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L'eau-de-vie alors coule à grands flots dans les tavernes. Cette eau-de-vie est mélangée d'eau, mais fortement aiguisée par du poivre-long. Les forts de la halle et les paysans s'abreuvent de cette liqueur; les plus sobres boivent du vin. C'est un bourdonnement continu. Ces marchés nocturnes se passent dans les ténèbres. On croirait voir un peuple qui fuit les rayons du soleil, et qui l'a en horreur.

Les commis de la marée ne voient jamais, pour ainsi dire, l'astre du jour, et ne se retirent que quand les réverbères pâlissent mais si l'on ne se voit pas, on s'entend, car l'on crie à tue-tête; et dans la confusion de ces clameurs universelles, il faut bien posséder l'idiôme du lieu, pour savoir d'où part la voix qui vous interpelle. Les mêmes scènes se passent à la même heure au quai de la Vallée. Il s'agit là de lièvres, de pigeons, au lieu de saumons et de harengs.

Ce tumulte non-interrompu forme un contraste avec le sommeil qui occupe le reste de la ville; car à quatre heures du matin il n'y a plus que le brigand et le poëte qui veillent.

A six heures, les boulangers de Gonesse, nourriciers de Paris, apportent deux fois la semaine une très-grande quantité de pains il faut qu'ils se consomment dans la ville; car il ne leur est pas permis de les remporter.

Bientôt les ouvriers s'arrachent de leur grabat, prennent les instruments de leur profession, et vont aux ateliers.

Le café au lait (qui le croirait?) a pris faveur parmi ces hommes robustes.

Au coin des rues, à la lueur d'une pâle lanterne, des femmes portent sur leur dos des fontaines de fer-blanc, en servent dans des pots de terre pour deux sols. Le sucre n'y domine pas, mais enfin l'ouvrier trouve ce café au lait excellent. S'imaginerait-on que la communaté des limonadiers déployant des statuts, a tout fait pour interdire ce trafic légitime? Ils prétendaient vendre la même tasse cinq sols dans leurs boutiques de

glaces. Mais ces ouvriers n'ont pas besoin de se mirer en prenant leur déjeuner.

Au reste, l'usage du café au lait a prévalu et est si répandu parmi le peuple, qu'il est devenu l'éternel déjeuner de tous les ouvriers en chambre. Ils ont trouvé plus d'économie, de ressources, de faveur dans cet aliment que dans tout autre. En conséquence, ils en boivent une prodigieuse quantité; ils disent que cela les soutient le plus souvent jusqu'au soir. Ainsi, ils ne font plus que deux repas; le grand déjeuner et la persillade du soir, dont j'ai parlé ailleurs.

Le matin, les libertins sortent de chez les filles publiques, pâles, défaits, emportant la crainte plutôt que le remords, et ils gémiront tout le jour de l'emploi de la nuit ; mais la débauche ou l'habitude est un tyran qui les saisira le lendemain, et qui les traînera à pas lents vers le tombeau.

Les joueurs, plus pâles encore, sortent des tripots obscurs ou renommés; les uns se frappant la tête et l'estomac, jettant au ciel des regards désespérés; les autres se promettant de revenir à la table qui les a favorisés, mais qui doit les trahir le lendemain.

Les lois prohibitives ne feront rien contre cette malheureuse passion, mise en activité par cette soif de l'or, qui s'est manifestée dans tous les rangs et que les gouvernements autorisent eux-mêmes sous le nom de loteries, mais qu'ils proscrivent sous une autre dénomination.

Le marteau du forgeron et du maréchal-ferrant trouble quelquefois le sommeil du matin, pour les paresseux qui sont encore au lit. Si l'on en croyait nos sybarites, on reléguerait hors des villes tous les artisans qui font frémir la lime mordante; il ne serait plus permis au chaudronnier de battre ses marmites, au charron de cercler la roue d'un fer durable, aux différentes professions qui courent les rues, d'élever ces voix aigres et retentissantes qui se font entendre au sommet et jusque sur le derrière des maisons. Il faudrait que le bruit de la cité fût enchaîné

de toute part, pour protéger leur oisive mollesse, et que, le calme du silence environnant leur paisible alcove, tous ces voluptueux pussent presser leur plume oiseuse jusqu'à la douzième heure, lorsque le soleil est au haut de sa carrière. Par une suite du même esprit, ils ne voudraient pas sentir la boutique du chapelier, à cause de l'odeur de la foule; ni celle du corroyeur, à cause des huiles; ni celle du vernisseur; ni celle du parfumeur, quoiqu'ils fassent usages de ses cosmétiques; ni celle des vapeurs de tabac, qui les fait éternuer involontairement lorsqu'ils passent. Si l'on écoutait toutes les prétentions de ces riches, il n'y aurait que des portes cochères dans la capitale, et l'on matelasserait les rues jusqu'à une heure, c'est-à-dire, jusqu'au temps où ils quittent l'édredon ou la chaise longue; les cloches ne devraient plus retentir dans les airs, et le tambour des gardes, en passant sous leurs fenêtres, devrait être muet: car il n'appartient qu'à leurs équipages de faire du bruit en roulant sur le pavé, et de réveiller à deux heures du matin ceux qui dorment.

Les dix, les vingt, les trente du mois, on rencontre, depuis dix heures jusqu'à midi, des porteurs avec des sacoches pleines d'argent, et qui plient sous le fardeau : ils courent comme si une armée ennemie allait surprendre la ville; ce qui prouve qu'on n'a point su créer parmi nous le signe politique et heureux qui remplacerait ces métaux, lesquels au lieu de voyager de caisse en caisse, ne devraient être que des signes immobiles.

Malheur à celui qui a une lettre de change à payer ce jour-là, et qui n'a point de fonds! Heureux encore celui qui l'a payée, et qui reste avec un écu de six livres !

A peu près tous les ans, vers le milieu de novembre, surviennent des indispositions catharrales occasionnées par la présence subite d'une atmosphère humide et froide, et des brouillards qui suppriment la transpiration. Plusieurs en meurent; mais le Parisien qui rit de tout, appelle ces rhumes dangereux

la grippe, la coquette; et le rieur, trois jours après, est grippé lui-même, et descend au tombeau.

Le passage des appartements chauds et des salles de spectacles au grand air, rend cette suppression de transpiration presque inévitable. La méthode nouvelle de porter de grands manteaux est excellente: on se met de cette manière à l'abri de l'impression du froid; un prompt exercice en serait encore le plus sûr préservatif. Les femmes qui sont obligées d'attendre quelque temps leurs voitures, ces femmes charmantes et délicates que je vois frissonner le long des escaliers et sous les portiques, devraient penser que leurs pelisses ne sont pas suffisantes pour les garantir de tout accident.

LXVIII.

Les dimanches et fêtes.

Il n'y a plus que les ouvriers qui connaissent les fêtes et dimanches. La Courtille, les Porcherons, la Nouvelle-France se remplissent ces jours-là de buveurs. Le peuple y va chercher des boissons à meilleur marché que dans la ville. Plusieurs désordres en résultent; mais le peuple s'égaie, ou plutôt s'étourdit sur son sort; et ordinairement l'ouvrier fait le lundi, c'est-à-dire, s'enivre encore pour peu qu'il soit en train.

Le bourgeois qui a besoin d'économie, ne sort pas des barrières. Il va se promener assez ennuyeusement aux Tuileries, au Luxembourg, à l'Arsenal, aux Boulevards. Si dans ces promenades il y a une seule robe retroussée, pariez que c'est une femme de province qui la porte.

Le peuple va encore à la messe, mais il commence à se passer des vêpres, que le beau monde appelle l'opéra des gueux. Il faut qu'il reste debout dans les églises, ou qu'il paye une chaise. Cela est très-mal vu; on lui demandera six sous pour entendre un sermon assis. Les temples sont donc déserts, excepté dans

les grandes solennités où les cérémonies le rappellent. Quoi ! de l'argent encore pour entendre l'office divin!

Pendant l'octave de la Fête-Dieu, il y a toujours beaucoup d'affluence au salut et à l'exposition du Saint-Sacrement : il est vrai que c'est pour la petite bourgeoisie un prétexte de sortir et de se promener à la tombée du jour, dans une belle saison. Les jeunes filles surtout sont fort dévotes au salut et à la bénédiction du soir; en général le dimanche est précieux pour elles. L'amour fait son profit des vacances ordonnées par l'église.

Le magnifique jardin des Tuileries est abandonné aujourd'hui pour les allées des Champs-Élysées. On admire les belles proportions et le dessin des Tuileries; mais aux Champs-Élysées, tous les âges et tous les états sont rassemblés : le champêtre du lieu, les maisons ornées de terrasses, les cafés, un terrain plus vaste et moins symétrique, tout invite à s'y rendre.

Il est singulier que, dans les états catholiques, le dimanche soit presque partout un jour de désordre. On a supprimé enfin à Paris, quatorze jours de fétes par an; autant d'enlevé à l'ivrognerie et à la débauche crapuleuse.

Un savetier voyant un jeudi, au coin d'une borne, un sergent ivre qu'on tâchait de relever et qui retombait lourdement sur la pierre, quitta son tire-pied, se posta devant l'homme chancelant, et après l'avoir contemplé, dit en soupirant: Voilà cependant l'état où je serai dimanche!

Ce trait qui ne doit pas être dédaigné du philosophe, appartient, à ce qui me semble, à la connaissance du peuple, et même à celle du cœur humain; car il est très-applicable à la logique des passions.

Au reste, les dimanches et fêtes s'annoncent par la fermeture des boutiques. On voit sortir de bonne heure les petits bourgeois tout endimanchés, qui se hâtent d'aller à la grand'messe pour avoir le reste du jour à eux. Ils arrangent un dîner à Passy, à Auteuil, à Vincennes ou au bois de Boulogne.

Les gens du bon ton ne sortent pas ces jours-là, fuient les

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