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L'établissement de la petite poste a fait tort aux Savoyards. Ils sont moins nombreux aujourd'hui, et l'on dit que leur fidélité, si longtemps éprouvée, commence à n'être plus la même; mais ils se distinguent toujours par l'amour de leur patrie et de leurs parents.

Il est bien cruel de voir un pauvre enfant de huit ans, les yeux bandés et la tête couverte d'un sac, monter des genoux et du dos dans une cheminée étroite et haute de cinquante pieds; ne pouvoir respirer qu'au sommet périlleux; redescendre comme il est monté, au risque de se rompre le cou, pour peu que la vétusté du plâtre forme un vide sous son frêle point d'appui; et la bouche remplie de suie, étouffant presque, les paupières chargées, vous demander cinq sols, pour prix de son danger et de ses peines. C'est ainsi que se ramonnent toutes les cheminées de Paris, et des régisseurs n'ont enrégimenté ces petits malheureux que pour gagner encore sur leur médiocre salaire. Puissent ces ineptes et barbares entrepreneurs se ruiner de fond en comble, ainsi que tous ceux qui ont sollicité des priviléges exclusifs!

Ces Allobroges de tout sexe et de tout âge ne se bornent pas à être commissionnaires ou ramonneurs. Les uns portent une vielle entre leurs bras, et l'accompagnent d'une voix nasale. D'autres ont une boîte à marmotte pour tout trésor. Ceux-ci promènent la lanterne magique sur leur dos, et l'annoncent le soir au moyen d'une orgue nocturne, dont les sons deviennent plus agréables et plus touchants parmi le silence et les ténèbres. Les femmes, étalant leur étonnante fécondité, sous le masque de la laideur, vous montrent des enfants, et dans leur hotte, et pendus à leurs mamelles, et sous leur bras, sans compter ceux qu'elles chassent devant elles, le tout pour attirer les aumônes dégoûtantes, maigres, noires, et paraissant âgées, elles sont toujours grosses, et à pleine ceinture.

Les vielleuses des boulevards portent sur une gorge souillée un large cordon bleu qui quelquefois a servi à une majesté.

Ce cordon déchu leur sert de bandoulière. Ainsi les marques de dignité périssent ou retournent à leur véritable emploi.

Mais sortons des boulevards, où une foule de travailleurs vient, comme l'a dit un poëte :

De cette belle route à grands coups de massue,

En cailloux incrustés parqueter l'étendue.

LVIII.

Enfants devant leur père.

Rien n'étonne plus un étranger que la manière leste et peu respectueuse avec laquelle un fils parle ici à son père. Il le plaisante, le raille, se permet des propos indécents sur l'âge de l'auteur de ses jours, et le père a la molle complaisance d'en rire le premier : la grand'mère applaudit aux prétendues gentillesses de son petit-fils.

On ne saurait distinguer le père de famille dans son propre logis on le cherche ; il est dans un coin, causant avec le plus humble et le plus modeste de la société. S'il ouvre la bouche, son gendre le contredit, ses enfants lui disent qu'il radote, et le bonhomme qui aurait envie quelquefois de se fàcher, ne l'ose pas devant sa femme : elle semble approuver les impertinences de ses enfants.

Un père appelle son fils monsieur, ne le tutoie point; et le petit bourgeois a l'imbécillité d'imiter en ce point le grand seigneur.

Ce singulier et déplorable abus vient de la coutume de Paris. Elle a ôté aux hommes ce que le droit Romain leur attribuait : les femmes en vertu de la loi deviennent presque maîtresses. La source de tout le mal, si l'on y prend garde, est donc dans nos lois civiles, et dans notre coutume qui accorde trop aux femmes.

Qu'un homme se marie, qu'il perde son épouse, le voilà ruiné les enfants viendront demander le bien de leur mère, poursuivront leur père en justice, le réduiront à la mendicité : les lois consacreront les indignes poursuites des enfants, et personne ne trouvera extraordinaire ce mépris de l'autorité paternelle. Comment a-t-on pu annuler à ce point le pouvoir du chef de la famille ?

Souvent donc la vie d'un bourgeois se passe à être tyrannisé par sa femme, dédaigné par ses filles, bafoué par son fils, désobéi par ses domestiques: nul dans sa maison, il est un modèle de patience stoïque ou d'insensibilité.

LIX.

De la langue du monde.

La langue du monde est la langue des compliments; mais on y oublie celle qui exprime quelque sentiment. Les mots y sont bien, on les prodigue même; mais ils n'ont point de sens. On parle enfin comme on s'habille, avec un certain luxe agréable, mais vide et superflu.

Les indifférents s'épuisent tellement en protestations, en assurances de services, que l'ami se trouve réduit à ne dire qu'un mot, pour n'être pas confondu avec eux.

Le monde polit plus qu'il n'instruit. Il ne faut point être dans son tourbillon, pour bien le connaître et surtout pour l'apprécier. Voulez-vous être spectateur? placez-vous à une certaine distance. C'est ainsi que pour bien voir la marche d'un régiment, il ne faut point porter le fusil, mais être sur la ligne où il défile.

Dans le monde il n'y a que deux classes d'hommes. Les uns songent à leurs affaires, et les autres à leurs plaisirs : les uns se tuent à travailler, les autres à jouir.

Les gens du monde, quand ils voient qu'ils ne peuvent avoir

de l'esprit, témoignent hautement que c'est par leur propre choix qu'ils n'en ont point.

LX.

Ton du monde.

La société à Paris a ses lois particulières, indépendantes de toute autre, et qui contribuent à l'agrément de tous ceux qui la composent. La sagesse et la vertu sont respectables, mais elles ne suffisent pas toujours pour anéantir certains défauts destructeurs de la noble et décente familiarité qui doit régner entre les honnêtes gens.

Quelquefois on pousse son avis trop loin, et d'autant plus à tort que l'on a raison. Quoiqu'on ait droit de dédaigner, on dé daigne avec trop d'appareil. On veut subjuguer l'opinion de son voisin, parce qu'on est rempli de son idée; et comme l'homme vertueux néglige ces petits devoirs, d'autant plus que sa conscience ne lui en fait aucun reproche et qu'il fonde sa conduite sur les grands principes qui dirigent sa vie, il est bon d'instituer ces règles fines et fixes, qui comme des entraves salutaires, arrêtent le bond trop impétueux de la vanité et de l'orgueil même légitime.

Ainsi l'air, le ton, le geste, l'accent, le regard sont asservis à des usages que l'on doit respecter, et ces formalités reçues enrichissent le plaisir d'être ensemble, au lieu de le détruire.

On a fort bien dit que l'homme sensible est toujours un homme poli. On peut être gauche, marcher mal, s'asseoir mal, se moucher de travers, renverser des sièges, danser comme un philosophe, et blesser même le petit chien ; mais la bonté du cœur, l'affabilité naturelle se distingueront toujours à travers l'ignorance du costume et des coutumes, et c'est cette affabilité qui constitue partout et même à Paris la vraie politesse.

Mais on s'imagine en même temps que ce don de plaire peut

tout remplacer. On ne craint plus de rougir, pourvu que les manières n'aient rien que de gracieux, l'esprit rien que d'ingénieux, les raisonnements rien que de captieux. Sous un certain masque de bienséance, on justifie en d'autres termes l'art de ramper et de s'enrichir bassement : on donne à plusieurs sortes d'avilissements des noms pompeux: on appellerait volontiers servir l'État, la servitude auprès des grands; et bientôt on voudra nous persuader que le métier cupide de courtisan est le métier le plus glorieux.

Déjà même l'on fait entendre qu'il est une fourberie nécessaire, qu'un honnête homme n'est bon à rien, que la probité est une nuance de bêtise, et que dans un siècle corrompu, il n'y a que l'or qui puisse dédommager de l'absence des vertus. Enfin, on commence à faire entendre..... Mais je ne dois pas tout dire.

LXI.

Ton du grand monde.

Dans le grand monde, on ne rencontre point de caractères outrés. Les ridicules y sont adoucis, et les préjugés, quoique subsistants, semblent se dissiper pour tout le temps que l'on est ensemble.

Une noble familiarité y déguise avec adresse l'amour-propre ; et l'homme de robe, l'évêque, le militaire, le financier, l'homme de cour semblent avoir pris quelque chose les uns des autres : il n'y a que des nuances, et jamais de couleur dominante. On distingue les professions, mais elles sont fondues et ne se montrent point opposées.

C'est là que la société est par excellence un véritable concert. Les instruments sont d'accord, les dissonances y sont excessivement rares, et le ton général rétablit bientôt l'harmonie.

La confiance, l'amitié n'y règnent pas : les épanchements de

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