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plus la même attention dans ses paroles, et l'on se venge ouvertement avec les mêmes armes qui nous ont blessés.

Quand la logique scolastique jouissait encore de quelqu'honneur, on raisonnait de suite en discutant le pour et le contre. Aujourd'hui que le style épigrammatique a pris faveur, on passe de branche en branche, et une conversation raisonnée et suivie paraîtrait insoutenable.

On disait autrefois, menteur comme un laquais. Cela voulait dire que les hommes d'une certaine condition ne mentaient pas. Aujourd'hui, avec quelle effronterie ne prodiguent-ils pas de vaines promesses!

Si la vraie politesse consiste dans l'intention, qu'est au fond la nôtre? Mais dans son mensonge elle met du liant dans le commerce du monde, et personne pour son intérêt ne s'avise de pénétrer au-delà de la surface.

Il nous est venu depuis peu une clarté fatale; on s'est aperçu que le désir d'une grande réputation était un préjugé. Et qui nous a donné cette idée destructive? c'est le ridicule que le fat moderne a su jeter sur une vertu, et le plus souvent ce ridicule a été l'ouvrage d'un bon mot.

CXIX.

Roué.

C'est un mot créé par l'extrêmement bonne compagnie, ainsi qu'elle s'intitule elle-même. Mais comment a-t-elle pu adopter une expression qui réveille une idée de crime et de supplice, et l'appliquer si légèrement? On va jusqu'à dire un aimable roué. Qu'est-ce donc qu'un roué aimable? deinandera un étranger qui croit savoir la langue française. C'est un homme du monde, qui n'a ni vertus ni principes; mais qui donne à ses vices des dehors séduisants, qui les ennoblit à force de grâces et d'esprit.

Voilà donc une idée complexe qui a donné lieu à un terme nouveau. Tous les roués dit-on, ne sont pas sur la roue.

On dit d'un homme en place qui se permet tout, c'est un grand roué son effronterie, son audace, justifieront ses vices et son ambition s'il triomphe, s'il abat ses rivaux, il porte l'épithète honorable; s'il succombe, on la lui retranche.

Si les étrangers s'étonnent qu'un pareil mot ait pu se naturaliser dans notre langue, qu'ils apprennent que de détestables plaisanteries de bourreaux, ont circulé longtemps et circulent encore dans toutes les bouches.

Un abbé fut pendu, il y a trente ans, pour de faux billets de banque le malheureux, au pied de la potence, s'accrochait à l'échelle; le bourreau lui dit : allons; montez donc, monsieur l'abbé; vous faites l'enfant. Tout Paris a répété ce mot affreux.

Un ivrogne sort d'un cabaret, place de Grève. On avait fait une exécution; il était nuit : le patient hurlait sur le roue, la douleur lui arrachait des jurements et des imprécations; l'ivrogne levant la tête vers l'échafaud, prend pour lui ces injures, et dit tout haut, ce n'est pas tout que d'être roué, il faut encore étre poli. Paris s'amouracha de ce mot insensé; il fit fortune dans tous les cercles (1).

Lors du supplice de Damiens, un académicien fendit la presse avec beaucoup d'efforts, pour voir de plus près les tortures ingénieuses des bourreaux; le maître exécuteur, dit des hautesœuvres, l'aperçut; il dit laissez passer monsieur, c'est un amateur. Encore un mot qu'on cite en riant, et à tous propos.

Madame du Châtelet voyant M. de Voltaire triste, et ne disant mot depuis plusieurs jours, dit à la compagnie, qui lui demandait ce qu'il pouvait avoir : vous ne le devineriez pas, mais je le

(1) Le lieutenant-général de police Sartines en adressait un tout pareil à Beaumarchais, après l'arrêt flétrissant du Parlement, qui avait été bien plutôt un triomphe pour le formidable adversaire de Goëzman: « Ce n'est pas tout que d'être blåmé, il faut encore être modeste. » (Note de l'éditeur.)

sais. Depuis trois semaines on ne s'entretient dans Paris que de l'exécution de ce fameux voleur, mort avec tant de fermeté ; cela ennuie M. de Voltaire, à qui l'on ne parle plus de sa tragédie; il est jaloux du roué.

Il faudra donc que l'académie française admette ce mot dans son dictionnaire, comme un des termes les plus familiers à cette bonne compagnie, qui veut donner le ton à toute l'Europe: c'est une gentillesse que l'on se prête et que l'on se rend. Les mots traître, perfide, méchant, ont pâli; on n'ose point dire de prime-abord, c'est un scélérat; le terme paraîtrait trop fort: on dit, c'est un roué; et chacun aperçoit les vices brillants et les vices voilés de celui dont on parle.

O peuple Français, si ces preux et loyaux chevaliers vos ancêtres revenaient au monde, que diraient-ils en voyant leurs petits-fils employer ce langage?

Ainsi les expressions deviennent outrées à mesure que la sensibilité s'émousse. Mais comment nos voisins, qui n'ont pas ces brillantes idées, traduiront-ils ce mot?

Que diront-ils encore, lorsqu'ils apprendront que l'on cite comme un trait unique, une naïveté, le trait suivant. Une femme est accusée d'avoir empoisonné son mari qui dépérissait de langueur; elle s'écria: qu'on l'ouvre, on verra que rien n'est plus faux (1).

(1) Voisenon raconte cette singulière plaisanterie dans une de ses lettres au ménage Favart: « Il y avait hier à souper une table de trente couverts et une de vingt; je n'y ai pas vu deux jolies femmes, ni lâcher un trait je crois que la Garonne a pris la place de la Seine, et que la Seine est venue ici ; que les neveux du bon Montaigne sont dégénérés! Je remarquai cependant une espèce de beauté qui me paraissait plus sotte que jolie. M. l'intendant me confirma dans cette idée, et me raconta une histoire sur elle, toute récente. Son mari que j'eus l'honneur de voir, serait le modèle à Paris des maris les plus bêtes; elle a pour lui l'aversion la plus distinguée. Cet homme tomba malade il y a un mois, et convaincu de la bonne amitié de son épouse, il dit qu'elle l'avait empoisonné : cette tendre moitié, comptant être veuve des le jour même, déclara qu'elle voulait qu'on ouvrît son mari pour la justifier. Il survint une crise qui le tira d'affaire; il m'importe, messieurs, je veux absolument qu'on l'ouvre, cela est nécessaire pour ma justification. Elle insista si fort que

Le supplice de Damiens, et les atrocités de Desrues reviennent fréquemment dans les conversations, avec les réflexions anologues; le caractère, les paroles des fameux assassins sont analysés; et comme on s'occupe, au sortir de l'opéra, de la réforme de la jurisprudence criminelle, on parle des roués, en place de Grêve, comme des roués de cour. Depuis que les hommes se passent mutuellement de leur estime, ils s'offensent moins des termes par lesquels on les caractérise. On a dit de l'auteur des Liaisons dangereuses, c'est la plume d'un roué; il n'aura pas pris cette épithète en mauvaise part. Le voilà assimilé gens de l'extrêmement bonne compagnie; et l'on peint ainsi d'un seul mot l'immoralité.

à

CXX.

Le Parlement.

Les parlements sont-ils une émanation des états-généraux? Les remplacent-ils dans leur absence par la nature même de la monarchie, qui admet nécessairement un corps intermédiaire? Ont-ils été plus utiles aux Rois qu'aux peuples, ou aux peuples qu'aux Rois? N'ont-ils pas achevé de détruire nos antiques libertés, en offrant à la nation un rempart vain et illusoire? Sontils des représentants de la nation, lorsque leurs charges sont tout-à-la-fois héréditaires et vénales, caractère distinctif de l'aristocratie qui se trouve au sein de la monarchie? Qui les a chargés, tantôt de livrer le peuple au Roi, tantôt de résister au Roi sans le vœu du peuple?

Mais aussi n'ont-ils pas quelquefois opposé une digue salutaire à des édits bursaux, et arrêté les coups trop violents du pou

le

pauvre mari sauta de son lit, prit sa robe de conseiller et courut au palais pour ouvrir son avis, pour que son ventre ne le fût pas La femme a moins peur pour le sien. >> (Note de l'éditeur.)

voir absolu? N'ont-ils pas eu des moments de force et de sagesse? Mais pourquoi sont-ils presque toujours en-deçà des idées de leur siècle? Pourquoi ont-ils été mus tantôt par la cour, tantôt contre cette même cour, et le plus souvent à leur insu?

Pourquoi le parlement de Paris s'est-il comme détaché des autres cours? Pourquoi s'est-il opposé à la suppression des corvées, à la suppression des maîtrises? Pourquoi maintient-il les plus vieilles prérogatives et les plus abusives, le gouvernement féodal étant tombé et ne devant plus exister, puisqu'il n'y a plus qu'un maitre? Pourquoi, sollicité par l'autorité royale, a-t-il refusé d'assurer aux protestants l'état civil? Pourquoi a-t-il soutenu le pour et le contre, comme s'il n'était jaloux que d'élever la voix? D'où naît sa faiblesse étrange dans telle circonstance, et sa force prodigieuse dans telle autre?

Ce corps a-t-il une politique suivie, ou bien obéit-il au hasard? Serait-il comme le petit poids qui court sur la balance romaine? Ici il n'est que zéro, là il fait tout-à-coup équilibre à une force puissante et considérable.

Comment les parlements, devant être chers aux souverains qui ont tout gagné par leur implantation dans le corps politique, ont-ils presque toujours été exposés à l'humeur capricieuse de ces mêmes souverains? Qu'est-ce que l'enregistrement ? je n'ai jamais su le comprendre. Qu'est-ce que ces remontrances qui ont quelquefois une éloquence mâle et patriotique, dignes des républiques, et qui n'ont rien opéré? Enfin qu'est-ce que la résistance des membres du parlement aux volontés du monarque ? Sont-ils des représentants de la nation, ou de simples juges créés pour rendre la justice au nom du Roi ?

Voilà des questions délicates, qui n'appartiennent point à cet ouvrage, et que je me garderai bien de vouloir résoudre. Les raisonnements et les faits peuvent militer de part et d'autre, et les circonstances seules feront de ce corps une ombre ou une réalité.

Si les Bourbons règnent aujourd'hui, ils le doivent à la fer

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