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réclamait parce qu'ils étaient nés de femmes serves à lui appartenantes qui avaient épousé des serfs d'Albeuve, dans. la seigneurie du chapitre de Lausanne. Après une longue et vive querelle, le comte fit avec le chapitre un accord par lequel il consentit à renoncer, pour lui et ses héritiers, au droit de formariage et de poursuite contre les personnes de condition servile attachées à sa seigneurie, et contre les enfants de ces personnes qui s'établiraient à Albeuve et sur les autres terres du chapitre. Celui-ci, à son tour, promit de ne plus réclamer ni reprendre à l'avenir, avec leurs enfants, les serfs et les serves de sa seigneurie qui s'uniraient à des personnes de même condition, appartenantes au comte et à ses héritiers. Cet accord fut déclaré obligatoire pour les chevaliers (milites) du comte et de ses successeurs, ainsi que pour ceux de la seigneurie du chapitre. Le comte promit solennellement d'engager ses vassaux à respecter et observer l'accord qu'il venait de passer. Il pouvait les y obliger en sa qualité de supérieur féodal ou de seigneur suzerain.

L'accord de 1237, le concordat passé entre les sept monastères nommés ci-dessus, ainsi que tous les traités semblables, sont des actes qui marquent dans l'histoire. Ils ouvrent une ère nouvelle; ils préparent l'émancipation de la race agricole; ils signalent le passage de l'ancien droit servile au droit nouveau; ils établissent, à l'insu de leurs auteurs, un principe fécond, qui, se développant et traversant les diverses

La copie de ce traité, dans le Cartulaire du chapitre de l'église de Lausanne, p. 214 et suivantes, est défectueuse. L'acte original, dont les éditeurs du Cartulaire ignoraient l'existence, est conservé aux archives du canton de Fribourg. J'en possède une transcription fidèle, qui est l'une des pièces les plus intéressantes de mon Recueil.

MEM. ET DOCUM. IX. 1.

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phases de la société, aboutira à la révolution de 1789. Chacun de ces traités, qui au premier aspect semblerait n'avoir eu d'autre but que celui de faire cesser entre des seigneurs voisins et jaloux ces guerres privées, fléau du moyen-âge, ces fréquentes et fâcheuses querelles qui naissaient d'un droit introduit par une législation barbare, fut un événement mémorable, qui améliora promptement le sort de la population des campagnes, une des causes les plus efficaces du progrès des serfs laboureurs dans le droit de propriété et dans la liberté civile1.

1 La dérogation au droit de formariage et de poursuite est bien antérieure, sur le sol de la France, au XIIIe siècle. Les hommes et les femmes d'une terre de St.-Junien qui se marlaient dans une autre terre, étant poursuivis par Engelelmus, comte de Mortemer, l'abbé de Nouaillé fit, vers 1085, avec celui-ci un accord par lequel le dit Engelelmus consentit à renoncer à cet usage, excepté dans le cas où les serfs en s'en allant laisseraient des maisons sans habitants dans la terre de St.-Junien.» (Polyptique de l'abbé Irminon, Appendice, XXVII, p. 364. Prolégomènes, p. 415.) « Cet accord, dit M. Guérard, (Prolég. p. 339, note 7), retient beaucoup de traces de l'ancien droit servile, et peut être considéré comme appartenant à l'époque de transition du droit ancien au droit nouveau. »

La révolution fut plus lente en Allemagne et en Suisse, et plus prompte dans l'Helvétie romane que dans l'Helvétie alamannique, où le droit ancien fut encore en vigueur après qu'il eut été aboli dans la partie romane. Nous en trouvons la preuve non-seulement dans le fait que le concordat des sept monastères précités est postérieur à celui que firent le comte de Gruyère et le chapitre de l'Eglise de Lausanne, et dans le décret du 13 janvier 1237, qui interdit le mariage des serfs du chapitre de St.-Urse de Soleure avec des femmes de seigneurs étrangers, (Soloth. Wochenbl. 1811, p. 353 et suiv., Kopp, Gesch. des eidgen. Bünde, L. IV, p. 134 et la note 7), mais encore dans une charte de l'an 1242, document d'autant plus précieux qu'il peut servir de commentaire à ce que nous avons dit concernant le formariage et quelques autres coutumes. C'est un contrat passé (en 1242) entre l'abbé du monastère de Wettingen (près de Baden, dans le canton d'Argovie) et les hommes dépendants de la seigneurie de Henri de

Dès lors, les serfs agricoles deviennent de plus en plus rares, et avant la fin du XIIIe siècle, ils ont fait place, dans la Gruyère et ailleurs, à une seule classe de personnes ou de cultivateurs jouissant du droit de propriété, d'une liberté plus ou moins limitée, et de divers droits civils. Ils sont élevés d'un degré. Ils entrent dans la commune, ou plus exactement, ils forment les communes rurales. On ne les appelle plus du nom de serfs, bien qu'ils soient encore soumis à des services onéreux. On les désigne, au moins dans la Suisse romane, par une dénomination particulière, qui exprime bien leur nouvelle condition. Non comprise jusqu'ici, la dénomination de prudhommes a donné lieu à des conjectures et à des débats qui ont laissé ce problême à l'état de question. Nous lui consacrerons bientôt une place à part.

Rapperswil, que celui-ci avait, à leur demande et de leur aveu, cédés au dit monastère, avec le fonds qu'ils occupaient. Heureux d'échapper à la domination séculière, ils promirent, outre une entière fidélité au couvent et un cens annuel à payer d'après leur propre estimation ... « quod nullus ex ipsis alienæ conditionis uxorem et quæ non esset de familia domus (c'est-à-dire des serfs et des serves du monastère : cette promesse rappelle le décret du pape Grégoire Ier. Voy. ci-dessus, p. 174, n. 1.) nisi forte liberam, in coniugio sortiretur... quod si contrarium accidisset, in pœnam sui consensum hoc præbuerunt,... quod nulla proles transgressoris ad bona patris seu mobilia seu immobilia accessum habebit, sed eorum medietas ad christum (al. ad claustrum), reliqua ad heredes (aux collatéraux) pertinebit. Jus etiam hereditarium in bonis hominum nobis (à l'abbé et aux religieux) attinentium, sicut a principio statutum est, usque ad quartam generationem tantummodo devolvetur, ultra vero in remedium animarum ipsorum cedat claustro, etc. » Tschudi, Chron. Helvet., T. ler, p. 136.

II.

Du Colonat.

Quoique, à partir du IXe siècle, le colon devienne de plus en plus rare dans les documents et qu'il ne figure plus dans notre cartulaire, nous aurions cependant grand tort de le passer sous silence, attendu que, bien loin de disparaître sans laisser de trace, le colon ne fait que changer de costume, et continue d'exister durant tout le moyen-âge.

D'après les codes de Théodose et de Justinien, le colon est l'homme qui, inséparablement attaché à la culture d'un fonds étranger, en fait les fruits siens, moyennant une redevance fixe qu'il paye au propriétaire. Vivre et mourir sur le sol où il est né, c'est là son destin, comme celui de la plante; mais esclave par rapport à la terre, il est libre à l'égard des personnes, et, quoique placé ainsi dans une condition intermédiaire entre la liberté et la servitude, il est, en définitive, mis au rang des hommes libres par le droit romain » 1.

Le colonat, comme les autres institutions romaines, s'altéra plus ou moins depuis la conquête. « Ce qui distingue surtout le colonat romain du colonat du moyen-âge, dit encore M. Guérard, c'est que, sous les empereurs, le colon n'était soumis qu'à des redevances envers le maître,

1 Guérard, Prol. du Polypt. d'Irm., p 225.

Colonaticum (mot qui, parfois, désigne le tribut que paye le colon; ce qu'on appelait communément colonitium, colonorum tributa), colonaria conditio; originalis inquilinatus, qui indique l'état originel, la condition forcée, stationnaire et permanente de l'inquilinus ou du colon, appartenant par sa naissance au colonat, et lié au sol qu'il cultive.

tandis que sous la domination des Franks et des autres peuples germains, le colon, qui descendit au rang des nonlibres, fut, en outre, assujetti à des services connus plus tard sous le nom de corvées » '.

Toutefois, il ne faut s'exagérer ni les avantages du colon romain, sous l'empire, ni les désavantages du colon qui passa sous la domination des peuples qu'on appelle communément les Barbares. Bien que peu disposé à juger favorablement les Germains, le savant que nous venons de nommer avoue cependant que, à tout prendre, la condition des colons, chez les Franks, n'était pas mauvaise.

A l'époque de l'établissement des Germains dans la Gaule et en Italie, le sort des colons, qui formaient la plus grande partie de la population agricole, ne fut que légèrement modifié par l'attribution faite aux chefs étrangers des terres prises sur les patriciens romains. Leur condition sociale, leur existence ne fut point changée; elle se maintint à travers les destinées diverses du territoire. Chaque colon resta dans sa chaumière, continuant à cultiver la même terre, aux mêmes conditions, seulement pour de nouveaux maitres. Il conserva la liberté personnelle dont il avait joui jusqu'alors. Et non-seulement le colon ne fut pas réduit en esclavage, mais d'après la loi des Allemands, il était assimilé aux hommes de cette nation. « Que celui (dit cette loi) qui tuera un homme libre de l'Eglise, qu'on nomme colon, paye la composition comme pour un autre Allemand »2.

'Guérard, ibid., p. 233.

2

Lex Alam. tit. IX, 1. « Quicumque liberum ecclesiæ, quem colonum vocant, occiderit, sicuti alii Alamanni ita componatur». Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, T. II, p. 165. Guérard, ibid., p. 238. Guizot, Hist. mod., 38 leçon, édit. de Bruxelles, T. IV, p. 224.

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