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sant un homme qui a cinq cent mille livres de rente, croit lui faire une grâce insigne en lui donnant sa main, et crie aux portraits de ses ancêtres de fermer les yeux sur cette mésalliance. Le sot époux, tout gonflé de l'avantage de prêter son argent aux parents et aigrefins de sa femme, se croit fort honoré d'avoir fait la fortune de son épouse altière, et il pousse la complaisance jusqu'à se croire bien inférieur à elle. Quelle misérable et sotte logique que celle de la vanité! Comment la comédie de Georges Dandin n'a-t-elle pas guéri les hommes sensés de cette étrange folie! Comment peuvent-ils consentir à enrichir une famille riche en syllabes, pour en être tyrannisés ou méprisés!

Ordinairement, un laquais du bon ton prend le nom de son maître quand il est avec d'autres laquais; il prend aussi ses mœurs, son geste, ses manières; il porte la montre d'or, des dentelles; il est impertinent et fat. Chez les jeunes gens, c'est le confident de monsieur, quand celui-ci n'a pas d'argent; c'est son proxénète quand il a une fantaisie; c'est le menteur le plus intrépide quand il faut congédier des créanciers, et tirer son maître d'embarras.

Il est passé en proverbe, que les laquais les plus grands et les plus insolents sont les meilleurs.

Enfin, un laquais du dernier ton porte deux montres, comme son maître, et cette insigne folie ne scandalise plus qu'un misanthrope.

XV.

Marchandes de modes.

Assises dans un comptoir, à la file l'une de l'autre, vous les voyez à travers les vitres. Elles arrangent ces pompons, ces colifichets, ces galants trophées que la mode enfante et varie. Vous les regardez librement, et elles vous regardent de même.

Ces boutiques se trouvent dans toutes les rues. A côté d'un armurier qui n'offre que des cuirasses et des épées, vous ne voyez que touffes de gaze, des plumes, des rubans, des fleurs et des bonnets de femme.

Ces filles enchaînées au comptoir, l'aiguille à la main, jettent incessamment l'œil dans la rue. Aucun passant ne leur échappe. La place du comptoir, voisine de la rue, est toujours recherchée comme la plus favorable, parce que les brigades d'hommes qui passent offrent toujours le coup d'œil d'un hommage.

La fille se réjouit de tous les regards qu'on lui lance, et s'imagine voir autant d'amants. La multitude des passants varie et augmente son plaisir et sa curiosité. Ainsi, ce métier sédentaire devient supportable, quand il s'y joint l'agrément de voir et d'être vue; mais la plus jolie du comptoir devrait occuper constamment la place favorable.

On aperçoit dans ces boutiques des minois charmants à côté de laides figures. L'idée d'un sérail saisit involontairement l'imagination; les unes seraient au rang des sultanes favorites, et les autres en seraient les gardiennes.

Plusieurs vont le matin aux toilettes avec des pompons dans leurs corbeilles. Il faut parer le front des belles, leurs rivales; il faut qu'elles fassent taire la secrète jalousie de leur sexe, et que, par état, elles embellissent toutes celles qui les traitent avec hauteur. Quelquefois le minois est si joli, que le front altier de la riche dame en est effacé. La petite marchande en robe simple se trouve à une toilette dont elle n'a pas besoin; ses appas triomphent et effacent tout l'art d'une coquette. Le courtisan de la grande dame devient tout à coup infidèle; il ne lorgne plus dans le coin du miroir que la bouche fraîche et les joues vermeilles de la petite qui n'a ni suisse ni aïeux.

Plus d'une aussi ne fait qu'un saut du magasin au fond d'une berline anglaise. Elle était fille de boutique; elle revient un mois après y faire ses emplettes, la tête haute, l'air triomphant,

et le tout pour faire sécher d'envie son ancienne maîtresse et ses chères compagnes.

Elle n'est plus assujettie au comptoir; elle jouit de tous les dons du bel âge. Elle ne couche plus au sixième étage dans un lit sans rideaux, réduite à attraper en passant le stérile hommage d'un maigre clerc de procureur. Elle roule avec le plaisir dans un leste équipage; et d'après cet exemple, toutes les filles, regardant tour à tour leur miroir et leur triste couchette, attendent du destin le moment de jeter l'aiguille et de sortir d'esclavage.

En passant devant ces boutiques, un abbé, un militaire, un jeune sénateur y entrent pour considérer les belles. Les emplettes ne sont qu'un prétexte; on regarde la vendeuse, et non la marchandise. Un jeune sénateur achète une bouffante; un abbé sémillant demande de la blonde; il tient l'aune à l'apprentie qui mesure: on lui sourit, et la curiosité rend le passant de tout état acheteur de chiffons.

Quelques boutiques de marchandes de modes sont montées. sur un ton sévère, comme pour contraster fortement avec les autres. Là toutes les filles sont recluses; c'est la main de la chasteté contrainte qui arrange ces ajustements voluptueux dont se parent les courtisanes. Là on les habille, mais on ne les imite pas; on ne garde rien pour soi des ornements séducteurs que l'on prodigue aux filles d'Opéra. On travaille bien pour elles; mais il n'est pas même permis de les voir. Imaginez des cuisiniers qui ne goûteraient jamais à la sauce : tel est l'état de ces filles gardées et travaillant sous l'œil de la sévérité aux attributs de la licence.

Mais la maîtresse du magasin est si étonnée elle-même de l'ordre miraculeux qu'elle a établi et qu'elle maintient, qu'elle le raconte à tout venant, comme un prodige continuel. On dirait que c'est une gageure qu'elle a faite à la face de l'univers, et qu'elle veut faire dire à l'histoire: Dans Paris est une boutique de marchande de modes, où toutes les filles sont chastes;

et ce phénomène est dû à l'exemple de ma vertu et à ma vigi

lance.

Mais j'oubliais que le travail des modes est un art; art chéri, triomphant, qui dans ce siècle a reçu des honneurs, des distinctions. Cet art entre dans le palais des rois, y reçoit un accueil flatteur. La marchande de modes passe au milieu des gardes, pénètre l'appartement où la haute noblesse n'entre pas encore. Là on décide sur une robe, on prononce sur une coiffure, on examine tout le jeu d'un pli heureux. Les grâces, ajoutant aux dons de la nature, embellissent la majesté.

Mais qui mérite d'obtenir la gloire, ou de la main qui dessine ces ajustements, ou de celle qui les exécute? Problème difficile à résoudre. Peut-on dire ici: Invente, tu vivras? Qui sait de quelle tête féminine part la féconde idée qui va changer tous les bonnets de l'Europe, et soumettre encore des portions de l'Amérique et de l'Asie à nos collets montés?

La rivalité entre deux marchandes de modes a éclaté dernièrement, comme entre deux grands poëtes. Mais l'on a reconnu que le génie ne dépendait pas des longues études faites chez mademoiselle Alexandre, ou chez monsieur Baulard. Une petite marchande de modes de l'humble quai de Gesvres, bravant toutes les poétiques antécédentes, rejetant les documents des vieilles boutiques, s'élance, prend un coup d'oeil supérieur, renverse tout l'édifice de la science de ses rivales. Elle fait révolution, son génie brillant domine, et la voilà admise auprès du trône.

Aussi, quand le cortége royal s'avance dans la capitale, que le pavé étincelle sous le fer des coursiers que monte une noble élite de guerriers, que tout le monde est aux fenêtres, que tous les regards plongent au fond du char étincelant, la reine, en passant, lève les yeux et honore d'un sourire sa marchande de modes (1).

(1) Ce passage des Mémoires secrets, à la date du 5 mai 1779, vient tout naturellement servir de complément au récit d'un petit événement, qui en fut un très-grand sans doute pour la marchande triomphante et sa rivale désespérée

Sa rivale en sèche de jalousie, murmure de ses succès, cherche à les rabaisser, ainsi que fait un journaliste dans ses feuilles contre un auteur applaudi. Mais la reine est l'arbitre des modes; son goût fait loi, et sa loi est toujours gracieuse.

Les marchandes de modes ont couvert de leurs industrieux chiffons la France entière et les nations voisines. Tout ce qui concerne la parure a été adopté avec une espèce de fureur par toutes les femmes de l'Europe. C'est une contrefaçon universelle; mais ces robes, ces garnitures, ces rubans, ces gazes, ces bonnets, ces plumes, ces blondes, ces chapeaux font aujourd'hui que quinze cent mille demoiselles nubiles ne se marieront pas. Tout mari a peur de la marchande de modes, et ne l'envisage qu'avec effroi. Le célibataire, dès qu'il voit ces coiffures, ces ajustements, ces panaches dont les femmes sont idolâtres, réfléchit, calcule et reste garçon. Mais les demoiselles vous diront qu'elles aiment autant des poufs et des bonnets historiés que des maris. Soit.

XVI.

De la mode.

Il ne faut que les fesses d'un singe pour faire courir tout Paris. Cela est vrai à la lettre. Figurez-vous une infinité de minis

« On a parlé plusieurs fois de mademoiselle Bertin, marchande de modes de la reine, et qui a l'honneur de travailler directement avec Sa Majesté pour tout ce qui concerne cette partie de sa garde-robe. Son atelier donne sur la rue Saint-Honoré. Le jour où la reine a fait son entrée, elle n'a pas manqué de se mettre sur son balcon, à la tète de ses trente ouvrières. Sa Majesté l'a remarquée, et a dit: Ah! voilà mademoiselle Bertin, et en même temps lui a fait de la main un signe de protection, qui l'a obligée de répondre par une révérence. Le roi s'est levé et lui a applaudi des mains: autre révérence; toute la famille royale en a fait autant, et les courtisans, singeant le maître, u'ont pas manqué de s'incliner en passant devant elle .. autant de révérences, qui l'ont extrêmement fatiguée... Mais cette distinction lui donne un relief merveilleux et augmente la considération dont elle jouissait déjà.» (Nole de l'éditeur.)

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