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vantes. Assez d'autres ont peint avec complaisance les siècles passés; je me suis occupé de la génération actuelle et de la physionomie de mon siècle, parce qu'il est bien plus intéressant pour moi que l'histoire incertaine des Phéniciens et des Égyptiens. Ce qui m'environne a des droits particuliers à mon attention. Je dois vivre au milieu de mes semblables plutôt que de me promener dans Sparte, dans Rome et dans Athènes. Les personnages de l'antiquité ont de très-belles têtes à peindre d'accord; mais elles ne sont plus pour moi qu'un objet de pure curiosité. Mon contemporain, mon compatriote, voilà l'individu que je dois spécialement connaître, parce que je dois communiquer avec lui, et que toutes les nuances de son caractère me deviennent par là infiniment précieuses.

Si vers la fin de chaque siècle un écrivain judicieux avait fait un tableau général de ce qui existait autour de lui, qu'il eût dépeint, tels qu'il les avait vus, les mœurs et les usages, cette suite formerait aujourd'hui une galerie curieuse d'objets comparatifs; nous y trouverions mille particularités que nous ignorons la morale et la législation auraient pu y gagner. Mais l'homme dédaigne ordinairement ce qu'il a sous les yeux, il remonte à des siècles décédés; il veut deviner des faits inutiles, des usages éteints, sur lesquels il n'aura jamais de résultat satisfaisant, sans compter l'immensité des discussions oiseuses et stériles où il se perd.

J'ose croire que dans cent ans on reviendra à mon tableau, non pour le mérite de la peinture, mais parce que mes observations, quelles qu'elles soient, doivent se lier aux observations du siècle qui va naître, et qui mettra à profit notre

folie et notre raison. La connaissance du peuple parmi lequel il vit sera donc toujours la plus essentielle à tout écrivain qui se proposera de dire quelques vérités utiles propres à corriger l'erreur du moment, et je puis dire que c'est la seule gloire à laquelle j'ai aspiré.

Si, en cherchant de tous côtés matière à mes crayons, j'ai rencontré plus fréquemment, dans les murailles de la capitale, la misère hideuse que l'aisance honnête, et le chagrin et l'inquiétude plutôt que la joie et la gaieté jadis attribuées au peuple parisien, que l'on ne m'impute point cette couleur triste et dominante: il a fallu que mon pinceau fùt fidèle. Il enflammera peut-être d'un nouveau zèle le génie des administrateurs modernes, et déterminera la généreuse compassion de quelques âmes actives et sublimes. Je n'ai jamais écrit une ligne que dans cette douce persuasion, et si elle m'abandonnait je n'écrirais plus.

Toute idée patriotique (je me plais à le croire) a un germe invisible qu'on peut comparer au germe physique des plantes qui, longtemps foulées aux pieds, croissent avec le temps, se développent et s'élèvent.

Je sais que le bien sort quelquefois du mal; qu'il est des abus inévitables; qu'une ville populeuse et corrompue doit s'estimer heureuse lorsque, au défaut de vertus, on compte du moins dans son sein peu de grands crimes; que dans ce choc de passions intestines et concentrées un repos apparent est déjà beaucoup. Je le répète, je n'ai voulu que peindre, et non juger.

Ce que j'ai recueilli de mes observations particulières, c'est que l'homme est un animal susceptible des modifications

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les plus variées et les plus étonnantes; c'est que la vie parisienne est peut-être, dans l'ordre de la nature, comme la vie errante des sauvages de l'Afrique et de l'Amérique; c'est que les chasses de deux cents lieues et les ariettes de l'opéra-comique sont des pratiques également simples et naturelles; c'est qu'il n'y a point de contradiction dans ce que l'homme fait, parce qu'il étend le pouvoir de son intelligence et de son caprice aux deux bouts de la chaîne qu'il parcourt de là cette infinité de formes qui métamorphosent réellement l'individu d'après le lieu, les circonstances les temps. Il ne faut pas plus être étonné des recherches du luxe dans les palais de nos Crassus, que des raies rouges et bleues que les sauvages impriment sur leurs membres par incision.

Mais si ce sont les comparaisons, comme je n'en doute point, qui le plus souvent tuent le bonheur, j'avouerai en même temps qu'il est presque impossible d'être heureux à Paris, parce que les jouissances hautaines des riches y poursuivent de trop près les regards de l'indigent. Il a lieu de soupirer en voyant ces prodigalités ruineuses, qui n'arrivent jamais jusqu'à lui. Il est bien au-dessous du paysan, du côté du bonheur; c'est l'homme de la terre, j'oserai le dire, le moins pourvu pour son besoin; il tremblera de céder au penchant de la nature; et s'il y cède, il fera des enfants dans un grenier. N'y a-t-il pas alors contradiction manifeste entre naissance et non-propriété? Ses facultés seront abâtardies, et ses jours seront précaires. Les spectacles, les arts, les doux loisirs, la vue du ciel et de la campagne, rien de tout cela n'existe pour lui: là enfin, il n'y a plus de rapport ni

de compensation entre les différents états de la vie; là, la tête tourne dans l'ivresse du plaisir ou dans le tourment du désespoir.

Êtes-vous dans l'état médiocre? vous seriez fortuné partout ailleurs à Paris vous serez pauvre encore. On a dans la capitale, des passions que l'on n'a point ailleurs. La vue des jouissances invite à jouir aussi. Tous les acteurs qui jouent leur rôle sur ce grand et mobile théâtre vous forcent à devenir acteur vous-même. Plus de tranquillité! les désirs deviennent plus vifs; les superfluités sont des besoins; et ceux que donne la nature sont infiniment moins tyranniques que ceux que l'opinion nous inspire.

Enfin, l'homme qui ne veut pas sentir la pauvreté et l'humiliation plus affreuse qui la suit; l'homme que blesse à juste titre le coup d'œil méprisant de la richesse insolente, qu'il s'éloigne, qu'il fuie, qu'il n'approche jamais de la capitale!

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TABLEAU DE PARIS.

I.

Coup d'œil général.

Un homme, à Paris, qui sait réfléchir n'a pas besoin de sortir de l'enceinte de ses murs pour connaître les hommes des autres climats. Il peut parvenir à la connaissance entière du genre humain, en étudiant les individus qui fourmillent dans cette immense capitale. On y trouve des Asiatiques couchés toute la journée sur des piles de carreaux, et des Lapons qui végètent dans des cases étroites; des Japonais qui se font ouvrir le ventre à la moindre dispute; des Esquimaux qui ignorent le temps où ils vivent; des nègres qui ne sont pas noirs, et des quakers qui portent l'épée. On y rencontre les mœurs, les usages et le caractère des peuples les plus éloignés : le chimiste adorateur du feu; le curieux idolâtre, acheteur de statues; l'Arabe vagabond, battant chaque jour les remparts, tandis que le Hottentot et l'Indien oisifs sont dans les boutiques, dans les rues, dans les cafés. Ici demeure un charitable Persan, qui donne des remèdes aux pauvres ; et sur le même palier, un usurier anthropophage. Enfin, les brachmanes, les faquirs, dans leur exercice pénible et journalier, n'y sont pas rares; ainsi que les Groënlandais, qui n'ont ni temples ni autels. Ce qu'on rapporte de l'antique et

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