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Au moindre marché dans une boutique, on entre en conversation sur un tas de choses étrangères à l'objet ; c'est un verbiage éternel pour terminer le plus petit achat, et la diminution de quelques sous use la poitrine des deux discoureurs.

On a déjà beaucoup parlé dans une chambre; mais ce n'est pas encore assez : il est d'usage de recommencer la conversation à la porte, sur le pallier et tout le long de l'escalier. On se répond encore quelques mots jusques dans l'éloignement, et tout cette abondance de paroles se réduit à des répétitions.

Dans les cafés, oyez les disputes criardes, bavardes et sottisières. Ici sont des rimeurs échauffés, qui se transportent pour ou contre des hémistiches; plus loin d'épais bourgeois qui commentent longuement une gazette inutile. Cette pétulance de langue est si familière aux Parisiens, que chaque table de café a son parleur. S'il est seul, il entretient le garçon affairé, la cafetière qui change la monnaie et à leur défaut, il cherche des yeux un écouteur.

Les cochers et charretiers, après les jurements usités, commencent entr'eux une rixe de paroles grossières; les gourmades n'arrivent qu'à la suite du bavardage, et le bavardage reprend après les coups de poing.

Dans les coches d'eau on ne s'entend point; c'est une rumeur confuse, perpétuelle. Les mariniers ont peine à se communiquer les mots de la manœuvre. Quand deux coches viennent à se rencontrer, il s'élance de chaque tillac quelque voix forte en gueule, qui devient excitative pour tous les passagers. Alors c'est une bordée d'injures précipitées; c'est à qui réduira son voisin aux abois. Les voix tonnantes et aigres se répondent ; et les coches sont à deux cent toises, qu'une clameur prolongée vient encore porter à l'oreille une sottise modulée sur un ton particulier.

Il est donc impossible au gouvernement de lier la langue du Parisien. Affilée, aiguisée, babillarde, pétulante, elle s'exerce sur tout et partout. On babille dans le salon doré, comme dans

la tabagie enfumée; on s'arrête dans les rues pour causer. Les voitures séparent les dialogueurs qui, malgré le danger et la remontrance du cocher, se rejoignent aussitôt pour achever leur phrase futile.

Est-ce dans l'organisation du Parisien qu'il faut chercher la source de ce déluge verbeux, intarissable? Les vers de Voltaire et les notes de Gluck ont occupé les babillards pendant des années entières, et les journalistes ont reversé ensuite dans les feuilles périodiques ce débordement de paroles.

Les journalistes ne sont-ils pas des espèces de babillards, qui entassent par jour, par mois, par semaine, des mots vides de sens, et qui, pour démontrer le vice d'une période et la mauvaise structure d'un hémistiche, emploient à cette grande réformation plusieurs feuilles de papier? Si l'Intimé des Plaideurs remonte audelà du déluge, tout journaliste ne commence-t-il pas son rapport par vous parler du siècle d'Auguste et du siècle de Louis XIV, et le tout pour infirmer la naissante célébrité d'un auteur? N'a-t-on pas imprimé dix mille brochures sur la prééminence de Corneille ou de Racine? N'a-t-on pas répété fastidieusement dans toutes les sociétés leur ennuyeux parallèle, et les jeunes rimeurs savent-ils dire encore autre chose?

Phocion appelait les babillards, larrons de temps. Il les comparait ensuite à des tonneaux vides, qui rendent plus de son que les tonneaux pleins. Orateurs des cafés, orateurs des salons, orateurs des journaux, orateurs des foyers, vous n'êtes que des futailles !

Vainement voudrait-on étouffer dans le Parisien un babil indiscret ou présomptueux qui lui est naturel ; ce penchant est irrésistible. Depuis la tête du ministre jusqu'à la jambe du danseur, il faut qu'il dise son mot sur tout ; il faut qu'il répète l'épigramme du jour; c'est pour lui un triomphe. Mais son caquet est aussi inconstant que ses idées. Attendez huit jours, et ce parler bruyant qui semblait devoir tout renverser, quit

tera un édit ou un ministre, pour tomber sur une ariette ou sur un demi-poëte.

CXVIII.

Fat, fatuité.

Le magistrat, quand il est fat, l'est beaucoup plus que l'homme d'épée.

Qui croirait que le fat de nos jours est une espèce de misanthrope qui fronde tout, affiche un grand fonds de mépris pour tous les hommes, et serait infiniment caustique s'il avait le talent de l'être? Sa mémoire n'est plus meublée d'un amas de mots nouveaux, de noms d'étoffes, de ragoûts, de vins, de chevaux, de chiens, de bijoux, d'équipages; il est silencieux et froid. Il veut qu'on le croie profondément occupé de quelque grand objet.

La fatuité prend sa source à la cour, et n'y existe pas, parce que le courtisan ne prononce pas même l'orgueil qu'il a dans le cœur; mais le fat veut imiter le courtisan, et les manières fausses, affectées, naissent en foule. De là vient qu'un fat de cette espèce dit à la ville: J'arrive de la campagne. — Voilà donc pourquoi vous êtes d'une rareté si singulière; quelle manie avezvous de vous invisibiliser? — C'est que nous avons chassé la grosse bête.

Les sottises parisiennes sont ordinairement si fugitives, qu'on ne peut plus les considérer que comme des ombres légères, qui doivent fuir dans le vague du tableau. Le persiflage a disparu avec les agréables du jour; le ton des halles, illustré pendant un moment par Vadé, n'est plus en vogue nulle part. Les pages des auteurs ne sont plus divines.

Il faut avertir les Allemands qu'on ne voit plus les petitsmaîtres papillonner de loge en loge, faire les singes par le trou de la toile, traverser le théâtre, tracasser les actrices dans les foyers. Ils ne tapagent plus avec des fiacres. On ne les voit plus

se ranger en haie aux portes des spectacles, penchés mi-corps, pour critiquer plus à l'aise les jambes des femmes qui descendent des équipages. Aujourd'hui c'est le passe-temps des clercs de procureurs. Il faut leur dire aussi que les petites maisons n'ont plus l'air de mystère, et que les petits soupers se font tout bonnement chez soi.

Je regrette le temps où les gens du bel air ne savaient pas lire. Aujourd'hui ils parlent de tout; tel marquis converse, comme un bénédictin de la congrégation de Saint-Maure pourrait écrire.

Louis XIV disait à Philippe V son fils, partant pour l'Espagne : Ne paraissez pas vous choquer des figures extraordinaires que vous trouverez à Madrid; ne vous en moquez point. Voilà bien l'esprit de la nation fidèlement empreint dans les paroles du maître. N'était-ce pas dire, en d'autres termes : on ne sait s'habiller, marcher, converser qu'à Versailles; mais supportez un peu ces Espagnols, sur lesquels vous allez régner.

Du clinquant, des grâces, une nuance d'esprit sur un grand fonds d'arrogance, telle est l'essence du fat de nos jours. Il paraît dans telle société infiniment aimable, et dans telle autre infiniment sot. Il parle de l'extrêmement bonne compagnie avec un sérieux, un flegme remarquable; il se peint tout en laid, excepté son propre individu.

Le fat ne conçoit pas pourquoi l'on s'entretient journellement des artistes célèbres, de tous ceux qui se distinguent dans les sciences et dans les arts, et pourquoi l'on n'a presque rien à dire de lui.

Mais les fats les plus curieux sont parmi les abbés de cour; ils ont toujours des migraines, des rabats de gaze, des manteaux de soie, de petites grâces maniérées. Ils parlent d'un ton modeste de leur crédit; ils ne veulent paraître ni philosophes ni dévots; ils ont un amour-propre qui vise à toutes les sortes de distinctions: ce sont néanmoins les êtres les plus inutiles qui végètent à Versailles.

Il est aussi des fats parmi quelques écrivains qui s'encensent d'abord réciproquement, et se font passer les uns les autres pour de ces génies dont la nature est avare, et qu'elle produit avec effort. Cela va bien dans la même maison pendant sept à huit mois mais au bout de ce temps, une brouillerie survient; ces grands génies se tranchent l'un l'autre leur tête de colosse, et ne s'appellent plus que pygmée.

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Quelle est l'ambition d'un fat de cette espèce? c'est le plus souvent de captiver la stupide admiration de quelque plat personnage.

Le philosophe, jeté dans cette foule d'hommes à prétentions, se croit quelquefois obligé de sacrifier aux bizarreries et aux usages de la société. C'est une erreur de sa part, et qui est même désavantageuse à cette société; car qui rompra le premier le torrent de ces folles habitudes, si ce n'est lui? Qui osera s'écarter de la route commune, si ce n'est l'homme distingué par ses lumières et par ses mœurs?

Pourquoi donc le courage manque-t-il à celui qui a le front de braver la tyrannie? c'est qu'il redoute le ridicule, arme légère et perçante du beau monde; mais lorsqu'enfin les hommes harassés de leurs propres préjugés auront consenti à secouer les plus tyranniques, ils seront tout étonnés que personne n'ait osé le premier porter la main à un édifice aussi fantastique. Jusqu'à quel point peut-on braver la mode? C'est une grande question.

Notre politesse a pris la teinte d'une ironie malicieuse : on substitue le compliment à la pensée. Il est convenu qu'on pourra nuire, pourvu qu'on ne dise rien en face que d'agréable et de flatteur. Cette méthode est le ton de la bonne compagnie; et il est presque permis d'être pervers, lorsqu'on est trèspoli.

On dissimule les propos désagréables qui sont venus à notre connaissance, parce que ce n'est plus le temps où un mot équivoque, un geste d'inadvertance exigeait du sang. On n'a

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