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L'injonction était précise, mais Charles le Chauve était incapable de faire exécuter ses ordres. Le capitulaire de Pistes, témoignage irrécusable du prompt déclin de la monarchie carolingienne, de la détresse et de l'impuissance de la royauté, n'eut d'autre effet que celui d'enhardir les ambitions, et d'augmenter le désordre, qui bientôt fut universel. Le roi Charles terminait son ordonnance en disant que si les comtes négligeaient de lui obéir, il les manderait auprès de lui, et établirait dans leurs comtés des hommes qui eussent la volonté et le pouvoir de faire exécuter ses ordres. Vaine menace! Les comtes, non moins ambitieux, non moins indociles que les autres officiers royaux et les possesseurs de fiefs, tendaient à s'établir maîtres dans leurs comtés, à exercer à leur profit, en leur propre nom, le pouvoir dans l'étendue de leurs juridictions. Les grands dignitaires ne songeaient qu'à s'emparer des membres d'un empire qui se décomposait, et à se constituer souverains indépendants. C'est au IXe siècle, nous l'avons vu, que se formèrent, entre autres nouveaux Etats, les deux royaumes de Bourgogne.

Le nombre des châteaux, loin de diminuer, s'accrut avec une prodigieuse rapidité. Nulle puissance humaine ne pou

et haias sine nostro verbo fecerunt, Kalendis Augusti omnes tales firmitates disfactas habeant, quia vicini et circummanentes exinde multas deprædationes et impedimenta sustinent. Et si eas disfacere non voluerint, comites in quorum comitatibus factæ sunt eas disfaciant. » Ordonnance de Charles le Chauve, de l'an 864. Bal. T. II, col. 195. Pertz, Monum. Germ. III, 499.

Le mot haia ou hagia, et agie dans la langue romane, de l'allem. hag, hege, (holl. haag, hegge, angl. hedge) signifie bois, forêt, haie, clôture. L'allemand hain (bois, bocage) est une contraction de hæge, d'où viennent hægen ou hegen et le holl. omheinen, qui signifient entourer d'une haie, enclore.

vait enchaîner l'ardeur chevaleresque des seigneurs, ni dompter l'ambition des possesseurs de fiefs. La lutte était engagée entre les grands feudataires et le chef de l'Empire, entre les vassaux et leurs suzerains, entre les possesseurs de fiefs eux-mêmes, entre les barons et les habitants des villes et des campagnes, entre l'esprit féodal et l'esprit de la vieille ghilde qui puisait une nouvelle énergie dans le christianisme. Cette lutte terrible se prolongea pendant quelques siècles. La guerre était en tout lieu, dans tous les rangs de la société. Noble ou roturier, on naissait l'homme de quelqu'un, et comme aucun lien n'unissait les hommes à un centre commun, que personne ne voulait reconnaître un plus puissant que soi, tout, dans cette épouvantable anarchie, était remis à la force. Cependant les invasions n'avaient pas cessé aux anciennes bandes de barbares succédèrent des bandes nouvelles. Ce fut le temps des châteaux, des tours et des fortifications de tout genre, le temps où chacun, afin de pourvoir à sa sûreté, de mettre à couvert sa famille, son bien ou les fruits de son brigandage, de repousser les vengeances de ses adversaires, ou de résister aux magistrats qui essayaient de maintenir quelque ordre dans le pays, se cantonna et se retrancha du mieux qu'il put. La guerre étant partout à cette époque, partout devaient être aussi les monuments de la guerre, les moyens de la faire et de la repousser. Les seigneurs et les prélats, obligés de demander leur salut et leur force au territoire, occupèrent les lieux de difficile accès, y construisirent des tours, des maisons défensives, des châteaux forts. On éleva des remparts autour des églises, on creusa des fossés autour des monastères. Le territoire fut bientôt hérissé de manoirs et de repaires féodaux. Les habitants des villes firent

comme les seigneurs et les chevaliers. Sans cesse menacés, ils se fortifièrent et se gardèrent assidument. Partout la société faisait le guêt et se tenait, pour ainsi dire, en embuscade'.

C'est à l'époque de la fondation des petites souverainetés locales formées des débris de l'empire carolingien, à l'époque de l'établissement du régime féodal, qu'il convient de rapporter la construction de la plupart des tours et des châteaux forts qui couvrirent le territoire roman, et en particulier le sol de la Gruyère. Il est assez probable qu'à la fin du XIe siècle, au plus tard, chacun des sires de la maison de Gruyère avait pris sa place et son poste, et défendait sa seigneurie. Au centre du comté, la Tour d'Ogo couronnait la Motte. A deux lieues de là, sur les confins du pays roman et de l'Alamannie, le Vanel, bâti sur un rocher au-dessus de la jonction de deux torrents impétueux, gardait un passage étroit et dominait la contrée. A l'ouest, en deçà du défilé de la Tine, dans la Basse-Gruyère, fut construit sur une haute colline le manoir des comtes de Gruyère: la Tour de Trême et la Maison de Broch lui servaient d'avant-postes. Le premier de ces deux forts fermait l'entrée de la BasseGruyère du côté de Bulle, le second gardait le passage de la Sarine du côté de Corbières. Au-dessus de Broch, près du confluent de la Jogne et de la Sarine, s'élevait, sur un affreux précipice, le château de Montsalvens ; il barrait le chemin de Charmey et menaçait de dangereux voisins. Les seigneurs de la noble maison de Gruyère avaient eu soin d'occuper des postes pour ainsi dire inaccessibles, d'où ils commandaient tout le pays. Il est assez probable que le

1 Guizot, ibid. Guérard, Prolég. du Polypt. d'Irminon, p. 207.

comte, supérieur féodal, occupa d'abord le château de la vallée d'Ogo, situé au centre du pays, et que dans la suite il transféra son siége à Gruyère.

Les châteaux de la Gruyère, comme tous ceux qui furent construits à la même époque, répondaient aux besoins d'un siècle de guerre et de barbarie. Ces forts n'étaient souvent qu'une énorme tour, ronde ou carrée, ou un assemblage informe de murs épais, hérissés de tourelles, percés de meurtrières, entourés de fossés profonds, ou bordés de torrents et de précipices, destinés à braver la fureur des guerres ou le courroux de la tempête. « Toute idée d'art ou de » commodité était étrangère à leur construction; ils n'a> vaient aucun caractère de monument, aucun but d'agré> ment. La défense, la sûreté, telle était l'unique pensée qui s'y manifestait. On choisissait les lieux les plus > escarpés, les plus sauvages; et là, selon les accidents du > terrain, la construction s'élevait, uniquement destinée à > bien repousser les attaques, à bien enfermer ses habi>tants. Ces bâtiments avaient tous le même caractère; c'étaient des repaires ou des asiles, des lieux de refuge ou des lieux d'offense.

1 Guizot, ibid.

CHAPITRE IV.

Origine des comtes et du comté de Gruyère.—
Recherches sur l'Ogo.

I.

Il n'est peut-être aucun peuple dont l'histoire primitive ne soit entourée du prestige de la poésie, et enveloppée d'un voile mystérieux que l'esprit le plus sagace ne saurait entièrement pénétrer. Il n'en est, pour ainsi dire, aucun dont l'établissement ou l'organisation première ne s'enfonce dans la nuit des siècles, et n'ait sa racine à une époque insaisissable même pour l'érudition de nos jours. La fiction s'est partout introduite dans l'histoire. Les chroniqueurs, dans leur partialité naïve, ont recueilli avec soin les menteries patriotiques qui circulaient dans leur temps. Ils ont adopté de bonne foi l'extraordinaire et le merveilleux, tout ce qui pouvait faire impression sur les esprits ou flatter l'orgueil national. Ils ont puisé une foule de récits dans les poésies populaires. Les peuples, séduits par les illusions de la vanité humaine, ont attribué l'origine des villes, des cités, des empires à des êtres fabuleux; ils ont personnifié leur propre nom, et se sont représenté dans cette personnification un illustre guerrier, un héros, un dieu. Erreur com

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