LXXV. Mystifier, mystification. Mots nouveaux parmi nous, et qu'on ne saurait expliquer que par des exemples. On doit leur création au caractère du petit Poinsinet, qui, après avoir fait des opéras comiques à Paris, se noya par accident dans le Guadalquivir. Versificateur, belesprit, et d'une crédulité inconcevable, il alliait à du talent une singulière ignorance des choses les plus communes. Personnage remarquable par les contrastes qu'il offrait, il était doué de saillies heureuses, fines, épigrammatiques, et la simplicité de son caractère était sans bornes. Une société de persiffleurs, qui avaient peu de charité, abusèrent de sa pleine confiance, qui se mêlait d'ailleurs à beaucoup de vanité; toutes les femmes étaient amoureuses de lui, parce qu'il avait eu les faveurs de quelques actrices; on partit de là pour lui assigner de faux rendez-vous, où on lui persuada qu'il était invisible et métamorphosé en cuvette. Plus on le maltraitait, plus il pensait qu'on ne pouvait faire de tels outrages à sa personne, qu'à raison de son invisibilité. On raconte qu'on lui proposa d'acheter la charge d'écran chez le roi, et pendant quinze jours il accoutuma ses jambes à pouvoir soutenir l'ardeur d'un brasier; qu'on lui offrit la place de gouverneur du fils du roi de Prusse, et qu'on lui fit signer qu'il n'adoptait aucune religion. On lui annonça un jour qu'il devait être reçu membre de l'académie de Pétersbourg, pour avoir part aux bienfaits de l'impératrice; mais qu'il fallait préalablement apprendre le russe, parce qu'il pourrait fort bien être mandé à la cour, il crut étudier le russe, et il se trouva au bout de six mois, qu'il avait appris le bas-breton. On lui fit accroire qu'il avait tué un homme en duel, lorsqu'à peine il avait tiré son épée, et qu'il avait été condamné à être pendu; on lui fit lire sa sentence imprimée, un faux crieur la hurlait sous sa fenêtre ; et Poinsinet de se couper les cheveux, de se déguiser en abbé, de pleurer à chaudes larmes, de se cacher; puis le roi lui donnait sa grâce, comme à un grand poëte cher à la nation. Enfin, l'on poussa la cruauté jusqu'à lui dépêcher un dentiste qui lui arracha une dent malgré lui, en lui soutenant qu'il avait été appelé la veille par lui-même, avec ordre de vaincre sa résistance. Il crut que des carpes, des brochets, avaient parlé à l'oreille d'un convive qu'on donnait pour un grand voyageur, et il n'en fût pas totalement désabusé, même lorsqu'il eût reconnu les premières tromperies. Il disait, on m'a bien abusé, mais j'ai vu le brochet s'élancer du plat et parler à l'oreille du voyageur. C'était celui qui avait joué son rôle avec le plus intrépide sang-froid. Dans les soupers de Paris, l'on raconte fréquemment ces mystifications qui, quoiqu'un peu vieilles, épanouissent la rate; on les jugerait incroyables, elles n'en sont cependant pas moins vraies. On ne conçoit pas comment une tête humaine a pu réunir de telles disparates, faire la jolie comédie du Cercle, plusieurs couplets ingénieux, et être en même temps la dupe constante des gens qui avaient moins d'esprit que lui (1).. Ces mauvais railleurs qui poussèrent trop loin la plaisanterie, ont mis une espèce de gloire à publier leurs faciles triomphes (1) Jean Monet, qui fut directeur de l'ancien Opéra-Comique, à la suite de ses Mémoires, a publié un long récit des mystifications dont ce pauvre Poinsinet fut la victime. En tête des mauvais plaisants qui faisaient état de le persécuter incessamment, figurent Préville, Bellecour, Fréron, Palissot, l'avocat Coqueley de Chaussepierre, Lacoste, et Poinsinet de Sivry, auteur de Briséis et cousin du trop confiant poëte. La vie de Poinsinet est une longue farce, qui finit assez piteusement par une catastrophe. Comme sa mort ne précéda que de peu celle de l'acteur Taconnet, ce roi des ivrognes, on leur fit cette épitaphe commune: Dans trop d'eau s'éteint Poinsinet, Et dans trop de vin Taconnet. (Nole de l'éditeur.) sur l'imbécillité native du pauvre auteur; et ne tombaient-ils pas eux-mêmes, en se targuant de pareils faits, en les narrant avec orgueil, dans une sorte de mystification assez plaisante, puisqu'ils ont cru que ces mensonges devaient leur faire beaucoup d'honneur, et constater leur renommée ? On les a vu y mettre une prétention risible, se disputer entr'eux à qui avait le mieux trompé ce malheureux poëte, leur confrère; comme si c'était là une preuve réelle de supériorité. J'ai donc vu mystifier un de ces mystificateurs, qui mettait dans son récit la plus grande emphase: et je m'en suis réjoui. Des railleurs plus fins et plus agréables imaginèrent un singulier complot, mais qui n'avait rien d'outré ni de cruel : c'était de faire accroire à Crébillon fils, qu'il avait perdu cet esprit facile, léger, délicat, bonnement caustique (dans un juste degré), qui le distinguait avantageusement et le rendait si aimable dans les sociétés. Plus on a de cet esprit, moins on y croit. Crébillon fils, dans un souper, voyant tous ses amis hausser les épaules à chaque mot qu'il disait, s'imagina n'avoir proféré que des sottises, lorsqu'il avait été plus brillant que jamais. Il tomba dans un fauteuil, et s'écria douloureusement: « Il est donc vrai, mes << amis, que je n'ai plus d'esprit! Hélas, il y a quelques temps << que je m'en suis aperçu ! Mais pourquoi m'avez-vous laissé << parler? Souffrez-moi tel que je suis; car il m'est impossible << de me séparer de vous, quoique je ne sois plus digne d'assister « à vos entretiens. >> Cette charmante bonhommie révélait une âme candide et sans orgueil. Il n'en fût que plus cher à ses amis qui l'embrassèrent, en lui certifiant qu'il était toujours aussi spirituel que bon. Et quel était cet homme crédule? L'auteur qui a vu finement dans le caractère et dans le cœur des femmes, et qui leur a appris souvent à se connaître elles-mêmes. LXXVI. Procureurs, huissiers, Si vous avez dans votre maison un endroit sale, obscur, fétide, mal-propre, plein d'ordures, les souris et les rats s'y logent infailliblement. Ainsi dans la fange et le cahos abominable de notre jurisprudence, on a vu naître la race rongeante des procureurs et des huissiers. Ils se plaisent dans les détours ténébreux de la chicane; ils vivent grassement dans le labyrinthe de la procédure: il faut les y suivre malgré vous; vous êtes forcé de vous soumettre à leur ministère. Ces paperasseurs ont acheté la déplorable charge qui en fait des vampires publics et privilégiés; mais comme le premier mal est dans une législation contradictoire et embrouillée, le praticien se rit de la misère du plaideur et tient au vice antique qui lui est si profitable. Notre jurisprudence n'est qu'un amas d'énigmes prises au hasard dans les ouvrages de quelques jurisconsultes d'une nation étrangère; et quand les coutumes et les lois différentes sont privées de clarté, ne vous étonnez pas des monstruosités de la procédure. Entrez dans un greffe de procureur, appelé improprement étude huit à dix jeunes gens piquant la dure escabelle, sont occupés à gratter du papier timbré du matin au soir. Bel emploi ! Ils copient des avenirs, des exploits, des significations, des requétes; ils grossoient. Qu'est-ce que grossoyer? C'est l'art d'alonger les mots et les lignes, pour employer le plus de papier possible, et le vendre ainsi tout barbouillé aux malheureux plaideurs; de sorte qu'on puisse en former des dossiers épais. Et qu'est-ce qu'un dossier ? C'est la masse bizarre de ces épouvantables procédures. Et un dossier épais, que coûte-t-il bien? Sept à huit mille francs pour commencer à éclaircir un peu les choses. Mais toutes ces paperasses servent-elles du moins au juge? Jamais. Quand il y a un rapporteur, son secrétaire fait sur une feuille volante un extrait de ces énormes grosses, et toutes les raisons du procureur restent au fond du sac: ainsi ce déluge d'écritures ne servira pas même dans la cause dont il s'agit, le juge ne verra que l'extrait du secrétaire fidèle ou infidèle; et voilà ce qu'on appelle l'instruction chez un peuple civilisé, ou soi-disant tel. Le procureur dans son greffe est environné de ces dossiers érigés en trophées et qui montent jusqu'au plancher, à peu près comme le sauvage de l'Amérique s'environne dans sa hutte, et suspend autour de lui les chevelures de ceux qu'il a scalpés. Il y a environ huit cents procureurs, tant au Châtelet qu'au parlement, sans compter cinq cents huissiers exploitants; et tout cela vit de l'encre répandue à grands flots sur le papier timbrés. Dites à un praticien qu'il y a plusieurs pays en Europe, où la justice se rend sans le fatal ministère d'un procureur ; où les frais de justice sont nuls, pour ainsi dire; où des pacificateurs, dans le vestibule du temple de la justice, vous arrètent avec un intérêt tendre, prennent à cœur d'arranger les parties et y parviennent ordinairement. Le praticien levera les épaules, sonnera et dira à son clerc, grossoyez, multipliez les incidents, et songez que la philosophie est dangereuse. Les brigandages qui s'exercent dans ces greffes poudreux sont légitimés par les friands amateurs d'épices; on ne se fait point la guerre, on partage paisiblement le tiers des successions. Ils sont toujours en noir, disait un paysan: savez-vous pourquoi? C'est parce qu'ils héritent vraiment de tout le monde. Il faut que le brigandage soit porté loin, pour qu'il soit réprimé. Les procureurs en sont presque toujours quittes à l'audience pour des sarcasmes de la part des avocats, et des menaces d'interdiction de la part des juges. L'un d'eux disant un jour au plus effronté: maître un tel, vous êtes un fripon. |