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jambes croisées, puis se livrer aux écarts de cette verve bouffonne que semblaient inspirer tour à tour Platon et Polichinelle; et Duclos serait infailliblement mis à la porte, lui, ce roi des causeurs dans le siècle de la causerie, qui abusait du droit qu'ont les honnêtes femmes de tout entendre! Ce sont de bien grands sacrifices à la vertu. Gens du monde et gens du peuple se montrent également disciplinés, raisonnables, toujours d'aplomb et de droit sens; pas de cris dans la rue, pas de malice dans les salons, c'est comme l'idéal d'une société protestante que Mercier nous trace là. Quelque chose a péri dans cette inexorable réforme, et la perte n'est pas petite, - c'est la légèreté nationale, dont nous avons pâti, je le veux bien, mais dont Mercier et ses pareils font trop bon marché, car s'ils venaient à être exaucés, alors, à notre dam, nous connaitrions qu'elle était le contraire de la lourdeur. La question est seulement de savoir si nous serions aptes à la métamorphose. Sous cette réserve, une société comme celle qui vient d'être décrite ne semble pas impossible en soi. Mais, si perfectionné qu'on le suppose c'est Mercier lui-même qui nous fournit l'objection,<«<l'homme est toujours homme, il a ses faiblesses, ses fantaisies, ses dégoûts' ». Si maîtrisée qu'elle soit, sa nature a des caprices, des soubresauts, des révoltes. A ce prix seulement, il est lui-même intéressant, il est original, voire il a du génie. Car la raison raisonnante est proprement ce qu'il y a d'identique dans tous les hommes, et l'imagination, le caractère, la sensibilité, avec leurs incartades et même leurs méfaits, sont ce qui les distingue éminemment. Or, en 2440, cette vérité élémentaire est méconnue, ignorée, non avenue. Les hommes ne se gouvernent jamais par passion, ni par intérêt, mais toujours par principes. Ici apparaît au premier chef l'esprit d'utopie.

IV

Suivons, dès la naissance, le développement d'un de ces êtres privilégiés, destinés à vivre à l'abri du péché, et n'ayons

1. II, 155, 156.

garde chemin faisant,

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de négliger tout ce qui se rencontre de juste, de noble et d'élevé dans les vues de Mercier sur l'éducation.

La femme se marie sans dot, selon son propre et seul choix, ainsi le veut la loi ; aussi n'existe-t-il que des mariages d'inclination; ni la disproportion des fortunes ni l'inégalité des conditions n'y met obstacle. Dès lors, jeunes gens et jeunes filles ont hâte de s'unir, et on ne voit point, comme au XVIIIe siècle, le nombre des célibataires augmenter de façon inquiétante. Libres de former le nœud conjugal, les époux le sont aussi de le rompre, quand il y a entre eux incompatibilité d'humeur mutuellement reconnue, mais on n'abuse pas du divorce, car il s'y attache une sorte de discrédit. La femme tient à honneur de remplir ses devoirs d'épouse et de mère. Comme elle n'est point coquette et n'a contracté nul goût de dissipation, ils lui sont aussi faciles que chers. Bien entendu, les leçons de Rousseau, déjà entendues de ses contemporaines, ont continué de porter fruit. La jeune mère nourrit elle-même son enfant, lui donne la plus soigneuse éducation physique, lui enseigne avant tout à nager, à user de ses bras, à être fort et agile, avant de rien graver dans un cerveau encore tendre. En revanche, elle ne croit pas devoir livrer l'enfant aux inspirations de son intérêt bien entendu qui est, comme on sait, le premier maître de morale d'Émile. Elle lui apprendra elle-même «< ce que c'est que mœurs, décence, vertu », elle lui fera aimer la nature et adorer le Créateur. Voilà pour la première enfance'.

Au moment qu'elle s'achève, Mercier se figure qu'il y a pour chaque jeune homme, à point nommé, une crise de puberté morale. Le mal de l'infini commence à le tourmenter. On le surprend les yeux «< attendris, attachés sur la voûte du firmament », et on juge qu'il est temps de l'initier à la une religion purement spirituelle, comme on le pense bien, celle de Dieu célébré par ses œuvres. A la première communion du catholicisme correspond ce qu'on appelle alors « la communion des deux infinis ». Parents et amis étant convoqués autour du néophyte, on lui révèle

religion,

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en cérémonie l'invisible par le moyen du télescope et du microscope.

Les deux infinis avec lesquels il communie pour la première fois lui procurent des transports d'extase. « Le jeune homme ému, étonné, conserve la double impression qu'il a reçue presque au même instant, il pleure de joie, il ne peut rassasier son ardente curiosité... Sentez-vous avec quelle vérité, quelle énergie il adore l'Etre des Etres? » Et voyez la métamorphose: « Il guérit de l'ambition terrestre et des petites haines qu'elle enfante..., il chérit tous les hommes animés du souffle égal de la vie, il est le frère de tout ce que le Créateur a touché'. » N'est-il point curieux de trouver, à ce propos, sous la plume de Mercier, un hommage à saint François d'Assise, conçu en termes non moins singuliers que sincères? « Ce saint valait mieux que ses confrères, il était vraiment philosophe. » Ainsi parait dans cet exemple significatif une trace de la prévention du temps contre. l'esprit chrétien, prévention dont lui-même, dans sa grande liberté d'esprit, se ressentait un peu, bien que la générosité de son idéalisme si ardent et si compréhensif l'y eût, en grande partie, soustrait.

Certes, elle ne part ni d'un cœur, ni d'un esprit vulgaire, cette conception d'une rencontre solennelle entre une jeune âme et l'infini. Mais imaginer que le mystère des choses hante fatalement chaque adolescent dans le temps que la barbe lui vient, méconnaître, en cette matière, les variétés inégales du sens intime, prendre pour l'homme, sans réserve ni exception, ce qui est vrai de tel homme, et, par un surcroit d'aberration, prèter aux émotions du télescope et du microscope un caractère universel de dévote ferveur, c'est marquer d'une manière trop certaine un vice incurable de discernement. Et comme il poursuit sa chimère ! De ce jour, le jeune homme « est initié avec les êtres pensants, mais il garde scrupuleusement le secret, afin de ménager le même degré de plaisir et de surprise à ceux qui n'ont point atteint l'âge où l'on sent de tels prodiges'. » Quelle puérilité de croire qu'on peut garder secrète, comme une formule de cabale, la révélation même de l'univers!

1. 1, 176, 177.

2. I, 177.

3. I, 178.

La communion des deux infinis est sujette à de fréquents renouvellements. Agenouillés devant les télescopes de l'Observatoire, les fidèles élèvent leurs âmes avec leurs regards vers l'Auteur de toutes choses, tandis que les savants, physiciens ou astronomes, font vraiment office de prêtres et divulguent les plus belles découvertes, comme ils liraient des versets de texte sacré. En ces heures d'effusion, il arrive souvent qu'un jeune homme, pris d'une ivresse grandiose, la communique par une brûlante improvisation à ceux qui l'entourent'.

Toute l'éducation tend donc à faire des êtres religieux et moraux, et elle y réussit à coup sûr, puisqu'a priori on les y suppose appropriés, comme elle à eux. De cette appropriation réciproque ainsi présumée, il suit que l'éducation a quelque chose d'uniforme et de strict: comme elle convient à tous, elle exclut toute croissance rebelle, tout développement libre, toute originalité de nature. Il n'y aura point même de vertus de luxe et de choix. C'est sous les espèces du télescope et du microscope que chacun communiera. Pareillement endoctrinés, tous les Français de 2440 seront pareillement graves, dociles, pieux et bien pensants; pareillement tous seront des moralistes profès et pratiquants. Dans l'enseignement, on le devine, même direction inflexible, même étroite subordination à une fin préconçue. Élever un enfant, ce n'est pas l'amener à être homme de bien, à sa manière, selon les inspirations de son libre arbitre, c'est le façonner sur un certain modèle qui ne comporte aucune latitude il ne sera jamais impassible, mais toujours attendri; il n'aura pas l'imagination froide, mais toujours embrasée. A l'unité du but se rapporte l'unité du chemin. Toutes les âmes sont conduites à la vertu, en rangs, par la grande route, entre deux cordeaux symétriques; défense de passer à travers champs. De même, instruire un enfant, ce n'est pas stimuler en lui le désir de savoir et de penser à sa guise, c'est lui fournir les moyens d'être un homme moral, selon la formule susdite, et de vivre de son état. L'enseignement sera donc édifiant et pratique, et ne sera rien d'autre. La morale et la physique en font la substance, ainsi que les lois de la patrie dont

1. 1, 178-180.

lecture est donnée, dès l'âge de 14 ans, à chaque élève qui les copie de sa main et fait serment de les respecter. Mais les langues anciennes sont proscrites. Les auteurs grecs sont parfaitement traduits, cela suffit. Pour les latins, Mercier n'en a cure. « La langue française a prévalu de toutes parts. » Dès qu'ils sont en âge de comprendre, les jeunes écoliers lisent l'Encyclopédie, en guise de livre élémentaire. D'ailleurs, « on a composé des ouvrages dignes d'effacer ceux des anciens. » Ils sont plus intéressants pour nous, plus relatifs à l'état de notre progrès et << au but moral qu'il ne faut jamais perdre de vue ». Les savants seuls s'occupent des langues mortes. «< On lit TiteLive à peu près comme l'Alcoran1. »

En conséquence de cette heureuse réforme, il va sans dire que les collèges ne sont plus reconnaissables. Contre ceux de son temps Mercier soulage sa vieille rancune. « La forme, la longueur et le choix des études, la nullité ou la paresse des professeurs et régents, le pédantisme et le ridicule de leurs leçons, tout, quand nous entrons dans un collège, offre involontairement à notre imagination la figure d'un siècle barbare qui viendrait à nous avec sa robe noire et faisant orgueilleusement parade de ses vieux lambeaux. Il faut que la tête d'un jeune homme soit bien forte pour sortir saine et sauve de ce tas d'absurdités dont on l'enivre. Voilà cependant les lieux où la jeunesse consume ses plus belles années, pour ne rien apprendre de vraiment utile. »> Mais nos heureux descendants ne connaitront point ces misères. Le collège des Quatre-Nations existe toujours, seulement son nom même a changé de sens, il désigne celles dont on enseigne l'idiôme, l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne. Ce sont les langues vivantes, en effet, qu'on fait apprendre aux enfants; des étrangers, choisis parmi les plus instruits, viennent leur en donner l'intelligence; et cette communication incessante a formé mille nœuds amicaux entre les peuples qui ont abjuré leurs haines mutuelles. A l'issue de leurs études, les écoliers sauront avec le leur, le parler des principaux pays de l'Europe, les sciences naturelles, la physique et la morale, parce que

1. 1, 76-78.

2. II, 165.

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