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sincèrement pouvoir tenir. Il y a plus de péril pour elles que pour les filles d'une classe plus relevée; déjà des séducteurs opulents et libertins viennent les reconnaître à l'église, où elles implorent les secours de la grâce contre les attentats du vice; l'œil du vice les convoite, lorsqu'elles baissent modestement les yeux. Le souffle empoisonné du vice, ne cherche qu'à ternir leur pure haleine; le débauché sourit en contemplant d'une main l'or qui doit séduire la jeune quêteuse, tandis que de l'autre il met une pièce d'argent dans la bourse des pauvres qu'elle lui offre ; il ne lui fait cette aumône que pour la contempler de plus près. Ah! du moins, que le sentiment de la charité qui brille sur son visage ne l'abandonne point, quand l'opulence du séducteur lui aura enlevé une autre vertu ! Voilà le vœu qu'on est réduit à former, en songeant que ces innocentes et pauvres beautés vont tomber au milieu des piéges dont le libertinage a fait tout à la fois une étude, un art et un triomphe.

Le bourgeois de la troisième classe, qui est immédiatement au dessus de la petite bourgeoisie dont je parle, à l'exemple des grands, s'avise aujourd'hui d'avoir des jours marqués pour recevoir sa société. La base et les remparts de ces sociétés, où l'on joue aux cartes, sont de vieilles femmes et de vieilles filles ; c'est dans un cercle de cette espèce que la médisance donne ses plus chers rendez-vous. Là l'humeur domine, parce que l'âge a enlevé les agréments de la figure. Les veuves opulentes, les demoiselles surannées, les ménagères de la paroisse, parlent toutes ensemble. Là règnent des idées si différentes de celles qui dominent ailleurs, qu'on croit avoir rétrogradé d'un demi-siècle. Le raisonnement est aussi vieux que l'ameublement de la chambre, et les figures s'accordent à merveille avec les personnages des tapisseries. On peut deviner quel sera l'entretien de telles assemblées à la forme des tables, des chaises et des fauteuils.

Dans les salons d'un petit goût moderne, et nouvellement orné, les femmes sont aussi légères et spirituelles qu'elles sont pesantes d'ailleurs ; elles se piquent aujourd'hui de faire les char

mes et les délices de la société; plus sociables, plus éclairées qu'autrefois, et s'étant montées au ton des hommes, elles rivalisent avec leur génie.

LXXIII.

Canne.

Elle a remplacé l'épée, qu'on ne porte plus habituellement. On court le matin, une badine à la main; la marche en est plus leste, et l'on ne connaît plus ces disputes et ces querelles si familières il y a soixante ans, et qui faisaient couler le sang pour de simples inattentions. Les mœurs ont opéré ce grand changement bien plus que les lois. On n'aurait réussi qu'avec peine à interdire le port des armes : le Parisien s'est désarmé de luimême pour sa commodité et par raison. Le duel était fréquent, il est devenu rare. Les lois sévères de Louis XIV n'ont pas eu autant de force sur les esprits que la double et paisible lumière de la philosophie. Les Parisiens ont senti qu'ils ne doivent pas se déchirer comme des bêtes féroces, pour une chimère qu'on appelle point d'honneur. On se contredit, on se dispute, on y met quelquefois un peu d'aigreur ; mais on ne croit pas qu'on doive pour cela se couper la gorge.

Les femmes ont repris la canne qu'elles portaient dans le onzième siècle. Elles sortent et vont seules dans les rues et sur les boulevards, la canne à la main. Ce n'est pas pour elles un vain ornement; elles en ont besoin plus que les hommes, vu la bizarrerie de leurs hauts talons qui ne les exhaussent que pour leur ôter la faculté de marcher.

La canne à bec de corbin, qui accompagnait fidèlement la perruque à trois marteaux, disparaît peu à peu, et ne se verra bientôt plus que dans la main du contrôleur ou directeur général des finances, qui seul est dans l'usage d'entrer ainsi chez le roi. Nul autre n'y peut porter la canne.

Voilà une distinction. Et pourquoi cette canne, dans une main habile et intègre, serait-elle inférieure au bâton de maréchal de France?

Les poëtes seront embarrassés à placer dans leurs vers la canne du contrôleur général, avec laquelle il doit gourmander la cupidité financière; mais ils useront d'une belle métaphore, pour exprimer poétiquement cette canne qui soutient quelquefois le sceptre et les bâtons.

LXXIV.

Orgues.

Les orgues doivent plutôt exciter la dévotion qu'une joie profane; ce n'est pas moi qui le dis, c'est le concile de Cologne 1536. Les orgues ne joueront que des airs pieux; c'est encore du concile d'Augsbourg 1548. Durant l'élévation de l'hostie et du calice, et jusqu'à l'agnus Dei, les orgues ne doivent point jouer : cela me fâche un peu; mais voyez le concile provincial de Trèves 1549.

Tout a changé au jour que j'écris. On joue durant l'élévation de l'hostie et du calice, des arriettes et des sarabandes; et au Te Deum et aux vêpres, des chasses, des menuets, des romances, des rigodons. Où est donc cet admirable Daquin qui m'a ravi tant de fois! Il est mort en 1772, et l'orgue avec lui. Son ombre semble pourtant voltiger quelquefois sur la tête de Couperin.

L'abus presque général de n'avoir que des passages sous les doigts, et cela par défaut de génie et d'application, cet abus est devenu si criant, que les chansons ont prévalu sur l'orgue, de manière qu'il n'a plus rien de cette majesté convenable à un temple. Les noëls même, que Daquin variait parfaitement, on les défigure à présent au point que ce ne sont plus que des PontsNeufs grossiers; on n'y reconnaît seulement pas le chant.

L'orgue est le roi des instruments; il les contient tous. Cliquot, le seul excellent facteur qui existe, a beaucoup perfectionné cette étonnante machine. Le réception de son orgue de Saint-Sulpice, faite cette année 1781, nous rappelle ce qui s'est passé à la sainte Chapelle de Paris en pareille occasion. Daquin fut arbitre; ce musicien âgé de soixante et quinze ans fit des miracles; tous les auditeurs criaient, son génie est plus fort que jamais, et il a ses doigts de vingt ans. C'était le cygne mélodieux qui chantait si bien avant de mourir : Daquin était au tombeau trois mois après. Nous connaissons trois traits de la vie de ce grand artiste, qui paraissent fort extraordinaires et qui n'en sont pas moins vrais. Musicien né, il composa à huit ans un motet à grand chœur et symphonie. On fut obligé de le mettre sur une table pour en battre la mesure. Il y avait foule; et l'exécution finie, on pensa étouffer de caresses un enfant si rare.

A la messe de minuit de Noël, Daquin imita si parfaitement sur l'orgue le chant du rossignol, sans que le couplet dans lequel il le faisait entrer parût gêné en rien de cette addition, que l'extrême surprise fut universelle. Le trésorier de la paroisse envoya le suisse et les bedeaux à la découverte dans les voûtes et sur le faîte de l'église point de rossignol, c'était Daquin qui l'était.

Lorsqu'on rétablit l'orgue de Saint-Paul, le facteur ne laissa que le positif, c'est-à-dire, un très-petit orgue pour toucher l'office. Il n'y avait plus de trompettes, ni de pédales, un seul clavier restait; la carcasse du grand orgue était absolument vide. Cependant Daquin toucha son Te Deum la veille de SaintPierre, et les auditeurs furent encore plus nombreux, par rapport à la rareté du fait. On ne s'aperçut point que tant de jeux manquassent. Les accompagnements paraissaient y être, et l'on entendit ronfler la pédale de flúte, quoiqu'elle n'existât plus. Grand bruit entre les facteurs qui étaient présents. - Mais vous avez laissé la pédale, disait-on à Cliquot. Non, je vous jure.

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Mais cela est impossible. — Puis un gros pari. Le Te Deum fini,

on monte à l'orgue, on examine, on cherche, on ne trouve rien

que l'homme singulier, qui venait de tromper si victorieusement ceux même qui fabriquent l'instrument.

L'orgue une fois réparé et augmenté de bombardes, on annonce dans les papiers publics la fête de Saint-Paul : nous y étions; prodigieuse affluence! Il faut ici des détails : tout était plein à ne pouvoir se remuer: choeur, nef, bas-côtés, chapelles latérales, chapelles éloignées, les deux sacristies, les galeries d'en haut, l'escalier de l'orgue, les passages, le devant du portail. Les carrosses tenaient toute la rue Saint-Antoine jusqu'aux Célestins. Ce fut ce jour-là que Daquin, plus sublime que jamais, tonna dans le Judex crederis, qui porta dans les cœurs des impressions si vives et si profondes, que tout le monde pâlit et frissonna.

M. Dauvergne, actuellement à la tête de l'opéra, fut si vivement frappé, qu'il sortit des premiers, et courut vite confier au papier les traits sublimes qu'il venait d'entendre. Il les a tous placés dans son beau Te Deum à grand chœur.

Il y a eu des organistes; mais Daquin est Daquin. Nous rendons cet hommage à ce célèbre artiste, pour mieux encourager ses successeurs. Il a laissé un fils qui cultive les lettres honorablement.

L'orgue, a dit Gresset, attire l'impie étonné dans nos temples. L'archevêque de Paris a défendu les Te Deum du soir et les messes de minuit en musique, dans deux églises de Paris, Saint-Roch et l'abbaye Saint-Germain, à cause de la multitude qui venait pour entendre l'organiste, et qui ne conservait pas le respect dû à la sainteté du lieu. Il est bien inconcevable que des catholiques se portent à des profanations aussi scandaleuses, tandis que les réformés sont si respectueux dans leurs églises. Les premiers cependant admettent encore plus positivement que les seconds. la présence réelle de la Divinité; mais les fêtes nocturnes sont toujours un peu licencienses, c'est l'effet des ténèbres. Il se passera toujours bien moins de désordres en plein jour.

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