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lettres d'un côté, qui produisent des ouvrages, qui creusent les idées, qui vont en avant, et de l'autre, les jugeurs impuissants à créer, et qui sont les dignes objets de la risée publique. Que reste-t-il de toute la scolastique de l'abbé Desfontaines jusqu'à celle de nos jours? c'est du langage sorbonique littéraire, rien de plus. »

« Songeons, dit-il ailleurs, que toutes ces magnifiques expressions, aujourd'hui admises dans notre langue, ont été mal accueillies dans leur origine; qu'il y a des milliers de volumes qui blâment le langage de nos grands écrivains, et que, sans le mépris dont ils ont justement frappé leurs ineptes adversaires, nous serions privés de leurs chefsd'œuvre. Constamment néologue dans mes écrits, et surtout dans mon Tableau de Paris, j'ai fait lire le Tableau de Paris à toute l'Europe: c'est que je sais mieux peut-être, que tel qui se dit mon adversaire, ce qui doit plaire aux hommes de tous les temps et de tous les lieux. Mais savez-vous ce qui rend les sots incurables? c'est la gravité pédantesque avec laquelle ils traitent des matières de littérature, qui sont toutes d'instinct et qui ne vont guère au delà de l'instinct. Vous ne vous en doutez seulement pas, sermonneurs du Mercure! Or, dites-moi, avec vos parallèles, qu'ai-je de commun avec le pédagogue Laharpe, ce fakir littéraire qui a passé sa vie à regarder des cirons au bout de son nez? Ce petit juge effronté des nations, qui ignore la langue de Milton et de Shakespeare, et qui ne sait pas même la sienne, est-il jamais sorti de la vanité collégiale, de la prévention ignorante ou de la pédanterie académique? Il est parfaitement inconnu chez l'étranger. Copiste éternel! c'est ce scolâtre cependant qui juge et calomnie tous ses confrères; il a remboursé la haine de tous. Mais comme je suis né sans fiel, je ne lui

adresse que le dédain, disposé à l'éclairer sur la composition originale (1), s'il consentait à l'être, ou plutôt s'il ne lui était pas interdit à jamais de comprendre une idée haute. Je ne me serais pas permis ce ton envers lui, s'il n'avait pas indécemment attaqué une foule de gens de lettres recommandables; mais il faut remettre à sa place un auteur qui n'est au fond qu'un homme de collége, et qui s'arme d'une férule qu'on peut aisément lui árracher. »

Même fougue, même déchaînement à l'endroit de l'hémistiche et de la rime; en fait de vers, Mercier ne veut que de la prose. « Qui n'aurait pitié, s'écrie le Luther littéraire, de tous ces jeunes gens perdus, abimés dans la versification française, et qui s'éloignent d'autant plus de la poésie? Je suis venu pour les guérir, pour dessiller leurs yeux, pour leur donner peut-être une langue poétique; elle tiendra au développement de la nôtre, d'après son mécanisme et ses anomalies. Médecin curateur, je veux les préserver de la rimaille française, véritable habitude émanée d'un siècle sourd et barbare; monotonie insoutenable, enfantillage honteux, qui, pour avoir été caressé par plusieurs écrivains, n'en est pas moins ridicule. La prose est à nous, sa marche est libre; il n'appartient qu'à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poëtes; qu'ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux... Assurons à nos écrivains la liberté d'enchaîner tout à la fois et des expressions toutes nouvelles, et des inversions hardies; nous en verrons naître un coloris plus

(1) Mercier a fait un traité sous ce titre : Vues sur la composition originale, 1770.

animé, une plus grande harmonic. Ne se plairait-on que dans le travail et la gêne? la difficulté vaincue sera-t-elle le prcmier mérite? Une singulière adresse tiendra-t-elle lieu des sublimes beautés de la poésie? chercherons-nous enfin un vain plaisir dans une admiration stérile? Quant à moi, je souris de voir s'accréditer des licences qui tourneront à la plus grande gloire de la langue; j'aime le style d'Atala (1), parce que j'aime le style qui, indigné des obstacles qu'il rencontre, élance, pour les franchir, ses phrases audacieuses, offre à l'esprit étonné des merveilles nées du sein. même des obstacles. Allez vous endormir près des lacs tranquilles ou des eaux stagnantes; j'aime tout fleuve majestueux qui roule ses ondes sur les rochers inégaux, qui les précipite par torrents de perles éclatantes, qui emplit mon oreille d'un mugissement harmonieux, qui frappe mon œil d'une tourmente écumeuse, et qui me rappelle sans cesse près de ce magnifique spectacle, toujours plus enchanté des concordantes convulsions de la nature. Allumez-vous au milieu de nous, volcans des arts ! »

Le théâtre devait tenter Mercier, qui se jeta dans la carrière avec l'enthousiasme et l'audace de sa nature. Il tirait son chapeau à Corneille pour la grandeur de la pensée et l'énergie de l'expression; mais il ne déguisait pas le peu d'estime que lui inspirait Racine (2). Quant à Voltaire et à Crébillon, il ne comprenait pas le courage d'inertie qu'exigeait l'audition de ces romans incolores qui, écrits en prose, cussent

(1) « Roman, disait Mercier dans une note, un peu imité de l'Homme sauvage, que j'ai publié il y a longtemps, mais qui porte e caractère d'un écrivain fait pour imposer silence à la foule des niais critiques dont notre sol abonde. >>

(2) Mercier a fait une satire en prose rimée contre Racine et Boileau.

paru insoutenables. «J'y trouvais, avoue-t-il, une uniformité, une contrainte, une gène, une forme monotone, un faux qui ne plaisaient pas beaucoup à mon esprit qmoureux des beautés vastes et irrégulières (1). » Il était fortifié dans ses antipathies natives par l'auteur du Sopha, qui passait son temps à médire d'un genre illustré par son père. Mais Crébillon le fils n'avait point de préjugés, à en juger par ce qu'en rapporte Mercier « Un jour, il me dit en confidence qu'il n'avait pas encore achevé la lecture des tragédies de son père, mais que cela viendrait; il regardait la tragédie française comme la farce la plus complète qu'ait pu inventer l'esprit humain (2). »

Mercier se sentait tout à fait incapable de faire de la tragédie dans le goût de Lemierre ou de M. de Guibert, lors même qu'il n'eût pas éprouvé une répulsion, un mépris insurmontable pour ce genre conventionnel où l'on ne pouvait être ni simple, ni raisonnable, ni vrai. Le papillotage lui était tout aussi antipathique; il n'avait rien de ce qui convient pour cette comédie de mots dont la petite comédie du Cercle est l'un des modèles. Pour héros, il lui fallait le peuple; pour langage, le langage de tous les jours et de toutes les heures, la prose; pour fable, une action vraie, naturelle, morale, d'autant plus intéressante que le spectateur se sentirait plus voisin des passions ou des ridicules dont on le faisait le témoin; qui enseignât en divertissant, car Mercier était philosophe avant tout, il n'écrivait pas pour le plaisir d'écrire, et ce mot tout récent de l'art pour l'art n'eût jamais été sa devise.

A l'heure qu'il est, nous pouvons rendre justice à Mercier

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et reconnaître ce qu'il y a de vrai dans ses idées; à part le style et les qualités individuelles de nos tragiques, l'on est bien forcé de convenir que le moule a bon besoin d'être refondu, et du tout au tout, pour devenir possible à notre époque. Mercier, en rompant brusquement, brutalement, si vous le voulez, avec les traditions et les routines du passé, avait bien quelque excuse; il avait même son modèle. C'est dans la lecture de Shakespeare qu'il avait puisé avec le besoin d'une autre forme la haine et le dédain de notre théâtre. Shakespeare était sa grande admiration, Shakespeare 'était son dieu; il le savait par cœur, à une époque où les plus lettrés, à commencer par Voltaire, ne le connaissaient que de nom, où ni de Laplace (car Letourneur ne vint qu'après), ni Ducis n'avaient encore tenté de le naturaliser parmi nous, celui-ci par sa traduction en prose, celui-là par ses timides et påles imitations.

L'éducation du public était encore à faire; Mercier, dont les premiers ouvrages avaient été accueillis froidement, dans l'intérêt du public et le sien propre, crut devoir s'en charger et publia en conséquence un Essai sur l'art dramatique où il brisait les vitres de toutes les manières. Il s'exprimait en toute franchise et en toute audace sur des idoles révérées jusque-là. Corneille et Racine, les génies de leur siècle, ne sauraient plus être des classiques et des modèles chez une société débarrassée de ses langes, qui avait fait un pas de plus vers le progrès, dont les exigences, les raffinements, l'idéal avaient dû grandir et reculer leurs frontières. En un mot, leur temps était passé pour ne plus revenir; il fallait qu'ils cédassent la place à une autre génération d'écrivains et de penseurs, parmi lesquels, à la tête desquels, vous le sentez bien, marchait l'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante.

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