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était un excellent bréviaire pour un lieutenant de police (1); il offre, en effet, un panorama aussi mobile que complet de ce Paris du XVIIIe siècle, qui ne se sentait pas si malade. L'ouvrage était à peine achevé que l'édifice croulait et s'abîmait dans des torrents de sang. « Je ne marche plus dans Paris, écrit-il dans le Nouveau Paris, que sur ce qui me rappelle ce qui n'est plus. Bien m'a pris de faire mon tableau en douze volumes; car s'il n'était pas fait, le modèle est tellement effacé qu'il ressemble au portrait décoloré d'un aïeul mort à l'hôpital et relégué dans un galetas. Personne ne s'était avisé avant moi de faire le tableau d'une cité immense, et de peindre ses mœurs et ses usages dans le 'plus petit détail; mais quel changement ! »

Un bon mot, qui n'est pas juste, peut un instant égayer, mais ne peut faire autorité; et l'épigramme de Rivarol, bien qu'incisive, est loin d'être l'équivalent d'un jugement. Il était tout naturel que Rivarol dit du mal de Mercier qu'il n'aimait pas, lui qui ne se faisait nul scrupule de frapper sur ses meilleurs amis, Champcenetz tout le premier. Il est encore un mot à l'endroit du dramaturge que nous citerons ici pour laisser là Rivarol ensuite. «Ma vie est un drame si ennuyeux, disait-il, que je soutiens toujours que c'est Mercier qui l'a fait. » Celui-ci s'est vengé de tous ces lardons en glissant dans son Tableau de Paris une anecdote cruelle: « Madame Du Deffand, aveugle, entrant dans une société, écoutait un de ces beaux parleurs que l'on cite, et qui vont répétant dans vingt maisons absolument le même thème: Quel est ce mauvais livre, dit-elle, qu'on lit ici? C'était un M. Rivarol qui parlait. »

(1) Correspondance de Grimm.

Au reste, l'on pourrait opposer comme contraste à l'amère rigueur de ses zoïles, l'inconcevable enthousiasme des Allemands à son égard. Un Français, voyageant vers le 60e degré, rencontra un professeur qui, suant dans ses fourrures, s'évertuait à traduire un chef-d'œuvre de notre langue. L'habitant de Paris demanda le nom de l'écrivain pour lequel il voyait faire tant d'efforts. « Je ne les regrette point; c'est pour le plus grand de vos écrivains, vous devinez pour qui? - Montesquieu, peut-être? - Vous

n'y êtes pas. Voltaire? Oh! non. Racine?

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Ah! fi! vous vous éloignez toujours davantage. Eh bien, je vois qu'il faut vous le dire : c'est M. Mercier; c'est sans difficulté, le premier génie qu'ait votre littérature; il n'a qu'un seul défaut, celui des Français, il sacrifie trop souvent aux Grâces. » Qui s'en serait douté? ajoute l'abbé de Vauxcelles auquel nous empruntons textuellement l'anecdote.

Le Tableau de Paris parut sans nom d'auteur. Le libraire de Neufchâtel, qui lui avait acheté l'ouvrage, étant venu à Paris sans précaution et se trouvant muni d'un certain nombre d'exemplaires, fut arrêté, non pas tant pour le livre que parce que l'on comptait arriver par lui à l'auteur même. Mais celui-ci refusa obstinément de déclarer le nom de l'écrivain; à toutes les questions, il se bornait à dire qu'il tenait le manuscrit d'un quidam qui était venu le lui apporter et qu'il ne connaissait point. Mercier apprend et son arrestation et son généreux procédé; il vole aussitôt chez M. Lenoir, un exemplaire du Tableau de Paris à la main :

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Monsieur, lui dit-il, j'ai appris que vous cherchiez l'auteur de cet ouvrage : voici en même temps le livre et l'auteur.»> Le lieutenant de police ne put se défendre d'un vif intérêt pour tous les deux; il entra en discussion avec Mercier et

B.

lui promit en le congédiant de présenter tout cela à M. de Maurepas, sous le jour le plus favorable. L'imprimeur fut relâché, l'on se contenta d'arrêter le livre. Quant à l'écrivain, on le laissa paisiblement faire les apprêts de son départ pour la Suisse, où il allait achever son ouvrage.

Sa rencontre avec Lavater est trop connue pour que nous insistions sur cette petite historiette qu'on a essayé de révoquer en doute. A l'inspection seule de cette physionomie intelligente, d'une sagacité et d'une finesse incontestables, le pasteur de Zurich lui dit nettement qu'il ne pouvait être autre que l'auteur du Tableau de Paris. Les incrédules ont insinué que la perspicacité de Lavater avait pu être singulièrement aidée par des rapports préalables mis habilement à profit; et ce soupçon aurait bien quelque vraisemblance, n'était le caractère connu du fougueux, du romanesque, mais de l'honnête physiognomoniste. Mercier, qui a traité tous les sujets, projetait, lui aussi, des études physiologiques. Seulement, ce n'était pas le visage qu'il prenait à partie; ce n'était pas la main non plus, qu'il abandonnait à l'exploitation des diseurs de bonne aventure (1), c'était le pied: il voulait arriver à la connaissance de l'homme par l'inspection des pieds. Au reste, il n'eût fait que ressusciter le paradoxe scientifique d'un médecin du xvIe siècle (2); quelques pages glissées dans son Nouveau Paris et ayant pour titre Dessins de Lebrun, sont tout ce qu'il a écrit sur la matière.

(1) Un homme de beaucoup d'esprit, M. D'Arpentigny, a fait un livre très-curieux sur cette branche de la science physiologique, la Chyrognomonie. Quoique peu connu, l'ouvrage est à lire, il est le résultat de longues, de sérieuses et d'ingénieuses observations.

(2) La Platopodologie, d'Antoine Fiancé, médecin de Besançon. Mercier, abbé de Saint-Léger, a publié une notice sur cet ouvrage.

Le pied pour lui, comme pour Rétif, que la vue d'un joli pied remuait jusqu'au vertige, le pied avait une signification étrange. N'est-ce pas par le pied que nous sommes surtout supérieurs aux animaux, au singe, à l'ours? Le pied, aux yeux d'un observateur attentif, aussi bien que le visage, exprime toutes les passions, toutes les douleurs; le pied de Milon de Crotone crie, et, pour vous imaginer ce qu'éprouve tout l'être, il n'est pas besoin de lever les yeux et d'interroger les traits. Nous citons et nous citerons Mercier le plus que nous pourrons, parce que c'est encore le meilleur moyen de faire connaître cette individualité curieuse, bizarre dans l'expression comme dans la pensée. « Le lendemain des massacres de Septembre, raconte-t-il, je descendais à pas lents la rue Saint-Jacques, immobile d'étonnement et d'horreur, surpris de voir les cieux, les éléments, la cité et les humains tous également muets; déjà deux charrettes. pleines de corps morts avaient passé près de moi, un conducteur tranquille les menait en plein soleil, et à moitié ensevelis dans leurs vêtements noirs et ensanglantés, aux plus profondes carrières de la plaine Montrouge, que j'habitais alors; une troisième voiture s'avance... un pied dressé en l'air sortait d'une pile de cadavres; à cet aspect, je fus terrassé de vénération, ce pied rayonnait d'immortalité! il était déjà céleste, celui à qui il avait appartenu! et la dépouille portait un signe de majesté que l'oeil des bourreaux ne pouvait apercevoir. Je l'ai vu ce pied, je le reconnaîtrai au grand jour du jugement dernier, lorsque l'Éternel, assis sur ses tonnerres, jugera les rois et les septembriseurs. » Mais quel était ce pied rayonnant d'immortalité ?

Mercier ne revint en France qu'après la publication de

tout l'ouvrage, vers la fin de 1788: « Je comptais avoir tout dit, du moins tout ce que je savais, sur cette ville qui fixe éternellement les regards du monde entier; et je comptais bien n'y plus revenir, lorsqu'une révolution dont le souvenir ne périra jamais, et influera sur les destinées futures de l'espèce humaine, vint bouleverser les mœurs d'un peuple paisible, changer ses habitudes, ses lois, ses usages, sa police, son gouvernement, ses autels, et lui inspirer tour à tour le courage le plus héroïque et la férocité la plus lâche. » Mercier trouva la guerre déclarée, et la révolution en bon train de se faire, si elle n'était pas faite au moins dans les esprits. Il ne faut pas demander de quel côté se tourna l'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante; il était bien plus sincèrement, bien plus logiquement républicain que tous ces discoureurs de l'Encyclopédie, qui étaient encore les privilégiés dans cette société de priviléges. On a pu douter du patriotisme de Chamfort, dont les instincts, l'éducation, les antécédents devaient le garer contre l'envahissement des idées nouvelles; mais Mercier obéissait purement et simplement à sa nature, et pouvait se proclamer républicain sans ingratitude et sans apostasie. Tant de choses se sont passées depuis lors, et ces événements, refoulés par le torrent des événements qui leur a succédé, nous ont tellement éloignés de cette époque si récente en réalité, que tout cela pour nous n'est plus que de l'histoire. Aussi Mercier trouvera-t-il en nous un juge moins sévère, moins rigoureux, plus juste que ne le fut l'auteur de la Correspondance philosophique de Caillot Duval (1).

Si l'on considère ces temps critiques, si l'on compare

(1) Fortia de Piles, dans ses six lettres sur le Nouveau Paris.

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