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Mercier avait le sentiment et l'orgueil de sa force et il criait bien haut ce que d'autres, aussi peu modestes mais plus discrets, se contentaient de penser tout bas.

S'il se fût borné à mettre au jour cette poétique assez osée à l'égard des classiques de notre théâtre, il est probable que les comédiens français, quelque épouvantable que fût l'hérésie, n'eussent pas rompu avec lui par un éclat qui devint un scandale. Mais Mercier avait à se plaindre d'eux, il les persécutait vainement pour représenter son drame de Natalie reçu le 8 du mois d'août 1773; il profita de l'occasion pour dire leur fait à ces acteurs arrogants dont il était temps enfin de rabattre l'insolence: « Mangeant le blé des épis que d'autres ont moissonnés, écrit-il, ils s'endorment dans une oisiveté autorisée, visitent fréquemment leur maison de campagne, ou vont lucrativement rétablir leur poitrine sur nos théâtres de province; les doubles paraissent, et les pièces nouvelles reculent des années entières. Si Corneille revenait au monde, il lui faudrait quatre-vingt-dix ans pour faire jouer son théâtre, car il faut être très-heureux (pour ne rien dire de plus) pour savoir placer une pièce tous les trois ans... » Le chapitre entier n'est qu'une longue et amère accusation contre les comédiens, qui ne justifiaient que trop, nous en conviendrons, ces plaintes et ces récriminations.

Mercier, après cette diatribe, ne fut pas bon à jeter aux bêtes, il fut mis, tout d'une voix, au ban de l'empire. Il avait écrit à ceux-ci une dernière lettre où il réclamait derechef la représentation de son drame et l'audition d'une autre pièce consentie après neuf mois de démarches, et pour laquelle il était enregistré dès le 22 décembre 1773. Il reçut cette réponse :

Monsieur, votre lettre datée du 4 mars, et adressée à

MM. les comédiens français ordinaires du roi, a été lue hier à leur assemblée. Voici l'avis qui a réuni le plus grand nombre de voix, et qu'elle m'a chargé de vous communiquer :

« Qu'il court dans le monde un libelle intitulé: De l'art dramatique; que ce libelle attaque directement la Comédie française; que M. Mercier n'a point désavoué cet ouvrage injurieux, et que la Comédie ne peut avoir rien de commun avec un auteur qui a cherché à la couvrir de ridicule et d'infamie; qu'elle mériterait les odieuses imputations de M. Mercier, si elle avait la faiblesse de joindre jamais ses intérêts à ceux de cet auteur, et qu'enfin elle ne peut se charger d'aucun de ses ouvrages, ni les recevoir, ni même les entendre, qu'il ne soit justifié du libelle que tout le monde lui attribue, qu'il se vante lui-même d'avoir fait, et que le désaveu ne soit aussi notoire que l'injure a été publique.

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La lettre datée du 7 mars était expédiée comme conforme à l'original, par le sieur de Laporte, secrétaire de la Comédie française.

La réplique de Mercier ne se fit pas attendre; il présenta une requête à la grand'chambre où il demandait :

1° Que la délibération de la troupe du 6 mars fùt biffée en la forme ordinaire, comme indécente et injurieuse; que défenses fussent faites aux comédiens de plus à l'avenir en prendre de pareilles, et que pour l'avoir fait, ils fussent condamnés à des dommages-intérêts envers lui, applicables de son consentement au pain des pauvres prisonniers de la Conciergerie.

2o Que l'article 55 du règlement du 23 décembre 1757 fût exécuté; en conséquence, que les comédiens fussent tenus de jouer sa pièce, reçue le 8 août 1773, suivant l'ordre dans lequel elle avait été présentée. A l'égard de celle enregistrée

le 22 décembre 1773, et de celle adressée à la troupe le 4 mars dernier (car il en avait présenté une troisième), comme ces deux dernières n'étaient reçues ni même jugées, et qu'il ne lui était plus possible de compter sur l'impartialité des comédiens, il requérait que le jugement de ces pièces fùt renvoyé à des gens de lettres, à l'Académie française, par exemple, si elle voulait bien se charger de cette commission.

3° Qu'il fût reçu opposant au règlement du 23 décembre 1757, en ce que le règlement contient de contraire à l'honneur des lettres et à l'intérêt des auteurs, sauf à M. le procureur général à prendre telles conclusions qu'il aviserait bon être.

C'était le premier avocat général Séguier qui était chargé des pièces. Le mémoire était signé par un avocat de talent, maître Henrion de Pansey, auteur d'un éloge de Mathieu Molé prononcé à la première assemblée de l'ordre, dans la bibliothèque des avocats, lors de la rentrée du parlement, et dont, entre parenthèse, le chancelier n'avait pas voulu permettre l'impression. Ce mémoire, que l'on ne présentait que comme une introduction à de plus amples et de plus volumineux renseignements, ne pouvait manquer de chiffonner la Comédie dont on citait les mauvais procédés envers différents auteurs, et notamment Louvay de La Saussaye, qui, les ayant actionnés en justice, avait été lié par un arrêt d'évocation. Dans une note, il leur était prêté un mot qui accusait de leur part plus de confiance en leurs parrains que de certitude dans leur droit : « Nous avons assez de crédit, auraient-ils dit, pour faire évoquer l'affaire au conseil, et elle y restera dix ans accrochée. »

Il était d'usage, alors comme maintenant, que tout auleur

dont on avait reçu une pièce, eût par le fait même ses entrées dans la salle. Mercier se présente un soir; un employé lui barre le chemin. Mercier demande à celui-ci s'il ne le reconnaît pas; il lui est répondu que c'est à cause de cela qu'on l'arrête au passage. Il insiste, fait clameur, s'y prend si bien que l'on est obligé d'appeler le sergent qui lui notifie la décision de la comédie et lui donne le conseil amical de se retirer. Mais l'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante n'était pas d'humeur à endurer paisiblement pareille avanie. Il fait venir un commissaire et les gens de police nécessaires pour constater le déni de son droit et en faire un nouveau chef de plainte contre ses adversaires.

Mais il avait affaire à une partie puissamment appuyée, à un corps tout entier, lui, pauvre écrivain isolé, mal noté, mal vu, et qui n'avait à opposer que son droit ou ce qu'il croyait son droit à cette réunion de femmes et d'hommes dont chaque membre avait ses amis, ses prôneurs, ses protecteurs déclarés: toutes les chances étaient donc contre lui. Il est mandé chez le nouveau lieutenant de police Albert qui commence par le chapitrer et cherche à l'effrayer sur les conséquences d'un démêlé où il ne pouvait d'ailleurs avoir que le dessous : « Le gouvernement, monsieur, sait que vous répandez un mémoire contre les comédiens; il vous défend de passer outre. Monsieur, répond Mercier d'un ton ferme, je ne sais ce que vous voulez dire par ce mot gouvernement; j'ai un roi, et je suis un de ses sujets les plus soumis lorsqu'il me donnera des ordres, je saurai obéir. Mais, encore une fois, j'ignore ce que vous entendez par gouvernement. Si vous persistez, il pourra vous arriver quelque chose de fâcheux. Monsieur, je n'ai fait que me servir de la loi ; je me crois blessé dans mes droits de ci

toyen, je réclame un tribunal admis par la nation pour recevoir les plaintes de tout homme quelconque je ne crains que ses jugements (1). » Après cette réponse très-catégorique, il se retira. Mais il ne devait pas tarder à ressentir l'effet de la menace du lieutenant de police. Il est informé un soir qu'une lettre de cachet a été obtenue contre lui, et qu'il sera arrêté le lendemain à quatre heures du matin. Dans cette conjoncture, Mercier prend un parti extrême; il va se réfugier au parlement, et se met sous sa protection. L'ordre avait été arraché au ministre, du moins c'était le bruit général, par le maréchal de Duras, gentilhomme de la chambre, et qui, à ce titre, était un peu la partie adverse de l'auteur de l'Essai sur l'art dramatique. Le duc avait été poussé à requérir cet acte de rigueur par madame Vestris, dont il était l'amant, et que la diatribe de Mercier avait blessée plus que pas une. Mais la lettre de cachet fut révoquée. Les collègues du maréchal furent les premiers à désapprouver une pareille violence. C'était bien assez déjà d'entraver la procédure sans attenter encore à la liberté de l'écrivain.

L'expulsion du duc de Lavrillière et l'arrivée de M. de Malesherbes au secrétariat d'État, ayant le département de Paris, donna à Mercier quelque espoir. Il présenta, au mois d'août, une requête au roi, contre MM. les premiers gentilshommes de la chambre de Sa Majesté demandeurs, concluant à être reçu opposant à l'arrêt du 24 juin 1775, à ce qu'il fût ordonné qu'il continuera de procéder au parlement de Paris sur les différends et contestations entre lui et la troupe des comédiens français; et que les inculpations et expressions peu mesurées répandues dans ladite requête seront et de(1) Correspondance secrète.

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