On reproche à la populace de courir en foule à ces odieux spectacles; mais quand il y a une exécution remarquable ou un criminel fameux, renommé, le beau monde y court comme la plus vile canaille. Nos femmes dont l'âme est si sensible, le genre nerveux si délicat, qui s'évanouissent devant une araignée, ont assisté à l'exécution de Damiens, je le répète, et n'ont détaché que les dernières leurs regards du supplice le plus horrible et le plus dégoûtant que la justice ait jamais imaginé pour venger les rois. On avait fait venir tous les bourraux des villes circonvoisines, pour prêter la main à ces révoltantes opérations qui ont attiré des amateurs et des curieux. L'auteur d'un ouvrage moderne sur la passion du jeu affirme que ce jour-là même on joua à la grève, qu'on y joua de l'argent en attendant l'huile bouillante, le plomb fondu, les tenailles rougies au feu, et les quatre chevaux qui devaient enfin écarteler l'assassin. Et nous nous croyons civilisés, policés; et nous osons parler de nos lois, de nos mœurs ; tandis que, sans le cri éloquent des écrivains, nous n'aurions pas appris à rougir de ces atroces turpitudes. Que nous avons besoin d'être conduits à la sensibilité et à la raison ! Le patient, tant la coutume a d'empire, ne harangue jamais le public; ce qu'il fait si souvent en Angleterre : on ne lui en octroierait pas la permission. Le général Lally paraissant vouloir parler au peuple, on lui mit un baillon. Ainsi la forme du gouvernement se caractérise partout, et ne permet à personne d'élever la voix, même à sa dernière heure, et de haranguer un instant avant que d'expirer. Les colporteurs, qui crient les sentences de mort (la médaille de cuivre sur l'estomac), font quelquefois retentir l'arrêt fatal jusqu'aux oreilles du supplicié; cruauté impardonnable ! Ils appuient surtout fortement sur ces mots, qui condamne un assassineur. Cet horrible barbarisme est de leur invention, mais il frappe plus vivement les organes du peuple que le mot assassin, et le peuple dit et dira toujours assassineur; cela lui semble plus énergique. Il y a quelques années qu'un fils, ayant fait assassiner son père, fut rompu à la place Dauphine avec son complice, exécuteur du crime. Le parricide qui avait entraîné dans l'abîme un homme faible, par l'appas du plus mince intérêt, se montra sur l'échafaud si dur, si hautain, si peu repentant, tandis que son compagnon priait et se résignait, qu'au premier cri qu'il jeta sous le premier coup de barre, un battement universel partit de toutes les mains. J'ai cru que ce trait, peut-être unique, devait appartenir au tableau des mœurs du peuple de la capitale. On ne coupe plus de têtes; ce qui prouve que les nobles et les grands ne prévariquent point. Le sabre qui coupe les têtes nobles, est rouillé dans le fourreau, et l'exécuteur a oublié cette partie de son métier, il ne sait plus que pendre et rouer: son bras inexpérimenté a manqué le général Lally. Chaque année offre une race nouvelle de voleurs et de scélérats qui ont un caractère différent. L'an passé c'étaient des empoisonneurs, connus sous le nom d'endormeurs, qui mêlaient dans le tabac et dans les boissons un venin assoupissant, dangereux et mortel: cette année, ce sont des voleurs d'église, des sacriléges, qui pendant les nuits enfoncent, pillent les sacristies, emportent ciboires, calices, croix, chandeliers, etc. On a dépouillé, tant sur la route de Flandre qu'aux environs de Paris, près de quarante églises. On a vu, dit-on, de ces sacriléges qui avaient volé un ciboire, en renvoyer les hosties au curé du lieu dans une lettre, après avoir employé une de ces mêmes hosties comme pain à cacheter. On a révoqué en doute les exécutions nocturnes faites aux flambeaux. Il paraît constaté que rien n'est moins imaginaire. On ne conçoit pas comment la loi se plaît à un meurtre clandestin. L'interprétation la plus forcée n'a jamais pu lui donner cet horrible caractère. La peine de mort ne saurait être considérée que comme un exemple, et jamais comme une punition; or, qu'est-ce que d'étrangler un homme dans les ténèbres, à l'insu des citoyens qui dorment? si vous lui faites grâce de la publicité, faites-lui grâce de la vie. Ce n'est qu'au nom de la société qu'il doit la perdre, et votre arrêt est un crime, si elle ignore tout à la fois le délit et le supplice. Les Anglais et les Suisses ont une jurisprudence criminelle que la justice, la raison et l'humanité peuvent avouer; et nous avons encore à rougir de nos formes lamentables et barbares : nous n'avons pas encore appris à garantir notre liberté, notre vie et notre honneur des invasions du pouvoir aveugle et de la scélératesse réfléchie. La loi reste indécise entre le crime audacieux et l'innocence timide: elle a peine à les distinguer; et tandis que l'instruction s'est passée dans l'ombre, loin de l'œil et de l'oreille des citoyens, le supplice vient épouvanter leurs regards; et en voyant ses abominables instruments dressés dans la place publique, il faut qu'ils demandent quel est le coupable et quel est son délit. XLIII. Servante mal pendue. Il y a dix-sept ans environ qu'une jeune paysanne, d'une figure très-agréable, s'était mise en service chez un homme qui avait tous les vices qu'entraîne la corruption des grandes villes. Épris de ses charmes, il tenta tous les moyens de la séduire. Elle était honnête; elle résista. La sagesse de cette fille ne fit qu'irriter la passion du maître, qui, ne pouvant la soumettre à ses désirs, imagina la vengeance la plus noire et la plus abominable. Il enferma furtivement dans la cassette où cette fille mettait ses hardes, plusieurs effets à lui appartenant et marqués à son nom; puis il cria qu'il était volé, appela un com missaire, et fit sa déposition en justice à l'ouverture de la cassette, on reconnut les effets qu'il avait réclamés. La pauvre servante emprisonnée n'avait que ses pleurs pour défense, et pour toute réponse aux interrogatoires, disait qu'elle était innocente. On ne saurait trop accuser notre jurisprudence criminelle, quand on songe que les juges n'eurent aucun soupçon de la scélératesse de l'accusateur, et qu'ils suivirent la loi dans toute sa rigueur; rigueur excessive, et qui devrait disparaître de notre code, pour faire place à un simple châtiment qui laisserait moins de vols impunis. La fille innocente fut condamnée à être pendue. Elle le fut mal, parce que c'était le coup d'essai du fils de l'exécuteur des hautes œuvres. Un chirurgien avait acheté le corps. Il fut porté chez lui. Voulant le soir même y porter le scalpel, il sentit un reste de chaleur; l'acier tranchant lui tomba des mains, et il prit dans son lit celle qu'il allait disséquer. Ses soins pour la rappeler à la vie ne furent pas inutiles; il manda en même temps un ecclésiastique dont il connaissait la discrétion et l'expérience, tant pour le consulter sur cet étrange événement que pour être témoin de sa conduite. Au moment que cette fille infortunée ouvrit les yeux, elle se crut dans l'autre monde, et apercevant la figure du prêtre, qui avait une grosse tête et une physionomie fortement prononcée (car je l'ai connu, et c'est de lui que je tiens ce fait), elle joignit les mains avec tremblement, et s'écria: Père éternel, vous savez mon innocence, ayez pitié de moi; elle ne cessa d'invoquer cet ecclésiastique, croyant voir Dieu même. On fut longtemps à lui persuader qu'elle n'était pas décédée, tant l'idée du supplice et de la mort avait frappé son imagination. Rien n'était plus touchant et plus expressif que ce cri d'une âme innocente, qui s'élevait vers celui qu'elle regardait comme son juge suprême; et au défaut de sa beauté attendrissante, ce spectacle unique était fait pour intéresser vivement l'homme sensible et l'homme observateur. Quel tableau pour un peintre! quel récit pour un philosophe! quelle instruction pour un homme de loi! Le procès ne fut pas soumis à une nouvelle révision, ainsi qu'on l'a imprimé dans le Journal de Paris. La servante, guérie de son effroi, revenue à la vie, ayant reconnu un homme dans celui qu'elle adorait, et qui lui fit reporter ses prières vers le seul Étre adorable, quitta pendant la nuit la maison du chirurgien, doublement inquiet pour cette fille et pour lui. Elle alla se cacher dans un village éloigné, tremblante de rencontrer les juges, les satellites et l'affreux poteau qui poursuivaient ses regards. L'horrible calomniateur demeura impuni, parce que son crime, manifeste aux yeux de témoins particuliers, ne l'était pas de même aux yeux des magistrats et des lois. Le peuple eut connaissance de la résurrection de cette fille; il accabla d'injures le scélérat, auteur de cette infamie. Mais dans cette ville immense ce forfait fut bientôt oublié, et le monstre respire peut-être encore : du moins il n'a pas porté devant les hommes la peine qu'il méritait. Un livre à faire serait le recueil de tous les innocents condamnés, pour voir les causes de l'erreur et l'éviter dans la suite. Ne se trouvera-t-il point enfin un magistrat qui s'occupera de cet ouvrage important? XLIV. Bastille. Prison d'État : c'est assez la qualifier. C'est un château, dit Sainte-Foix, qui, sans étre fort, est le plus redoutable de l'Europe. Qui sait ce qui s'est fait à la Bastille, ce qu'elle renferme, ce qu'elle a renfermé? Mais comment écrira-t-on l'histoire de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV, si l'on ne sait pas l'histoire de la Bastille ? Ce qu'il y a de plus intéressant, de plus |