au cloître, aux armes, à la servitude littéraire, mais par dessus tout aux passions toutes puissantes. Mercier, qui connaissait son histoire et relisait avidement ses œuvres, saluait en lui un maître d'élection: il ne l'approcha qu'en esprit de déférence et de fer

veur.

Le lieu même de ces promenades devait contribuer à lui en faire chérir le souvenir. Le parc de Chantilly, qu'il visita tous les ans pendant vingt-cinq années', était pour ses rêveries juvéniles une retraite tant aimée ! Il y avait passé des jours entiers dans la fraîcheur des eaux jaillissantes, foulant tous les gazons, mesurant de loin la hauteur de tous les arbres, aspirant tout l'air qui l'environnait, se créant avec délices la jouissance d'une possession qui ne lui paraissait point imaginaire'. Chez ce jeune homme à peine au terme de l'adolescence, l'amour de la campagne est, à cette date, un trait à noter. Non moins que ses antipathies instinctives et que ses ardeurs d'imagination, non moins que son premier amour des «< beautés vastes et irrégulières », ce sentiment nouveau devait décider de ses inspirations futures'.

A vingt ans toutefois, si vaillant qu'on soit à résister, il est des contagions dont on se défend mal. Aussi voyons-nous cet ennemi de la versification débuter par aligner des rimes, ce contempteur superbe de la tragédie faire un léger sacrifice à la muse tragique, oh! bien léger : il s'en tint à l'héroïde. On appelait ainsi, d'un nom emprunté à Ovide, un discours en vers dans lequel tel personnage fameux de l'his

1. Mon Bonnet de nuit. Neuchâtel, 1784, 11, 140.

2. Ibid. Il avait un faible pour le Hameau, « jolie création pleine de grâces, de détails piquants et négligés; c'est une féérie champêtre ». Il remercie le prince qui l'a bâti pour lui.

3. C'est dans le même temps, sans doute, « aux plus beaux jours de sa jeunesse », qu'il allait au bois de Vincennes avec une « bienaimée» dont nous ne saurons jamais le nom et qu'il y passait des heures d'extase à écouter le rossignol. Le Rossignol, brum. an VIII, article de journal retrouvé dans les papiers de M. Duca. Voilà qui rend suspect certain passage des Mémoires de Fleury sur l'horreur de Mercier pour cet oiseau, I, 437.

« PreviousContinue »