celui qui avait moins bien étudié que lui, ou moins bien connu l'esprit du peuple. Les marches du pont Neuf s'usent visiblement vers le milieu, et en peu d'années, sous les pieds des innombrables passants. Elles deviennent glissantes, et l'on est obligé de les renouveler. Des marchands d'oranges et de citrons ont, au milieu du pont, des boutiques qui forment un coup d'œil agréable: car ce fruit est aussi sain qu'il est beau. IV. Le guct. La sûreté de Paris, pendant la nuit, est l'ouvrage du guet et de deux ou trois cents mouchards qui battent le pavé, qui reconnaissent et qui suivent les gens suspects; c'est pendant la nuit que se font tous les enlèvements de police. Les falots, répandus çà et là, ne laissent pas que d'intimider les brigands; de sorte que les rues de Paris sont sûres la nuit comme le jour, à quelques accidents près; accidents inévitables, quand on songe à la foule des hommes désespérés qui n'ont plus rien à perdre. On rossait autrefois le guet, et c'était même un amusement que se procuraient les jeunes gens de famille et les mousquetaires; on cassait les lanternes, on frappait aux portes, on faisait tapage dans les mauvais lieux, on enlevait le souper qui sortait du four, et l'on claquait la servante; on déchirait ensuite la robe du commissaire. On a réprimé ces excès avec tant de sévérité, qu'il n'est plus question de pareils jeux : la jeunesse. n'est plus réputée indisciplinable, et rien n'excuserait aujourd'hui la violente incartade d'une tête écervelée. Ce n'est pas là un des petits avantages de la capitale. L'âge mûr n'a rien à craindre de l'âge bouillant. Un magistrat a dit qu'il voulait que le pavé de Paris fût respecté comme le sanctuaire et le tabernacle: il a raison, et il a bien dit. La civilisation est presque perfectionnée de ce côté-là; on n'a rien à craindre de l'insolence et de l'ivresse, parce que la mainforte n'est pas éloignée. On l'appelle à son secours, et on obtient ordinairement prompte justice. Pierre le Cruel, qui passe pour avoir aimé la justice, en a donné une bonne preuve, à ce qu'a dit un historien espagnol. Il se plaisait à courir les rues la nuit. Une fois qu'il faisait tapage, un garde de nuit, croyant rencontrer un particulier, le battit vigoureusement; le roi le tua. La justice, le lendemain, fit des perquisitions contre l'auteur du meurtre. Une bonne femme, qui avait reconnu le roi, l'accusa. Les magistrats en corps allèrent lui porter des plaintes: le roi, pour satisfaire la justice, fit couper la tête à son effigie. On voit encore cette statue tronquée au coin de la rue où le meurtre fut commis. Cartouche a fait trembler la ville de Paris, pendant un assez long espace de temps; un pareil chef de voleurs, eût-il encore plus d'audace et de ressources, n'aurait pas de nos jours un tel avantage. Une correspondance non interrompue entre le magistrat et ses préposés opère la connaissance suivie de tout ce qui se passe; et l'on prévient des désordres autant qu'on en punit. Les recherches, informations et vérifications aboutissent à un centre où se réunit tout ce qui intéresse la sûreté publique. Indépendamment de ces soins, les lanternes et réverbères, les différents corps de garde distribués, et, comme je l'ai déjà dit, les falots errant de tous côtés, ont prévenu une infinité d'accidents. On ne saurait trop multiplier les précautions, surtout à l'entrée des hivers. La machine est bien montée depuis cinquante ans; mais cette machine, comme toute autre, a ses moments de langueur. Si elle venait à s'arrêter, Paris serait en proie aux horreurs d'une ville prise d'assaut. La garde monte à près de quinze cents hommes; on peut s'enrôler et vieillir dans ce corps sans craindre les blessures; on peut y pousser sa carrière aussi loin qu'un moine qui boit, mange et digère; on en est quitte pour dormir le jour, au lieu de reposer la nuit. Quelquefois les soldats du guet maltraitent sans sujet ceux qu'ils arrêtent, et leur mettent les menottes d'une manière cruelle; on doit réprimer secrètement de pareils abus, et empêcher que les gardiens de la sûreté publique n'attentent impitoyablement au moindre citoyen, qui doit toujours être respecté, jusqu'à ce que les lois aient prononcé; car il peut être innocent avec toutes les apparences d'un homme coupable. V. Lieutenant de police. Un lieutenant de police est devenu un ministre important, quoiqu'il n'en porte pas le nom; il a une influence secrète et prodigieuse; il sait tant de choses, qu'il peut faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, parce qu'il a en main une multitude de fils qu'il peut embrouiller ou débrouiller à son gré: il frappe ou il sauve, il répand les ténèbres ou la lumière; son autorité est aussi délicate qu'étendue. On connaît ses fonctions; mais on ne sait peut-être pas qu'il s'occupe encore à dérober à la justice ordinaire une foule de jeunes gens de famille, qui, dans l'effervescence des passions, font des vols, des escroqueries ou des bassesses; il les enlève à la flétrissure publique: la honte en rejaillirait sur une famille cutière et innocente; il fait un acte d'humanité, en épargnant à des pères malheureux l'opprobre dont ils allaient être couverts car nos préjugés, sous ce point de vue, sont bien injustes et bien cruels. Le libertin est enfermé ou exilé, et ne passe point par la main du bourreau: ainsi la police arrache aux tribunaux des coupables qui mériteraient d'être punis; mais comme ces jeunes gens sont soustraits à la société, qu'ils n'y rentrent que quand leurs fautes sont expiées et qu'ils sont corrigés, la société n'a point à se plaindre de cette indulgence. On fera seulement la remarque qu'il n'y a guère de pendus que dans la classe de la populace: le voleur de la lie du peuple, sans famille, sans appui, sans protection, excite d'autant moins la pitié, qu'on s'est montré indulgent pour d'autres. On enlève tous les mois, sans beaucoup de façons, et sur le simple ordre d'un commissaire, trois à quatre cents femmes publiques; on met les unes à Bicêtre pour les guérir, les autres à l'hôpital pour les corriger. Celles qui ont quelque argent se tirent d'affaire. On voit passer toutes ces créatures, un certain jour du mois, devant le juge de police, seul juge en cette matière; elles lui font une révérence ou lui disent des injures; et il ne fait que répéter gravement: A l'hôpital, à l'hôpital. Cette partie de notre législation est très-vicieuse, parce qu'elle est très-arbitraire en effet, le secrétaire du lieutenant de police détermine seul l'emprisonnement, et sa durée plus ou moins longue. Les plaintes sont ordinairement portées par les gens du guet, et il est bien étonnant qu'un seul homme dispose ainsi de la liberté d'un si grand nombre d'individus. L'opprobre dans lequel ils sont tombés ne justifie pas cette violence; il serait facile de suivre une partie de la procédure usitée dans les cas ciminels, puisqu'il s'agit de la perte de la liberté; des filles innocentes, et que la timidité empêchait de répondre, se sont quelquefois trouvées confondues avec ces malheureuses. Le lieutenant de police exerce de même un empire despotique sur les mouchards qui sont trouvés en contravention, ou qui ont fait de faux rapports: pour ceux-là, c'est une portion si vile et si lâche, que l'autorité à laquelle ils se sont vendus a nécessairement un droit absolu sur leurs personnes. Il n'en est pas de, même de ceux qui sont arrêtés au nom de la police ils ont pu commettre des fautes légères; ils ont pu avoir des ennemis dans cette foule d'exempts, d'espions et de satellites, que l'on croit sur leur parole. L'œil du magistrat peut être incessamment déçu, et l'on devrait remettre à un examen plus sérieux la punition de ces délits; mais Bicêtre engloutit une foule d'hommes qui s'y pervertissent encore, et qui en sortent plus méchants qu'ils n'y étaient entrés. Avilis à leurs propres yeux, ils se précipitent ensuite dans les plus grands désordres. Je le répète, cette partie de notre législation est dans un chaos affreux : elle ressemble presque à celle qui détermine l'enlèvement des pauvres; mais on ne songe seulement pas à remédier à ces lois abusives, qui se sont formées sous l'œil des tribunaux légitimes sans qu'on puisse en connaître la validité, la sanction, ni l'origine. Il y a des moments où la police se relâche incroyablement, et c'est après quelques accidents célèbres qu'elle reprend sa vigueur. On caché et l'on étouffe tous les délits scandaleux, et tous les meurtres qui peuvent porter l'effroi et attester l'invigilance des préposés à la sûreté de la capitale. On enterre par ordre de la police les suicides, après la descente et le procès-verbal d'un commissaire; et l'on fait sagement si on publiait la liste, elle serait effrayante. Les accidents qui arrivent sur le pavé de Paris, ou par les voitures publiques, ou par la chute des tuiles, ou dans les bâtiments, sont de même ensevelis dans le silence. Si l'on tenait registre fidèle de toutes ces calamités particulières, l'épouvante ferait regarder avec horreur cette ville superbe. C'est à l'HôtelDieu, c'est à la Morgue, que l'on aperçoit les nombreuses et déplorables victimes des travaux publics, et d'une trop nombreuse population. Au reste, c'est un terrible et difficile emploi, que de conte |