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lettre; il méprisa assez le fanatique qui l'avait forgée pour ne pas daigner en faire la recherche. Il maria sa fille à un militaire aimable, qui lui fit perdre le goût de la retraite. Le père vit encore et embrasse dans la joie de son cœur les enfants de sa fille qui, au lieu d'être l'épouse stérile de Jésus-Christ, fait une excellente mère de famille.

CV.

Le Temple.

Les religieux Templiers, le plus ancien de tous les ordres militaires, ont été détruits par le pape Clément V et le barbare Philippe le Bel. Leur ancienne demeure est devenue un lieu privilégié, qui sert d'asyle aux débiteurs qui ne payent point.

C'est à qui n'acquittera pas ses dettes. L'un demande du temps, l'autre obtient un arrêt de surséance; celui-ci un sauf-conduit. Il est des hommes habiles qui, connaissant le dédale des formes, font naître des incidents, déclinent des juridictions, croisent des oppositions. Ceux qui ne connaissent pas cette ressource, se réfugient dans l'enclos du Temple.

Là, l'exploit de l'huissier devient nul, l'arrêt qui ordonne la prise de corps expire sur le seuil de la porte. Le débiteur peut entretenir ses créanciers sur ce même seuil, les saluer, leur prendre la main. S'il faisait un pas de plus il serait pris : on fait tout pour l'attirer au dehors; mais il n'a garde de tomber dans le piège.

Il paye chère une petite chambre étroite, toujours préférable à la prison. Du fond de cette retraite il arrange ses affaires ; il traite, il négocie. Si les créanciers sont intraitables, il reste dans l'asile que lui ont ménagé les religieux Templiers, qui ne s'en doutaient guère.

Il n'y a point d'inconvénient à laisser subsister ce lieu privi

légié, parce que les créanciers s'arrangent toujours beaucoup mieux avec le débiteur présent qu'avec le débiteur absent.

La visite des jurés des communautés n'a plus lieu dans le Temple; toutes les professions y sont libres : en voici un exemple récent.

Un épicier ruiné ayant trouvé la recette d'une tisanne purgative et confortative, la débite aujourd'hui dans le Temple avec un prodigieux succès. Elle fait beaucoup de bien; et le peuple, las du charlatanisme des médecins, des drogues empoisonnées des apothicaires, à trouvé dans cette tisanne un remède vraiment salutaire du moins l'expérience confirme chaque

jour sa bonté et son utilité générale.

Le débit de cette tisanne monte jusqu'à douze cents pintes par jour; et comme l'efficace d'un remède n'est constatée que par l'expérience, tous les raisonnements contre l'empirisme deviennent fautifs, quand l'empirisme guérit encore mieux que la médecine qui raisonne. Il se pourrait faire qu'il n'y eût au fond qu'une seule et même maladie, et qu'un seul remède conséquemment pût détruire le germe des maladies chroniques. La colère des guérisseurs de profession contre l'épicier chez qui tout Paris accourt, est une des choses qui m'ont le plus réjoui.

Il est bon qu'il y ait dans une grande ville un asile ouvert aux victimes de cette foule de circonstances qui agitent si diversement la vie humaine; il est bon que les petites tyrannies des corps qui immolent tout à leurs intérêts particuliers, disparaissent, pour laisser à l'homme ou à l'art la liberté trop souvent ailleurs gênée et fatiguée.

Ainsi le terrain du Temple devient précieux. On parlait d'y établir un second théâtre; il servirait à donner à l'art dramatique une plus grande étendue, et à détruire ce privilège incroyable qui a tué Melpomène et Thalie aux pieds de messieurs les gentilshommes ordinaires de la chambre.

Monseigneur le duc d'Angoulème, fils de monseigneur le comte d'Artois, frère du roi, est grand prieur du Temple.

On enterre dans l'église du Temple tous les commandeurs et les chevaliers de l'ordre de Malte qui meurent à Paris.

Ainsi les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem habitent la maison qu'occupaient les Templiers, dont la destruction forme dans notre histoire une époque qui exerce et qui trompe notre vive curiosité.

CVI.

Cabarets borgnes.

Autrement dit tavernes. Vous n'y viendrez pas, délicats lecteurs; j'y suis allé pour vous. Vous ne verrez l'endroit qu'en peinture, et cela vous épargnera quelques sensations désagréables.

C'est là un réceptacle de la lie du peuple. Mais la vie des gueux a une franchise qui mérite d'être observée ; car les passions qui sont à nu, ont une originalité piquante.

Curieux de voir ce monde, (placé dans le monde élégant) je me couvris un jour d'une redingote brune, et je m'enfonçai dans un faubourg. J'entrai au lieu désigné, et je demandai à souper. Il me fut servi sur un bout de table; je fis mine de manger. Tout à côté était une salle où était une longue table qui pouvait contenir soixante couverts.

Sur les dix heures du soir, je vis tout à coup entrer tumultueusement dix-neuf pendards, seize créatures et dix enfants, qui s'emparèrent de la table, la chargèrent de débris de viande, poissons, légumes, morceaux de pain; puis l'on fit venir du vin, qui ne fut pas servi dans des pintes de plomb mais dans des vases de grès.

Je fis semblant de sortir, et me jetai dans un petit cabinet, d'où je pouvais tout voir et tout entendre.

Cette horde qui devenait plus nombreuse, jeta tout à coup sur la table, tant en monnaie qu'en liards, une somme de qua

tre-vingt-quatorze livres dix-sept sols neuf derniers, dont ces mendiants ne paraissaient pas satisfaits, disant que la surveille leur recette avait passé cent vingt livres.

Ils remirent les fonds entre les mains d'un gueux qu'ils nommaient le trésorier. Un autre qui avait le titre de maître de garde robe, s'empara, après un inventaire fait, d'un nombre considérable de vieux bas, souliers, culottes, habits, jupons, et promit que le tout serait remis à leur fripier de l'abbaye Saint-Germain. On estima qu'il retirerait de ces guenilles au moins deux louis. Tel était le résultat d'une infinité de trocs particuliers faits en parcourant les rues et les carrefours.

Ces gueux demandèrent encore du vin, dont ils burent vingtdeux pots, plus quatre bouteilles d'eau-de-vie; ils consommèrent aussi deux livres de sucre, un quarteron de tabac à fumer, seize cotterets et fagots.

De ces femmes, plusieurs avaient des enfants qu'elles allaitaient et torchaient. Les chiens étaient de la partie, et c'était à qui leur ferait une pâtée abondante. Ces gueux me parurent aimer singulièrement leurs chiens; car ils les embrassaient et leur parlaient avec une affection sentimentale que n'a pas la plus jolie femme baisant son épagneul.

Je vis entrer un habit noir, qui paraissait le chef calculateur; il régla les comptes, distribua l'argent, et parla longtemps des affaires de la société. Il s'agissait de trafiquer des lambeaux d'étoffe, de vieilles hardes, et de les déposer chez tel gargotier qui les acheterait en masse.

Cette espèce d'hommes ne connaît ni la dissimulation ni l'hypocrisie. A la moindre contradiction, le visage de telle femme se tuméfiait; l'autre jurait avec emportement: mais les hommes cédaient constamment à la voix de ces femmes. Une rixe s'étant élevée, et une femme ayant pris au collet un homme et le secouant vigoureusement, son voisin calma tout à coup sa colère, en lui disant: assieds-toi, c'est une femme qui parle.

Les femmes criaillaient et les hommes écoutaient. La langue

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n'était jamais rebelle à leurs expressions. Elles avaient un caractère de liberté absolue, et leur idiôme grossier rendait facilement toutes leurs idées.

Cette troupe formait un ramas de mendiants, de chiffonniers de ces revendeurs et revendeuses qui arpentent les rues. Les propos n'avaient point de suite; ils semblaient se deviner plutôt que de converser entre eux. Quoiqu'on fît dans ce tempslà la chasse aux mendiants, et qu'on les enlevât par centaines, ils ne parlèrent point de cette persécution: ce qui m'étonna. C'étaient probablement des gueux privilégiés, leur profession étant mixte,

Il m'est impossible de redire une multitude de mots bizarres qui formaient leur argot; mais leur langage était précis, énergique, et aucun d'eux ne tardait à répondre : ils s'entendaient parfaitement et avec rapidité.

La religion et l'état n'auraient rien eu à reprendre à leurs discours. Ils juraient, il est vrai, ils employaient fréquemment le saint nom de Dieu; mais ce n'était chez eux qu'une mauvaise habitude, ainsi que chez plusieurs parisiens qui ne sont pas de la classe des gueux.

Leur souper était des restes froids. On leur apporta du cabaret des viandes, qui me parurent les débris d'une noce; ils mangèrent pendant plus de deux heures, non comme des affamés, mais comme gens qui s'amusent. Tout se consomme à Paris; la chimie a beau décomposer les aliments et nous parler de ses gaz, l'estomac robuste ne connaît pas tous ces nouveaux systèmes, vrais ou faux, utiles ou erronés.

Par la même raison que Winslow, ayant trop étudié l'anatomie déliée de nos fibres, n'osait se baisser pour ramasser une épingle, dans la crainte de se rompre une fibrille à lui connue ; de même le chimiste n'ose quelquefois manger, de peur de s'empoisonner. Le gueux qui ignore ce que révèlent le scalpel et le creuset, mange ce qu'il trouve, ainsi qu'il se charge du fardeau qui lui est offert.

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