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Les grands dans leurs petites maisons ou petits appartements ne sont pas si originaux dans leurs plaisirs des priapées sont bientôt faites et bientôt entendues. Il semble néanmoins qu'on pardonnerait plus volontiers à un homme en place toutes les recherches de la volupté, lorsqu'il y mettrait quelque chose d'ingénieux, de neuf, ou du moins de singulier. Comment l'opulence n'a-t-elle pas su encore diversifier ses jouissances au milieu de tant d'arts qui ne demandent qu'à se perfectionner, en lui payant le tribut renaissant de leurs rares découvertes? Quoi! nous serons encore imitateurs jusque dans nos plaisirs?

XC.

Cuisiniers.

Et tout pour la tripe, a dit Rabelais. Ce délicat parasite, sybarite efféminé, si voluptueux, si sensuel, dont la table est chargée des productions de tous les climats et les plus propres à flatter et réveiller le goût; qui va au-devant de toutes les sensations agréables, qui s'environne du charme profond des arts pour prévenir l'ennui, est-il à votre avis, de même espèce que le Lapon qui boit, en place de vin de Tokai, l'huile puante qu'il exprime de la graisse des poissons? Et cette belle femme parée, traînée dans un char transparent qu'emportent six nobles coursiers, habite-t-elle la même terre que la Samoyede aux mamelles noires et pendantes, errante sur la mer Glaciale, ou respirant l'air humide et étouffé d'une tanière?

Après cela verrez-vous sans étonnement sur le même Globe le maître-d'hôtel apportant le menu à Monseigneur ? Celui-ci le jette avec dédain: toujours les mêmes plats! mais vous n'avez poin d'imagination, voilà des répétitions qui me donnent des nausécs. - Mais on variera les sauces, monseigneur. - Tout cela est détestable, vous dis-je, je ne puis plus manger. - Eh bien, mon

seigneur, je vous préparerai un sanglier à la crapaudine. Quand? Demain : il aura bu soixante bouteille de vin de Champagne. Je veux vous faire manger ensuite une tortue de la Jamaïque. A la bonne heure! Et quand? où est-elle ? A Londres.-Qu'on prenne la poste; qu'on aille la chercher.

On prend la poste et l'on apporte la tortue. Grand conseil pour savoir comment on l'apprêtera : on prodigue autant de paroles qu'il en faudrait pour former une Encyclopédie. Enfin, la tortue est servie; c'est un plat qui revient à un millier d'écus : sept ou huit gourmands s'en gorgent; et tandis qu'ils boivent le vin de la Romanée, ils examinent ce qu'il faut à un paysan pour vivre. Ils décident que trois sols par jour lui suffisent; on accorde dix-sept sols aux bourgeois des villes. Monseigneur et ses adhérents ont décidé qu'au-delà c'était un vrai surperflu.

Qui pourrait nombrer tous les mots de la nouvelle cuisine; c'est un idiôme absolument neuf. Les Languedociens sont les meilleurs cuisiniers; on leur donne le quadruple des appointements d'un précepteur.

On ne mange pas le quart de ce qui est servi; et ce n'est pas sans raison que les domestiques sont gros et gras, ils font bien meilleure chère que l'ordre de la bourgeoisie; ils le savent, ils en sont fiers. Le domestique d'un seigneur rencontrant un de ses camarades qui venait d'écrire une lettre, et qui avait encore sur sa veste un peu de poudre à mettre sur le papier, lui dit d'un ton avantageux: secoue donc cette poudre; on te prendrait pour un commis.

Un sanglier à la crapaudine! s'écrie-t-on ? oui je l'ai vu de mes yeux sur le gril; celui de Saint-Laurent n'était pas d'une plus belle taille. On l'environne d'un brasier ardent; on le larde de foie gras, on le flambe avec des graisses fines, on l'inonde avec des vins les plus savoureux; il est servi tout entier avec sa hure devant monseigneur, qui sourit à l'énorme service.

On attaque tantôt la hure, tantôt les côtes, et l'on disserte savamment sur la partie la plus fine et la plus délicate.

Les rois de France ont rendu des ordonnances sur le potage, la régalade; ils voulaient réprimer le luxe des repas.

Dans le dernier siècle on servait des masses considérables de viande, et on les servait en pyramide. Les petits plats, qui coûtent dix fois plus qu'un gros, n'étaient pas encore connus. On ne sait manger délicatement que depuis un demi-siècle. La délicieuse cuisine du règne de Louis XV fut inconnue même à Louis XIV; il n'a jamais tâté de la garbure.

Un entremets était autrefois un spectacle entre les services qui coupaient le repas ou le festin. Qui s'en douterait aujourd'hui ? Si l'on pouvait détailler au juste de quelle manière se nourrissaient le paysan, le simple citoyen, le noble campagnard, le grand seigneur, le clergé et les moines, on verrait peut-être par la table quel était alors le degré de l'aisance particulière; et cela serait bon à savoir.

On a trouvé depuis peu qu'il était ignoble de mâcher comme le vulgaire. En conséquence on met tout en bouillies et en consommés. Une duchesse vous avale un aloyau réduit en gelée, et ne veut point travailler comme une harengère après un morceau de viande. Il ne lui faut que des jus qui descendent promptement dans son estomac sans l'effort ni la gêne de la mastication. La viande de boucherie n'était déjà bonne que pour le peuple'; la volaille commence à devenir roturière; il faut des plats qui n'aient ni le nom ni l'apparence de ce qu'on mange; et si l'œil n'est pas surpris d'abord, l'appétit n'est plus suffisamment excité. Nos cuisiniers s'occupent donc à faire changer de figure à tout ce qu'ils apprêtent.

Dans la semaine sainte, il y a un repas chez le roi, où l'on imite avec des légumes tous les poissons que l'océan fournit. On donne à ces légumes le goût de ces mêmes poissons que l'on imite.

J'ai goûté des mets accommodés de tant de manières et préparés avec tant d'art, que je ne pouvais plus imaginer ce que ce pouvait être.

Et tandis qu'on fait si bonne chère, tous les gourmands oublient ce vieux proverbe : le ventre est le plus grand de tous nos ennemis.

Peu s'en faut aujourd'hui qu'un cuisinier ne prenne le titre d'artiste en cuisine. On ne leur donne pas encore vingt mille livres de gages, comme on faisait à Rome; mais on les choie, on les ménage, on les appaise quand ils sont fâchés; et tous les autres domestiques leur sont ordinairement sacrifiés.

Les recherches de cet art sont telles, que Trimalcion apprendrait de nos cuisiniers modernes; et que Marc-Antoine qui, pour un repas donné à la reine Cléopâtre, accorda une ville pour récompense à son cuisinier, ne saurait quelles largesses lui faire.

Le roi de Prusse a adressé une épître en vers à Noël, son maître d'hôtel, en action de grâces d'un excellent ragoût à la sardanapale. Qu'est-ce qu'un ragoût à la sardanapale? Je ne le connais pas.

Le petit bourgeois qui n'a qu'une servante, dont le chefd'œuvre est une fricassée de poulet, quand il a goûté d'une sauce piquante, ne manque pas de raconter la vieille histoire du cuisinier, qui fit manger sa vieille culotte à son maître, tant i avait su apprêter le vieux cuir après l'avoir fait bouillir et macérer dans les coulis les plus appétissants. Il fait sa cour à un maître d'hôtel, afin que celui-ci le régale le dimanche ; c'est pour lui une connaissance chère et précieuse, qu'il cultive avec le plus grand soin. Il tâche de l'avoir pour parrain de son fils, afin de pouvoir l'appeler mon compère. De bons goûters doivent en résulter.

Des sensations que nous pouvons éprouver, la plus grossière, à mon gré, est celle que nous procure notre palais. Les plaisirs des gourmands sont assurément les moins délectables de tous. Eh, qu'il faut plaindre le malheureux qui met là sa suprême volupté ! Cependant voyons encore la richesse et la magnificence de la nature envers ceux qui nous paraissent disgraciés par elle. Regardez un Chapelle, un Desyveteaux, (car je ne veux pas

nommer le gros gourmand que j'ai sous les yeux; ) voyez cet ami joufflu de la table, qui goûte un mets ou une liqueur étrangère. Il considère l'objet et sa couleur ; il le flaire, il l'approche à plusieurs reprises de l'organe du goût; il le retire, il ne se livre qu'avec attention à la volupté sensuelle. Voyez comme il prend une larme de la liqueur, comme il l'interroge sur le bout de sa langue, comme il la dépose sur le bord des lèvres; toutes les houppes nerveuses étudient profondément la sensation. La langue et toutes les parties de la bouche, tour-à- tour et par une gradation imperceptible, s'avancent pour juger. Après une infinité de récolements, il se détermine enfin à avaler la précieuse liqueur. Mais le gourmet suspend le dernier coup, la rappelle et fait de nouvelles recherches, comme s'il n'avait pas encore assez analysé tout ce qu'elle a de délicienx ; il promène encore voluptueusement la dernière goutte. Cette liqueur paraît une à un palais ordinaire; mais le gourmet a su découvrir en elle une variété prodigieuse; et quand il a bu, son estomac goûte encore.

S'enlever adroitement un cuisinier, est donc un tour affreux que l'on ne pardonne point, et qui dans le monde fait passer pour méchant quiconque a recours à cet indigne artifice.

XCI.

Collége des Quatre-Nations.

Le plus beau, le plus riche, le plus fréquenté des colléges de l'Université de Paris, et en même temps le plus pauvre en professeurs habiles et en écoliers instruits.

On l'appelle ainsi parce que dans l'origine il fut destiné à élever gratuitement, au nombre de soixante (1), les enfants des gentilshommes pauvres de quatre provinces protestantes, conquises par les armes de Louis XIV.

On osa compter assez peu sur l'honneur de ces quatre pro

(1) Sous le spécieux prétexte de la dureté des temps, on réduisit à trente les pensionnaires du collège. (Nole de Mercier.)

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