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et vigoureux ont été depuis employés à ce travail. Il les enlève à une dangereuse oisiveté, maintient leur vigueur, leur procure de quoi ajouter à leur nourriture. C'est à M. le Noir à qui l'on est redevable de ce changement utile, qui pourrait s'étendre plus loin, car il arrive quelquefois qu'on est obligé, par défaut d'eau, de diminuer le nombre des bains des malades: ce qui est, comme on doit le sentir, un inconvénient souvent funeste.

Quant à l'eau qui a passé par les conduits de plomb, on sait qu'elle peut devenir malfaisante, et que conséquemment il serait prudent de pourvoir à cet inconvénient.

Le nombre des habitants de Bicêtre n'est point fixe; en hiver il est plus considérable, parce que plusieurs pauvres qui trouvent à travailler en été sont obligés d'aller se réfugier en hiver dans cet hôpital, où l'on compte alors environ quatre mille cinq cents personnes.

Hélas! que d'hommes ressemblent aux mouches! actives en été, piètres en hiver. La nature nous traite-t-elle comme les mouches? Les pauvres ressemblent un peu à l'insecte que le soleil fait vivre ou console, et que le froid ou l'hiver tue ou décourage. O lazzarroni de Naples, nus et vagants, libres, mais toujours sous un soleil nourricier !... Mais je suis à Bicêtre.

Des sœurs officières, présidées par une sœur supérieure, gouvernent cette maison. Si quelque chose doit causer de l'horreur pour la pauvreté, et inspirer l'amour du travail aux fainéants, c'est l'image de Bicêtre. Là on trouve trop rarement cette compassion, cet abord consolateur qui adoucissent le poids de l'infortune. Le pauvre est bien un être nul; on lui fait sentir que c'est la charité qu'on lui donne. Le pauvre l'est quelquefois par sa faute; mais il est pauvre. Hommes, chrétiens, répondez: il est pauvre !

Un hôpital est nécessairement le centre de plusieurs abus, parce que l'œil de l'administration, quoique cherchant à voir, ne voit pas tout dans ces retraites; et le malheur est un abîme

sans fond. Abyssus abyssum invocat. Oh! que cela est vrai! J'ai sondé la hauteur de l'opulence, je n'ai pas encore pu sonder les profondeurs effrayantes de l'indigence. Vous qui jouissez et qu'un pli de rose affecte l'indigence! avez-vous calculé l'abîme de ce mot? Oh! comme l'on prononce les mots, assis à une bonne table, commandant des chevaux pour son équipage! l'indigence!

Madame Necker, lorsque son époux était en place, ayant visité elle-même l'intérieur des salles, fut frappée d'un spectacle qui parlait puissamment à son âme. La salle dite Saint-François renfermait un air qui, par sa puanteur, faisait tomber évanoui et suffoquait le plus charitable et le plus intrépide visiteur. Elle vit six malheureux couchés dans un lit, stagnants dans leurs excréments, qui se communiquaient bientôt leurs principes de mort. Elle mit en usage le crédit dont elle jouissait pour faire construire des lits où il ne couche plus que deux personnes, et qui, par une séparation de bois, les met à couvert des miasmes pestilentiels.

Il était une salle affreuse, où cinq à six cents hommes mêlés ensemble s'infectaient mutuellement de leurs haleines et de leurs vices, où le désespoir sourd aigrissait sans cesse des caractères furieux. On n'y pouvait entrer pour leur porter des aliments que la baïonnette au bout du fusil ; c'était bien le lieu le plus abominable, le plus pervers et le plus corrompu qui existât et qui ait existé peut-être sur la surface entière du globe. Que je m'estime heureux de n'avoir pas à prendre sur ma palette les couleurs les plus noires pour en tracer les traits hideux, et d'annoncer enfin, après ce que j'en ai dit dans l'An deux mille quatre cent quarante, que cette salle infernale, divisée dans un local plus étendu, plus aéré, n'existe plus, et que les malades qui expiraient pêle-mêle dans cet abîme de corruption, ont des dortoirs où ils échappent à la peste contagieuse qui cidevant les moissonnait et rappelait en grand le supplice de Mézence, où le vivant était collé à la bouche du mort!

Il est vrai que là était la sentine de l'espèce parisienne. Mais faut-il outrager l'humanité dans ceux même qui en sont devenus le mépris et l'horreur? Puissent les soins nouveaux, opérés par une charité active et neuve, ne point se ralentir!

Dès la porte de cet hôpital on respire un air que l'odorat seul peut juger vicié; mais cela est commun à tous les hôpitaux, et presque inévitable.

Passons aux cabanons. La première chose qu'on se demande à soi-même, c'est : Qu'ont fait tous ces hommes pour étre enfermés? On voudrait voir au frontispice de leurs loges quels furent le délit et le jugement. Mais les juges en France ne motivent aucun arrêt; une sentence, un ordre de police le sont encore moins.

Vauvenargues a dit : On n'a pas le droit de rendre malheureux ceux qu'on ne peut pas rendre bons. Que penser de ces cachots étroits, bâtis les uns sur les autres? Mais on assure que ceux qui sont là sont punis au-dessous de leur crime, et qu'on leur a fait grâce en les traitant ainsi. Personne ne peut accuser les magistrats actuellement en charge de précipitation ou de barbarie; ils sont humains. Je crois à l'homme qui m'a donné ces Iumières, et je supprime les détails.

Là, on ne leur laisse qu'un petit morceau de fer, avec lequel ils font des ouvrages en paille. Ceux qui sont en bas sont les plus favorisés; ils font des envieux : car ils s'établissent marchands et font travailler les autres, qui ne cessent d'admirer le bonheur et de vanter l'avantage de la place d'en bas.

Un malheureux en arrivant ne sait comment se font ces petits ouvrages: un compagnon de misère qu'il ne voit pas lui montre son métier, et c'est en se servant de plusieurs miroirs qu'ils croisent réciproquement avec un art infini. Par ce moyen ils se voient, se parlent, et correspondent par signes; le plus élevé communique avec celui qui est logé le plus bas.

Il y a une espèce de sentinelle qui, son miroir à la main, avertit les autres de tout ce qui se passe par l'étroit guichet.

Voilà une femme, s'écrie-t-il avec transport, qui est vétue en telle couleur, de telle taille. Et tous les prisonniers alors se mettent à leurs barreaux, pour examiner la femme qu'ils ne voient que par réfraction; mais chacun croisant son miroir, tous la considèrent, et elle ne se doute pas que chaque prisonnier sourit et fait des mines à sa physionomie.

La lecture de la Gazette de France est une récréation permise aux prisonniers. Deux fois la semaine il se fait un grand silence; la plus forte voix passe sa tête aux barreaux et lit. A chaque nom, l'un s'écrie: Je l'ai connu; l'autre : Je l'ai vu; et les réflexions ne sont pas tacites; ces drôles ont des saillies.

On a songé à deux choses dans ces cachots: à procurer à chaque prisonnier un trou pour les besoins naturels, et une issue pour aller entendre la messe. La chapelle est au milieu; ils y vont le dimanche.

Les mouchards de la police, quand ils ont manqué à leurs instructions, sont enfermés à Bicêtre; mais ils sont séparés des autres prisonniers, parce qu'ils seraient mis en pièces par ceux qu'ils ont fait emprisonner, et qui les reconnaîtraient. Ils inspirent moins de pitié à raison du vil métier qu'ils exerçaient. On voit avec surprise et encore avec plus de douleur que ces petits drôles sont très-jeunes. Espions, délateurs, à seize ans ! Oh! quelle vie perverse cela annonce! Non, rien ne m'a plus affligé que de voir des enfants jouer un pareil rôle... Et ceux qui les enrégimentent, qui les dressent, qui corrompent ce jeune âge !

Il y a des cachots souterrains, d'où l'on ne reçoit la lumière et le son que par quelques trous fort étroits. Là a vécu pendant quarante-trois années le complice et le délateur de Cartouche. Il avait ainsi obtenu sa grâce en le trahissant. Quelle grâce! Il contrefit parfaitement deux ou trois fois le mort, pour aller respirer au haut de l'escalier un peu d'air; et lorsqu'il mourut tout de bon, on avait peine à y croire. Le chirurgien fut long temps sans oser lui détacher son collier de fer. Il semblait qu'il

dût vivre éternellement dans ces cachots après le miracle d'une si longue et si rare existence.

Il y a de temps en temps des révoltes à Bicêtre. Le 1er février 1756, les prisonniers renfermés dans l'endroit de cette maison appelée la Petite-Fosse attendirent, pour exécuter leur coup, l'heure des vêpres, comme la plus propre à favoriser leur délivrance. Ils forcèrent la sentinelle, entrèrent dans le corps de garde, et se saisirent des armes ; mais la sentinelle ayant eu le temps de donner un coup de sifflet, la garde se rassembla. Il y eut dans le combat deux archers tués, et quatorze des mutins. Plusieurs se sauvèrent; mais ils furent bientôt rattrapés, parce que l'habit, d'un drap grossier, qu'ils endossent en entrant dans cette maison, servit à les faire reconnaître.

Les prisonniers, interrogés sur le motif qui les avait portés à la révolte, répondirent qu'on avait retranché de leur nourriture ordinaire, quoiqu'elle ne consistât qu'en un peu de pain, et un peu de viande un seul jour de la semaine, qu'ils n'en avaient voulu qu'au supérieur et à l'économe qui les faisaient jeûner si cruellement, afin de rendre leurs tables plus abondantes, et que, las de la vie, ils n'avaient écouté que leur désespoir.

On les prit au mot; plusieurs furent pendus, les autres fouettés par la main du bourreau, et resserrés plus étroitement. Voici une fable imitée de l'allemand, qui pourrait être gravée à la porte de Bicêtre. Je voudrais que la populace apprît à la lire; on lui en ferait l'explication et le commentaire.

LES CRIMES ET LE CHATIMENT.

« Un jour les crimes enfermés dans les cachots du Ténarc brisèrent la porte de leur prison, et d'un vol affreux et précipité fondirent sur la terre et se répandirent en foule sur sa large surface. On vit l'herbe jaunir sous leurs pas, les forêts s'embraser, les villes se remplir de discordes sanglantes; ils marchaient se tenant tous par la main selon leur coutume; ils

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