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des Boucheries-Saint-Germain. Mais ils le quittèrent pour donner la préférence à Landelle qui leur réserva une belle salle au premier étage, aujourd'hui occupée par les ateliers de M. Griveaux, relieur. C'est donc là que s'établit et grandit rapidement cette première loge maçonnique de Paris, qui prit le nom de Loge de Bussy. Plus tard elle reçut le nom de son Président ou Grand-Maître, le duc d'Aumont.

L'année suivante, en 1733, Landelle eut la chance d'obtenir une clientèle non moins précieuse qui a fait passer son nom à la postérité, et a procuré à la rue de Buci la gloire d'avoir été le berceau d'une joyeuse institution, le Dîner du Caveau.

Plusieurs gais poètes et chansonniers, en tête desquels étaient Piron, Crébillon fils, Panard, Collé et autres, se réunissaient déjà depuis quelque temps chez leur camarade Gallet, épicier-gargotier-poète, rue de la Truanderie, près de Saint-Eustache. Mais ils soupçonnèrent leur amphitryon d'exploiter leurs personnes comme une réclame pour sa boutique, et ils voulurent assurer leur indépendance en transportant leurs réunions chez un bon traiteur où chacun paierait son écot. Piron, qui était le doyen, connaissait les mérites de Landelle; habitant dans le même quartier, rue des Saints-Pères, il avait eu sans doute occasion de les apprécier. Il fit adopter par ses amis l'Hôtel de Bussy pour y instituer des dîners de quinzaine, où tout en mangeant bien et buvant sec, ou causerait littérature et l'on échangerait des conseils ou des critiques sur les dernières œuvres de chacun des convives. Comme il fallait pour cela un local discret, éloigné de la salle à manger publique et à l'abri des importuns, Landelle proposa une salle basse au rez-de-chaussée privée de toute fenêtre, une

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véritable cave. De là le nom de Caveau donné au lieu de ces réunions, et, par extension, à l'institution elle-même. Pendant sept ou huit ans, à partir de 1733, il se tint là des séances gastronomiques et littéraires dont on parla beaucoup dans Paris. Il y avait seize convives de fondation, qui étaient : Piron, toujours bon vivant, bien qu'il approchât de la cinquantaine, ayant, comme il le disait lui-même, la face rubiconde du roi de Cocagne; puis, les deux Crébillon père et fils, Panard, Collé, Gallet, Sallé, Gresset, le séduisant Bernard auteur de l'Art d'aimer, Saurin, La Bruère, Duclos, Moncrif, Helvétius; enfin, le peintre des amours François Boucher et le grand musicien Rameau. Bientôt s'y joignit le chanteur Jélyotte, qui venait, en 1733, de débuter à l'Opéra avec un succès énorme dans Hippolyte et Aricie de Rameau et qui était aussi habile guitariste que charmant ténor. Lorsque la discussion menaçait de dégénérer en dispute, Jélyotte chantait en s'accompagnant sur sa guitare et le calme renaissait à sa voix. Il était de règle d'ailleurs que chacun des convives devait être tour à tour l'objet d'une épigramme, que si elle était jugée bonne, le patient devait boire un verre d'eau, - que si, au contraire, elle était injuste ou niaise, le verre d'eau était infligé à l'auteur. A ce propos, Laujon raconte l'anecdote suivante (1):

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Un jour, Duclos demanda à Crébillon père quel était le meilleur de ses ouvrages? La question est embarrassante, répondit Crébillon père, mais voici le plus mauvais, ajouta-t-il en montrant son fils, qui lui répondit: Pas tant d'orgueil, s'il vous plaît, Monsieur! Attendez qu'il soit prouvé que tous ces ouvrages soient de vous! La Société ordonna le verre d'eau pour tous deux. Crébillon fils but le sien; mais son

(1) Laujon, Œuvres choisies, 1811, t. IV, p. 225, etc.

père (dont la calomnie attribuait les ouvrages à un chartreux), outré de cette allusion, leva le siège, regarda son fils d'un œil menaçant, quitta brusquement la société; et, depuis ce moment, rien ne put le déterminer à y retourner.

D'ordinaire une bonne camaraderie présidait à ces réunions où chacun était heureux de soumettre au jugement de ses pairs son œuvre nouvelle. Piron y lut sa Métromanie, Collé sa Partie de chasse de Henri IV, La Bruère son opéra de Dardanus que Rameau mit en musique et que Jélyotte chanta. On devine combien ces dîners mirent à la mode le cabaret de Landelle; des grands seigneurs sollicitaient des invitations; on rapportait les incidents, les bons mots, les nouveautés littéraires qui s'y produisaient. Longtemps après, Saurin devenu vieux adressait à son ami Collé une longue épître (1) lui rappelant cet heureux temps:

Je rappelle souvent à mon esprit charmé

Ce Caveau, malgré nous bientôt trop renommé,
Dont enfin nous chassa la bonne compagnie
J'entends celle qui prend ce nom)

Où, présidant sans flatterie,
L'amitié nous donnait le ton :

Là, d'un vin champenois qui croissait dans la Brie,
La mousse pétillante, échauffant nos propos,

Faisait voler ensemble et bouchons et bons mots...

L'un apportait une chanson à boire, l'autre improvisait

une épigramme comme celle-ci de Piron (2):

Dans du Pomard je mets du vin de Brie,
Dit à confesse un traiteur, un pillard
Nommé Landel. Le confesseur s'écrie:

Empoisonneur! Tu mérites la hart.

(1) Saurin, Poésies diverses. Épître à mon vieil ami Collé. (2) Pièce comuniquée par M. Paul Dablin.

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