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pu avoir une autre idée que de répandre partout ses productions et sa gloire! Quoi, sacrifier l'art à l'intérêt passager de l'acteur, ne donner qu'un point resserré au génie, l'obliger à prendre tel organe, l'asservir à l'instrument qu'il anime; et quand j'ai composé, je donnais donc mes pièces à une seule troupe ! Brûlons nos pièces.

Le grand duc de Toscane, qui possède le véritable génie d'un législateur, parmi une foule de lois utiles et conçues dans une haute sagesse, a donné à tous les théâtres la liberté absolue du choix des pièces; certain que la concurrence et l'émulation serviraient ce bel art beaucoup mieux que tous les règlements qu'un petit esprit de classification a établis parmi nous pour lui ôter son essor et sa grandeur.

Là enfin on voit (et qu'importe le lieu?) le célèbre Comus, homme doué du génie le plus souple et le plus inventif, et qui, sans les études ordinaires, doit tout à la sagacité rare qu'il a reçue de la nature. Ce physicien fécond en découvertes, en étonnant nos regards, exerce et surprend notre intelligence. Il faut bien se garder de le confondre avec les faiseurs de tours dont il est environné. Quiconque l'aura vu, ne tombéra pas dans cette erreur grossière: non-seulement il est l'émule de ceux qui étudient la nature; mais il a droit encore à un rang distingué parmi les plus habiles scrutateurs de ses phénomènes : les merveilles qui s'opèrent sous ses mains industrieuses, valent bien quelques pages systématiques écrites en beau style.

LXXXII.

Comédiens italiens.

Tout en conservant ce titre, ils ne représentent plus aucune pièce italienne, où, pour mieux dire, ces cannevas où Carlin a si souvent déployé un jeu assaisonné de tant de grâces naïves et piquantes. Ils sont rentrés dans le droit de donner au public

des pièces morales et intéressantes: droit dont ils n'abusent point, il faut l'avouer; mais les pièces à vaudevilles ayant pris faveur, ils ont obéi au goût momentané de la capitale. Ils se piquent de servir le public avec un zèle infatigable, on les voit ardents à le récréer de nouveautés, n'épargner ni soins ni peines. Leur désintéressement est rare. Ils ne lésinent point sur les décorations ni sur les habillements; jaloux de donner aux représentations le plus grand éclat. Ils ont un tact assez sûr pour la musique vive, légère, expressive; mais ne savent pas encore juger les comédies d'une manière aussi juste; cela viendra. Les pièces à vaudevilles occupent donc presque exclusivement ce théâtre depuis dix-huit mois. Comme tout succès touche à un excès, il est à craindre que ce théâtre ne s'infeste de rébus, de couplets trop libres, d'équivoques, etc. Pourquoi faire baisser les yeux aux grâces?

Ces jolis riens offrent des tableaux naïfs et ne sont pas dépourvus de gaîté; mais il est à craindre que ces bluets, nés dans un champ fertile, n'étouffent les épis nourriciers, substantiels et à la tête dorée.

Les auteurs avaient cru pouvoir établir sur cette scène un second théâtre national; ils n'ont pas réfléchi que l'art du chant excluait presque toujours celui de la déclamation, et que les pièces vraiment dramatiques avaient un caractère trop profond pour s'allier à la légèreté de ces petites pièces, la plupart vides de sens. L'ariette et le vaudeville tueront toujours Marivaux et

ses successeurs.

LXXXIII.

Tragédies modernes.

Les spectateurs du théâtre français commencent enfin à sentir l'uniformité et la ressemblance de ces plans étroits, de ces caractères répétés qui laissent un vide et impriment une

langueur sensible à nos tragédies modernes. L'immuable patron de la Melpomène française endort où révolte les esprits les plus attachés par l'habitude aux vieilles opinions littéraires. On est presque d'accord que cette Melpomène française, si excessivement vantée, n'a vécu que d'imitation; qu'elle n'offre que quelques portraits au lieu de ces tableaux larges et animés par la multitude des caractères qui appartiennent à un sujet historique.

On a dit tout haut que notre petite scène n'était qu'un parloir, que nos vingt-quatre heures n'avaient servi qu'à accumuler grossièrement les invraisemblances les plus ineptes et les plus bizarres. On est convenu qu'un seul et même patron dramatique, pour tous les peuples, pour tous les gouvernements, pour tous les événements terribles ou touchants, simples ou compliqués, était une adoption puérile qui n'avait pu être consacrée que par les copistes d'un art qu'ils n'ont point eu le génie de modifier, tous adorateurs serviles de ce qui avait été fait avant eux, et absolument dépourvus d'invention.

On ridiculise donc avec justice cette gêne continuelle dans le choix des sujets et dans la disposition de la fable, cette foule d'entrées et de sorties vagues et forcées, qui resserrent une action étendue, dont la marche libre eût paru conforme aux faits, et pour tout dire, raisonnable.

Le poëte assujetti a coupé le tableau historique pour le faire entrer dans le cadre des règles. Quelle inconcevable maladresse! On rit quand on voit un auteur tragique prendre sans façon deux ou trois pièces grecques pour en composer une à sa fantaisie; abattre une tête qui lui déplaît pour en coller une autre sur le tronc de tel personnage; confondre les parentés des descendants d'Atrée et d'OEdipe, sans craindre l'animadversion de ces princes décédés; traiter indifféremment un sujet anglais, allemand, russe, turc, ou tartaro-chinois; ne daigner jamais lire son original, ni l'histoire du temps, ne vouloir que le titre, et débiter hardiment sa composition étrange sous l'enseigne de tragédie. On affiche le monstre sous cette dénomination, et le

monstre a son passe-port; mais les gens sensés vont voir par curiosité de quelle manière un poëte français défigure l'histoire, l'idiôme, le génie, le caractère de tous les peuples du monde, à l'aide de quelques vers ronflants.

Il est vraiment plaisant de voir ces conspirations d'écoliers, de prêter l'oreille à ces conjurés qui apprêtent le poignard ou la coupe empoisonnée; de voir un acteur en instruire un autre, en rimes très-sonores, de sa généalogie, de sa naissance, de l'histoire de ses parents; d'examiner ces rois tous agissant et parlant de même, n'ayant aucune physionomie distincte, dont, pour plus grande commodité, le poëte a fait des despotes altiers environnés de gardes, comme s'il n'y avait au monde que cette forme asiatique. Et voilà le fantôme que la nation, par une sotte habitude, adore sous le nom de goût. Elle affecte du mépris pour tout ce qui n'est pas de son crû littéraire ; et dans ces faibles linéaments, où le français seul a reconnu la figure humaine, il a défié néanmoins ses voisins, et semblable au moucheron de la fable, il a sonné la charge et la victoire, en publiant que lui seul avait un théâtre tragique.

Tout philosophe, c'est-à-dire celui qui consulte la nature et les hommes au lieu des journalistes et des académiciens, sourit de pitié en démêlant le faux, le bizarre, et le ton mensonger de notre tragédie.

Quoi, se dit-il, nous sommes au milieu de l'Europe, scène vaste et importante des événements les plus variés et les plus étonnants, et nous n'avons pas encore un art dramatique à nous? Nous ne pouvons composer sans le secours des Grecs, des Romains, des Babyloniens, des Thraces? Nous allons chercher un Agamemnon, un OEdipe, un Thésée, un Oreste, etc.? Nous avons découvert l'Amérique, et cette découverte subite a fondu deux mondes en un, a créé mille nouveaux rapports? Nous avons l'imprimerie, la poudre à canon, les postes, la boussole, et avec les idées nouvelles et fécondes qui en résultent, nous n'avons pas encore un art dramatique à nous? Nous sommes

environnées de toutes les sciences, de tous les arts, des miracles multipliés de l'industrie humaine; nous habitons une capitale peuplée de neuf cent mille âmes, où la prodigieuse inégalité des fortunes, la variété des états, des opinions, des caractères, forment les contrastes les plus énergiques et les plus piquants; et tandis que mille personnages divers nous environnent avec leurs traits caractéristiques, appellent la chaleur de nos pinceaux, et nous commandent la vérité, nous quitterions aveuglément une nature vivante, où tous les muscles sont enflés, saillants, pleins de vie et d'expression, pour aller dessiner un cadavre grec ou romain, colorer ses joues livides, habiller ses membres froids, le dresser sur ses pieds tout chancelant, et imprimer à cet œil terne, à cette langue glacée, à ces bras raidis, le regard, l'idiôme et les gestes qui sont de convenance sur les planches de nos tréteaux? Quel abus du mannequin!

Si ce n'est point là la plus nombreuse des farces, c'est assurément la plus ridicule, ou plutôt c'est l'oubli le plus impardonnable des plaisirs de nos nombreux concitoyens et des tableaux vivants et instructifs qu'ils demandent. Faut-il alors s'étonner si la multitude ne connaît seulement pas le nom de nos auteurs tragiques?

Il n'y a presque plus que les gens de lettres qui soient infatués de ces esquisses imparfaites, et qui s'en occupent avec un stérile déluge de paroles; mais tandis qu'ils sont fort habiles à multiplier d'oiseuses dissertations, l'art n'en fait pas un seul pas de plus. Nos tragédies continuent à n'offrir que des reflets pâles, une imitation servile; et la génération actuelle de nos auteurs attestera à la suivante, l'opiniâtreté du goût le plus faux et le plus déraisonnable.

Jeunes écrivains, voulez-vous connaître l'art, voulez-vous le faire sortir des bornes puériles où il est enchaîné? laissez-là les périodistes et leurs préceptes cadavéreux. Lisez Shakespeare, non pour le copier, mais pour vous pénétrer de sa manière grande et aisée, simple, naturelle, forte, éloquente; étudiez-le

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