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CXVI.

Liseurs de gazettes.

Voyez-les assis sur un banc au Tuileries, au Palais-Royal, à l'Arsenal, sur le quai des Augustins et ailleurs. Trois fois la semaine ils sont assidus à cette lecture; et la curiosité des nouvelles politiques saisit tous les âges et tous les états.

Mais tous ces lecteurs ardents et bénévoles ne savent pas que ces nouvelles sont mutilées, tronquées avant de circuler dans Paris; qu'un censeur bien payé a sur ces papiers politiques une inquisition illimitée. Il ne se doute pas qu'un bureau, suprême inspecteur des gazettes, prépare celles qui nourrissent leur crédule simplicité. C'est là qu'on déchire la page de vérité ; qu'on ordonne de déguiser, de supprimer; que les événements sortent tout arrangés par les mains des rédacteurs et des reviseurs, qui taillent et habillent les nouvelles selon le système et les idées du jour. Aussi la version du lendemain ne sera pas celle de la veille. Le bureau aura ordonné des incidents, aura effacé, puis réhabilité la même phrase, sans trop savoir ce qu'il doit permettre ou empêcher. Un courrier fera vingt voyages pour la structure d'une période; mais à coup sûr on prendra toujours le parti de rayer, car c'est le plus court. Oh, comme l'on craint le tocsin d'une période indocile !

Mille fois trompé, le bourgeois de Paris le sera encore le lendemain. Il est tellement né pour l'erreur qu'on lui apprête, qu'il ne s'apercevra pas que chaque ordinaire le remet précisément au même point, et que tous ces faits qu'il prend pour certains, deviennent équivoques quelques jours après, parce qu'on a donné des dimensions étranges à un peu de vérité, et que tout le reste a reçu les couleurs ingénieuses du mensonge.

Ne dirait-on pas à chaque Mercure nouveau, que l'Angleterre est abimée, qu'elle n'a plus ni flottes, ni commerce, ni banque?

On entend dans les cafés des gens qui, la Gazette de France en main, au plus léger avantage, affirment que le peuple Anglais est aux abois; que dans trois mois il n'en sera plus question. C'est un épicier du coin qui spécule sur le sucre et le café, qui fait ces belles prophéties; il le dira le soir à sa femme qui hait les Anglais, parce qu'ils sont hérétiques.

Cependant on a passé sous silence, pendant six années consécutives, les opérations de ce peuple énergique, valeureux et fier, qui crée et qui sent ses forces, et dont la situation politique n'est jamais voilée; car dans une feuille véridique, le gouvernement annonce avec franchise les revers et les succès de la guerre; et l'Anglais après avoir dit tout haut sa façon de penser (1) donne volontairement une partie de sa fortune pour les besoins de la patrie. Et pourquoi ? C'est qu'il a pu avoir un avis et le produire en citoyen à ses concitoyens.

Jamais on ne vit chez aucune nation plus de ressources, plus d'intrépidité, plus de nerf, plus de génie. Ses flottes sorties de ses ports comme par enchantement, tiennent du prodige, et la postérité aura peine à croire ce que l'histoire lui racontera, tant le grand ressort de la liberté est fait pour opérer les choses les plus extraordinaires. Et comment ne pas s'intéresser aux destinées de ce peuple qui offre l'homme sous sa plus noble attitude? Sa bravoure, ses vertus patriotiques sont dues à son gouvernement. L'Angleterre, un bras en écharpe, a combattu la France, l'Espagne, la Hollande, l'immobilité de quelques alliés secrets. Seule elle a contrebalancé trois puissances voisines. Voilà ce que fait un peuple qui a son génie en propre. Le bras est toujours ferme quand notre pensée entière est à nous. Législateurs, étudiez donc enfin cette réaction, et connaissez ce visible rapport.

Lorsqu'un pamphlet véridique vient par hasard à se glisser

(1) Au commencement de la guerre contre l'Amérique, un citoyen de Londres, qui ne l'approuvait pas, publia un pamphlet ayant pour titre: Shall i go to war against my brethren in America. (Note de Mercier).

dans la capitale, le bureau frémit, prétend qu'il faut garder un tacet absolu sur les événements qui agitent l'Europe, comme devant nous être étrangers à nous, pauvre peuple, assis aux derniers rangs; qu'il n'est pas nécessaire que nous ayions une autre feuille que la Gazette de France, parce que c'est là que sont les idées complètes, les faits dans toute leur intégrité; et que s'il y a par fois quelques omissions, c'est pour ne point trop chagriner les bons citoyens, les rentiers paisibles, et ne point inquiéter leur sensible patriotisme.

Si vous payez au bureau, vous aurez peut-être le privilège de faire venir du dehors des nouvelles politiques; mais elles seront revues et corrigées. Jamais la vérité nue n'obtiendra son passeport.

Oh! que ce Renaudot qui, dans le siècle passé, pressentit le besoin de l'oisiveté, de la vieillesse et de l'esprit d'observation si rare, (mais pourtant caché quelque part dans les murailles de Paris) ouvrit une mine féconde à l'avidité de nos bureaux modernes! Tous les commis ont juré de vivre sur ces gazettes et autres feuilles périodiques, et ils vivront à leur aise; car la curiosité du public qui s'imagine toujours qu'on cessera de l'abuser, est un fond intarissable.

Mais qu'arrive-t-il aussi de tout cet étalage de mensonges?

Un bon mot dit à propos renverse en un instant tout l'édifice de ces gazettes privilégiées. Comment va le siége de Gibraltar? Assez bien; il commence à se lever. Ce mot passe de bouche en bouche; on le répète au café, au parterre; tout le monde rit jusqu'à l'épicier, et le public tout à coup éclairé sait enfin à quoi

s'en tenir.

Quel nom méprisable que celui de gazetier, quand on vend le mensonge à la face de l'Europe; que l'on trahit d'une manière aussi vile les intérêts de la génération présente, et qu'on s'abandonne au mépris de la postérité qui s'avance et qui va flétrir bientôt le soudoyé et celui qui le soudoie!

Ces détails si bien vendus, dont on est si avide aujourd'hui,

deviendront dans quinze jours d'une indifférence absolue. A la paix, toutes ces trompettes confuses se tairont, ces chroniques journalières tomberont dans le plus profond oubli; l'historien n'y trouvera que des dates et cherchera ailleurs des mémoires que la pusillanimité, la passion et l'ignorance n'auront point altérés.

Que l'historien sera surtout embarrassé, quand il lui faudra peindre l'esprit des citadins au milieu de ces grands mouvements qui exprimaient le sang des nations, et quel degré d'intérêt prenait l'habitant des villes à ces chocs épouvantables! Comment tout Paris était-il insurgent, sans trop savoir pourquoi; ou du moins sans avoir su tirer la moindre conséquence de sa gratuite opinion?

Les noms des généraux Américains et les lieux de la guerre, sans cesse estropiés par un peuple ignorant; le grand mot de la liberté des mers dans la bouche de nos dames; nos élégants confondant les mâts et les cordages d'un vaisseau, comme s'ils l'eussent monté; l'Europe tout-à-coup transplantée en Amérique, et le globe couvert d'un pôle à l'autre de républiques naissantes, trouvant chacune leur Franklin avec la devise, eripuit cælo fulmen sceptumque, tyrannis; toutes ces créations délirantes faites à un souper libertin par des hommes qu'un exempt subitement entré aurait fait pâlir, oh, quel chapitre grotesque à tracer!

A la nouvelle du désastre que notre escadre éprouva sous les ordres du comte de Grasse, le Parisien jeta un cri de douleur et d'indignation; il ne se fit pas à l'idée de voir entrer le superbe vaisseau la ville de Paris dans les eaux de la Tamise. On eût dit que cette commotion allait imprimer aux esprits un caractère absolument nouveau; mais le Parisien, après les clameurs les plus hautes, retomba tout-à-coup dans le silence qui lui est ordonné.

Depuis sept à huit mois seulement, le fretin des nouvellistes, à certaines heures, compose des groupes devant les cafés et

autres endroits où se lisent les gazettes. Un orateur préposé par la police endoctrine la troupe écoutante; il est rarement contredit. Osez combattre le harangueur et les leçons dictées qu'il distribue, l'espion averti aura bientôt son oreille à votre bouche.

Ces groupes (que le fusil du guet aurait dispersés autrefois) ont reçu la permission de raisonner sur le pavé, le pied dans le ruisseau, au bruit des carrosses qui passent et qui interrompent le zèle et l'éloquence de l'orateur; car la roue écraserait tout comme un autre ce Démosthène nouveau.

Ce qui étonne le plus, c'est de voir de pauvres diables tout déguenillés se passionner pour une nouvelle récente, et s'en rassasier comme si c'était du pain.

Plusieurs se font aides-de-camp et servent à la correspondance des nouvelles qui circulent parmi ces groupes ardents à se nourrir de bavardage, et qui oublient l'heure du souper et leur famille, pour se livrer à la singulière manie d'écouter et de dire des sottises en plein air.

La police ne leur conteste pas ce rare plaisir; et c'en est un bien vif pour l'observateur, que d'examiner ces figures grotesques, et d'entendre les réflexions baroques qui enchérissent encore sur les préventions et les erreurs des gazettes les plus anti-anglicanes.

CXVII.

Babil.

Point de peuple qui égale le Français pour la volubilité de la langue. Le Parisien se distingue encore par une prononciation rapide. Il parle en général très-longtemps sans rien dire, ou plutôt en disant des riens. Écoutez une conversation de deux personnes qui se connaissent à peine; c'est une foule de compliments, puis de questions coup sur coup; tous deux parlent à la fois, et aucun ne se pique de répondre.

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