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grand mal que cette manie récente d'envoyer tous les enfants à Paris, où ils viennent se perdre et se corrompre.

Les villes du second et du troisième ordre se dépeuplent insensiblement, et le gouffre immense de la capitale dévore nonseulement l'or des parents, mais encore l'honnêteté et la vertu native de leurs fils, qui payent cher leur imprudente curiosité.

Le silence absolu des littérateurs sur ce roman plein de vie et d'expression, et dont si peu d'entre eux sont capables d'avoir conçu le plan et formé l'exécution, a bien droit de nous étonner, et nous engage à déposer ici nos plaintes sur l'injustice ou l'insensibilité de la plupart des gens de lettres, qui n'admirent que de petites beautés froides et conventionnelles, et qui ne savent plus reconnaître ou avouer les traits les plus frappants et les plus vigoureux d'une imagination forte et pittoresque.

Est-ce que le règne de l'imagination serait totalement éteint parmi nous, et qu'on ne saurait plus s'enfoncer dans ces compositions vastes, morales et attachantes, qui caractérisent les ouvrages de l'abbé Prevost et de son heureux rival, M. Rétif de la Bretonne? On se consume aujourd'hui sur des hémistiches, nugæ canora: on pèse des mots; on écrit des puérilités académiques : voilà donc ce qui remplace le nerf, la force, l'étendue des idées et la multiplicité des tableaux! Que nous devenons secs et étroits!

Il reste à une plume douée de cette énergie un tableau neuf à tracer. Une mère malheureuse, qui se trouve pressée entre la famine et le déshonneur, qui ne peut échapper à la mort qu'en livrant sa fille, qui combat longtemps, qui triomphe et qui expire au milieu des hommes cruels, calculateurs de ses souffrances, et qui attendaient d'elle ce sacrifice horrible et forcé. Eile meurt avec la conscience de la vertu, il est vrai; mais sa mort est sans fruit. Le lendemain de son trépas, sa fille tombe dans les embûches du vice, ou plutôt elle cède au malheur et à l'inexpérience.

Si quelque homme opulent me lit, s'il est du nombre de ceux

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qui avancent l'or pour corrompre, il aura trouvé, sans doute, des mères faciles et criminelles, et à un tel point, que je n'ose ici l'écrire; mais il saura en même temps qu'un pareil tableau ne mériterait pas d'être relégué dans la classe des fictions imaginaires.

XXXVI.

Les demoiselles.

Rien de plus faux dans le tableau de nos mœurs que notre comédie, où l'on fait l'amour à des demoiselles. Notre théâtre ment en ce point. Que l'étranger ne s'y trompe pas: on ne fait point l'amour aux demoiselles; elles sont enfermées dans des Couvents jusqu'au jour de leurs noces. Il est moralement impossible de leur faire une déclaration. On ne les voit jamais seules; et il est contre les mœurs d'employer tout ce qui ressemblerait à la séduction. Les filles de la haute bourgeoisie sont aussi dans des couvents; celles du second étage ne quittent point leur mère, et les filles en général n'ont aucune espèce de iberté et de communication familière avant le mariage.

Il n'y a donc que les filles du petit bourgeois, du simple marchand et du peuple, qui aient toute liberté d'aller et de venir, et conséquemment de faire l'amour à leur guise. Les autres reçoivent leurs époux de la main de leurs parents. Le contrat n'est jamais qu'un marché, et on ne les consulte point. On appelle grisettes les filles qui peuplent les boutiques de marchandes de modes, de lingères, de couturières.

Plusieurs d'entre elles tiennent le milieu entre les filles entretenues et les filles d'Opéra. Elles sont plus réservées et plus décentes; elles sont susceptibles d'attachement on les entretient à peu de frais, et on les entretient sans scandale. Elles ne sortent que les dimanches et fêtes, et c'est pour ces jours-là qu'elles cherchent un ami, qui dédommage de l'ennui de la se

maine; car elle est bien longue quand il faut tenir une aiguille du matin au soir. Celles qui sont sages amassent de quoi se marier, ou épousent leur ancien amant. Les autres vieillissent l'aiguille à la main, ou se mettent en maison.

Or, un auteur comique devrait être fort attentif sur toutes ces convenances, et savoir qu'une déclaration d'amour ne se fait jamais à une demoiselle que lorsqu'on y est autorisé par le vœu des parents; et le mariage alors est ordinairement arrêté. Ainsi nos auteurs modernes, en faisant de toutes les amoureuses de théâtre des filles de qualité, n'ont peint que les amours des grisettes.

Ils doivent dorénavant n'admettre que de jeunes veuves, s'ils ne veulent pas aller directement contre les usages. Mais aussi, pourquoi, dans toutes les comédies des filles de qualité, ainsi que des comtes et des marquis, tandis qu'un étage plus bas la scènc devient plus variée, plus plaisante, plus animée? Mais comme il y a le jargon conventionnel de la tragédie, de même on a créé un autre jargon pour la comédie : et ni les rois, ni les gens de qualité ne reconnaissent là leur idiome. C'en est un que l'au teur s'est fait avec une étude infinie, et pour manquer péniblement toutes ses pièces.

XXXVII.

Des femmes.

La remarque de Jean-Jacques Rousseau n'est que trop vraie, que les femmes à Paris, accoutumées à se répandre dans tous les lieux publics, à se mêler avec les hommes, ont pris leur fierté, leur audace, leur regard et presque leur démarche.

Ajoutons que les femmes, depuis quelques années, jouent publiquement le rôle d'entremetteuses d'affaires. Elles écrivent vingt lettres par jour, renouvellent les sollicitations, assiégent les ministres, fatiguent les commis. Elles ont leurs bureaux, leurs registres; et à force d'agiter la roue de fortunc, elles y

placent leurs amants, leurs favoris, leurs maris, et enfin ceux qui les payent.

On voit beaucoup de femmes qui disent d'après Ninon : Je me suis fait homme. Aussi une insultante galanterie ne rend plus aux belles qu'un culte ironique et offensant.

Jamais autrefois, en parlant du sexe, on ne disait les femmes ; on aurait proféré une expression grossière.

Jean-Jacques Rousseau a dit des choses si dures aux femmes de Paris, que je n'ose même le combattre. Il avoue que l'on peut et que l'on doit y chercher une amie. Je pense, en effet, qu'il s'y trouve beaucoup de femmes sensées, véritablement sensibles aux nobles procédés, et capables de la plus grande constance en amitié. Mais en amour....... Oh! je n'ai pas le droit, comme Jean-Jacques, de leur dire de terribles vérités. Lui seul a su leur plaire en ne les flattant pas.

Milord Chesterfield, après avoir encensé de son mieux notre nation, a fini par dire à l'oreille de son fils que les femmes parmi nous sont de grands enfants qu'il faut amuser avec deux hochets, la vanité et la galanterie.

Nous avons des mines charmantes, des yeux vifs et malins, des physionomies gracieuses et fines, des têtes spirituelles; mais on compte les belles têtes, et elles sont excessivement rares.

Pourquoi les femmes aiment-elles la capitale? parce qu'elles y sont environnées d'un plus grand nombre d'adorateurs. Parlez-leur de la campagne, elles ne déguisent pas l'aversion qu'elles ressentent pour ce séjour solitaire, où elles se sentent bien moins puissantes.

Quelque impérieuse que puisse être une femme parisienne, elle reconnaîtra toujours l'ascendant de l'homme sur elle, si celui-ci sait être ferme et prudent. C'est le mari qui fait la femme. Mais comme les trois quarts des hommes sont sans caractère, sans force, sans dignité, il y a une foule de femmes dissipées, dépensières, galantes et insolemment altières.

C'est le principal défaut de nos femmes que l'orgueil, le rang

et l'opulence ont enivrées de trop bonne heure. Rien ne choque plus que ce ton étrange, parce que la femme, quelle qu'elle soit, ne peut jamais imprimer à son regard l'insolence ou l'injure sans perdre de ses grâces, de sa dignité et de son empire réel. La nature a voulu qu'elle ne pût jamais s'élever audessus d'un homme par son geste ou par son accent, sous peine à l'instant même de paraître odieuse et ridicule. Rien ne la dispense de cette subordination éternelle, fût-elle sur le trône du monde. Elle peut commander, faire agir toutes les passions despotiques et même orgueilleuses: mais il ne lui est pas permis d'être insolente envers un homme, c'est-à-dire d'oser mépriser son maître.

Les femmes qui ne comprennent guère une idée politique, pour peu qu'elle soit vaste et un peu compliquée, ont des notions admirables sur l'ordre et l'économie domestique. Elles sont précieuses chez un peuple qui vient de naître, et en même temps chez celui qui est tout à fait corrompu. Elles réparent à Paris, dans l'intérieur des maisons, le mal que la législation fait au dehors.

Chez les républicains, les femmes ne sont que des ménagères. Mais les femmes sont pleines de lumières, de sens et d'expérience. Lorsque la nation n'existe point encore, ou bien lorsqu'elle n'existe plus, c'est alors qu'il faut les consulter: car, étrangères aux liens du patriotisme, elles tiennent merveilleusement les doux liens de la sociabilité.

Voilà leur véritable empire à Paris. Elles sont riantes, douces et aimables, tant qu'elles représentent. Dans l'intérieur domestique elles font payer à ce qui les environne la contrainte qu'elles s'imposent dans le monde. Elles ont affaire aux maris les plus débonnaires de ce globe; elles se piquent de perfectionner leurs vertus patientes, et de les subjuguer de toute manière.

Il est néanmoins une classe de femmes très-respectables; c'est celle du second ordre de la bourgeoisie. Attachées à leurs maris et à leurs enfants, soigneuses, économes, attentives à leurs mai

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